VIII
Stupéfié, il poussa un cri d’effroi et tenta de se défaire de l’étau en se contorsionnant. Dans l’entrefaite, Sarah s’était mise en quête de sa frontale, posée à côté de son oreiller. Quand elle l’actionna, Matteo fut subitement projeté contre elle et la lampe éclaira une pièce vide.
« Nom de Dieu ! Qu’est-ce que c’était ?, s’exclama-t-il en se frottant le poignet.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?, s’inquiéta Sarah.
– Quelqu’un m’a attrapé et a voulu me sortir du lit !
– Quoi ?
– Une main froide, glacée ! Nom de Dieu, ça me brûle ! Il y a forcément quelqu’un ! » Il prit la lampe des mains de Sarah et éclaira le moindre recoin de la pièce. Rien… Il se pencha sur le côté et inspecta sous le lit. Quand il se redressa, il fixa Sarah dans les yeux, sans rien dire. Puis : « Je n’ai pas rêvé ça, c’est vraiment arrivé, je te le jure !
– Je te crois, lui murmura-t-elle, je te crois. Je ne t’ai pas menti non plus, quelqu’un jouait vraiment du violoncelle.
– Qu’est-ce qui se passe dans cette maison, nom de Dieu ? Pourquoi Romain ne se rend-il compte de rien ? »
Comme une réponse à cette question, ils perçurent un léger bruissement, puis le grincement très discret de la porte de sa chambre qui s’ouvrait. Ils se figèrent, la respiration suspendue. Dans le couloir, le parquet protesta par intermittence ; les pas étaient feutrés et se dirigeaient vers la chambre bleue, vers eux. Sarah, qui avait repris la frontale, braqua le halo lumineux sur la porte, les yeux rivés sur la poignée.
Les pas s’arrêtèrent juste derrière.
Pendant d’interminables secondes, il ne se passa rien, comme si ce qui était planté juste là dans la pénombre du couloir – Mon Dieu, faites que ce soit Romain !, implorait Sarah – hésitait. Puis finalement le marcheur reprit sa progression, en direction du palier. Les deux amants, blottis au fond de leur lit, expirèrent discrètement, avec une once de soulagement, mais restèrent aux aguets.
« Tu crois que c’est Romain ?, murmura Sarah.
– Qui d’autre ?, répondit Matteo. Cela ne peut être que lui.
– Mais que fait-il ?
– Je ne sais pas, il va peut-être simplement aux toilettes. »
Le plancher craquait en effet désormais au niveau du palier, trahissant la même démarche lente dans l’obscurité. Sarah frissonna à l’idée de savoir la chose juste derrière elle, pas plus de deux ou trois mètres de l’autre côté du mur auquel le lit était adossé. Les claquements secs durèrent encore quelques secondes, puis se turent.
« Tu crois qu’il est aux toilettes ?, chuchota Matteo, au bout d’un moment.
– J’espère que c’est ça », lui répondit-elle.
Soudain, le parquet à l’étage s’éveilla en chuintements et crépitements plus audibles, qui résonnèrent aussi plus longtemps. Romain, si c’était lui, était monté, et se déplaçait maintenant dans le couloir du haut. Les amoureux, plus que jamais embrassés, guidés par les bruits, l’accompagnaient en le suivant du regard à travers les murs et le plafond. Il entra dans la chapelle – il est juste au-dessus ! –, avança de quelques pas puis s’arrêta. Il ne se passa plus rien pendant de longues minutes. Le silence s’était ainsi fait épais lorsque Matteo osa, en donnant du corps :
« Romain ? »
Un frisson parcourut le corps de Sarah qui protesta :
« Chuuuuut !, ordonna-t-elle à voix basse. Ne fais pas ça, je t’en prie.
– Romain, c’est toi ? », insista Matteo.
Sarah était terrifiée. La peur gonflait les battements de son cœur, à tel point qu’elle en percevait les pulsations jusque dans le bout de ses pieds. Les draps lourds, qui à la fois leur offraient l’apaisement d’un cocon et les retenaient dans un enchevêtrement oppressant, étaient trempés de la sueur âcre de leurs frissons conjugués. Ils étaient pris au piège, de la maison et de la nuit, et terriblement vulnérables.
Il n’y eut pas de réponse, et le silence dura. Sarah s’attendait à tout moment à ce qu’il soit brisé, par le cri déchirant d’une femme énucléée, par l’écho d’une sonate discordante dans le salon, ou pire, par le ronflement de Romain dans la chambre juste à côté. Et face à de telles manifestations, quoiqu’ils décident de faire, elle le savait, il n’y aurait pas de salut.
« Il ne se passe plus rien », chuchota Matteo, au bout d’un moment.
Sarah en sursauta.
« Je ne veux pas rester ici, gémit-elle.
– Tu veux aller où ?
– Je veux rentrer chez nous ». Elle se serra contre lui. « J’ai vraiment peur, je veux rentrer ch…
– Chuuuut !, la coupa-t-il. Écoute ! »
Ils tendirent à nouveau l’oreille et perçurent une voix. Masculine. Calme. Dans la chapelle, juste au-dessus.
« C’est Romain, déclara Sarah, en braquant la lampe sur le plafond.
– Oui, c’est lui, confirma Matteo.
– Qu’est-ce qu’il dit ?
– Je ne sais pas. Mais écoute… » Il voulut être sûr avant de continuer. « Il n’est pas seul. »
En effet, l’écho d’une autre voix, plus faible et plus fluette, leur parvint par intermittence. Romain tenait une discussion avec ce qui pouvait être une jeune fille… ou un enfant. L’échange était très lent, ménagé de longs silences entre chaque réponse. Sarah gémit de plus belle, prise de sanglots qu’elle tenta d’étouffer. Trop absorbé pour le moindre geste de réconfort, Matteo essaya de déchiffrer ce qui pouvait bien se dire, sans y parvenir. La discussion s’anima un peu au bout d’un temps et les voix se firent plus audibles. Soudain, quelque chose de lourd chut sur le sol dans un choc sourd, arrachant à Sarah un cri d’effroi. Ils n’eurent pas le temps de se l’expliquer que Romain se mut à nouveau, revenant vers l’entrée de la pièce et, après une courte halte, s’engagea dans le couloir, en direction de la chambre de Blanche. Ils suivirent quelques secondes les craquements du plancher qui s’éloignaient, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que des échos diffus, jusqu’à ce que la maison retombe dans un silence pesant et définitif.
Et ce fut tout.
Ils patientèrent encore près d’une heure, mais la nuit s’était définitivement tue, désormais léthargique, se feignant inoffensive.
À la lumière constante de la frontale, ils souffrirent une attente longue et pénible, durant laquelle ils échangèrent à peine quelques mots, ne sachant que faire, priant pour que le calme dure jusqu’au jour. Et en effet, la nuit avançait et il n’était plus qu’eux, avec le sommeil pour seul ennemi. C’est un combat que ne put mener longtemps Matteo : peu à peu le fond de l’ivresse et le confort des plumes l’emprirent malgré la tension des heures passées, et il lutta de plus en plus difficilement contre l’engourdissement. Ses yeux s’ensablèrent, aiguillonnés par des paupières qui ne voulurent bientôt plus s’ouvrir, malgré les supplications de Sarah pour qu’il se tînt alerte, à ses côtés. Mais irrémédiablement il glissa, jusqu’à s’enfoncer enfin, en une capitulation délicieuse, dans un sommeil sans rêve. Inanimable, physiquement et mentalement terrassé.
La jeune fille fixa alors la sangle de la lampe sur son crâne, remonta son oreiller contre le mur et s’y adossa. Son esprit, tétanisé, ne la nourrit d’aucune pensée. Elle mobilisa le peu d’énergie qu’elle conservait pour un seul sens. Malgré ses acouphènes, seule, elle sonda ainsi pendant plusieurs heures dans le silence à la recherche du plus petit murmure, du plus discret bruissement, craignant celui qu’elle ne pourrait expliquer ou pire, celui dont l’origine ne poserait au contraire aucun doute. Il lui fallait tenir jusqu’à l’aube, jusqu’aux pépiements des premiers rossignols dans la luisance bleutée de l’aurore, quand la magnificence de l’astre du jour repousserait, pour une demi-révolution, l’impossible horde de l’ombre jusqu’au fond des tanières, des placards et des caveaux, rendant ses armes à un monde palpable, raisonné, compréhensible et explicable. D’ici là, grâce au faisceau lumineux qu’elle guidait de ses mouvements, elle maintiendrait un écart protecteur, imprenable, à l’orée duquel elle se savait épiée par des hideurs anophtalmiques et décharnées, celles qui hantent l’éther infernal des cauchemars, et qui n’attendaient que le noir pour fondre sur elle et l’y entraîner à jamais.
Elle le savait, il ne fallait surtout pas dormir.
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