Śimrod : la Cité Rouge (5)

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Śimrod haïssait le navire d’Ardaxe, avec son équipage d’esclaves en demi-vie. Néanmoins, il prit sur lui en posant le pied sur la nef : son ancien ami n’avait pas l’air de lui en vouloir, et l’accueillait même à bras ouverts.

— Śimrod ! Mon frère !

Le susnommé grogna un salut en retour, gêné. Il aurait préféré affronter de l’indifférence, ou même de l’hostilité : tout sauf cette jovialité sincère, qui, quelque part, lui brisait le cœur. Il se laissa étreindre et même embrasser, murmurant de brèves réponses aux questions de son ami et ex-amant.

— Où étais-tu donc, pendant toutes ces longues années ? Des siècles, même, si je parle comme les humains !

— Je naviguais. La mission que tu m’as donnée…

— Oh, oublie ça un moment, tu veux ? répliqua Ardaxe en lui passant le bras sur l’épaule. Viens, j’ai quelque chose pour toi.

Śimrod le suivit docilement sur les coursives. Il jeta un coup d’œil méfiant à un matelot raide comme une pierre tombale, immobile devant une porte, qui fixait le vide la bouche ouverte. L’équipage fantomatique d’Ardaxe…

— Et qu’est-ce que tu fais à Urdaban ? demanda-t-il, mal à l’aise.

Il y avait sur ce pont une odeur humaine qui le dérangeait. Une présence, aussi, comme s’il était suivi. Il jeta un coup d’œil derrière lui... pour être sûr. Maintenant qu’il se savait poursuivi...

Mais Ardaxe, qui jusque-là s’était contenté de l’observer avec curiosité, lui octroya un sourire conquérant.

— Je suis là pour le barsaman.

— Le barsaman ? grimaça Śimrod, incrédule.

— Celui des arènes.

Ardaxe en avait pourtant de très mauvais souvenirs. Combien de fois Śimrod avait-il dû lui sauver la mise, alors qu’il tombait ensanglanté dans le sable brûlé, assommé par le terrible soleil d’Urdaban ! Petit, Ardaxe était un piètre combattant, qui avait manqué de mourir plus d’une fois. Śimrod l’avait toujours protégé, et Ardaxe avait été heureux la nuit où Na Bruidnë les avait libéré de leur esclavage.

— Eh oui, Śimrod ! Je suis devenu l’admirateur fanatique d’un combattant merveilleux.

— Un combattant merveilleux ? s’enquit Śimrod en fronçant les sourcils.

Il était presque jaloux.

— J’étais juste de passage ici, lorsque j’ai décidé d’aller me changer les idées aux arènes… moi qui m’étais juré de ne plus y aller, depuis que tu n’y étais plus ! Et j’ai vu ce superbe guerrier. Il tient l’arène tout seul depuis des lunes… personne n’a réussi à le vaincre. Quel panache, quelle grâce, quelle splendeur ! J’en suis tombé immédiatement amoureux !

Cette fois, Śimrod s’arrêta. Il était contrarié.

— Amoureux ? Comment ça ?

Ardaxe éclata de rire.

— Ah, c’est vrai que tu ignores ce que ce mot veut dire !

Śimrod se renfrogna.

— Un sentiment pour les faibles, grogna-t-il pour cacher la pointe de douleur qui venait de lui toucher le cœur.

C’était toujours ainsi, dès qu’il pensait à elle. Elle, l’humaine qui l’avait trahi.

Ardaxe, lui, conserva son sourire jovial.

— Écoute, on va y aller tous les deux. Ce soir même. D’accord ? En attendant, je veux t’offrir mon cadeau.

Śimrod se dégagea d’un coup d’épaule.

— Non. Emmène-moi aux arènes. Tout de suite.

Ardaxe le regarda par en dessous. Dans ses yeux noirs et obliques brillait une lueur rusée.

— Tu es sûr ?

— Oui. Tu me donneras ton cadeau plus tard.

— Bon… c’est comme tu veux, Śimrod ! Mais il se peut que plus tard soit trop tard, justement…

— Arrête de te défiler ! Je veux voir ce combattant. Tout de suite.

Ardaxe le fixa avec un sourire mystérieux.

— Comme tu veux, dit-il enfin.

Et ainsi, Śimrod scella son destin.


*


Faute de lave en fusion, le sol de l’arène était du sable rouge et brûlant, balayé par les vents crépusculaires du désert d’Urdaban. Śimrod croisa les bras, satisfait.

— Lorsque tu m’as parlé de barsaman, j’ai cru pendant un instant qu’il s’agissait du véritable barsaman, celui qui se joue sur la bouche hurlante d’un volcan. Si ça avait été le cas, j’aurais été presque vexé qu’on ne m’ait pas appelé : après tout, je suis la réincarnation de Naeheicnë !

— Ah oui ? Ce n’est plus ce qu’on dit, depuis que tu as détruit Æriban ! s’amusa Ardaxe.

Śimrod tapota les coussins de la banquette, puis s’y installa. Leur loge était confortable.

— C’est vrai. Mais tout de même. C’est une insulte d’organiser un barsaman royal sans y convier l’As Sidhe, déchu ou pas.

Ardaxe se fendit d’un petit rire nasal.

— Tu me surprendras toujours, Śimrod. Jamais là où on t’attend !

Le sluagh arriva avec un plateau de douceurs et le flacon de gwidth. Śimrod s’en empara, résolut à s’enivrer à nouveau. Finalement, la nuit s’annonçait plus plaisante que prévu.

— En parlant de réincarnation… le fameux gladiateur que tu vas voir a dédié son existence à Arawn.

Śimrod éclata de rire.

— Arawn ? Tu as donc réussi à convertir d’autres péquins à ta secte, Ardaxe ? se moqua-t-il, tous crocs dehors.

Ardaxe se permit un sourire indulgent.

— Non… je ne suis pas le seul à avoir eu cette révélation, Śimrod.

— Bien sûr. J’imagine que tes taibhsearacdh ont prêché la bonne parole dans toutes les Cours, entre deux tours de passe-passe… !

— Pas la peine d’être membre de l’Aleanseelith, ou même filidh, pour recevoir la prophétie, mon ami. Mais au fait… comment ça se passe avec ta reine, la belle et froide Sneaśda ?

Śimrod baissa le nez dans son gwidth. Ardaxe avait réussi à lui clouer le bec.

— Elle a accepté de me laisser partir. Momentanément.

— Elle n’a pas trop eu le choix, à ce qui se murmure, sourit Ardaxe en dévoilant ses canines. La malheureuse ! Tomber amoureuse d’un brise-cœur comme toi ! Mais il paraît que tu es père ?

Śimrod ne répondit rien. Il n’avait même pas vu son petit.

— Elle a accouché ?

— Il y a déjà deux lunes. Un seul petit... une reine.

Une reine. Dans le langage khari, cela voulait dire une femelle à quatre yeux, à la peau noire comme l’onyx et aux cheveux de soie blanche. Malgré lui, Śimrod sentit son cœur se gonfler de fierté.

— Rien ne dit que la gamine soit de moi, finit-il par grogner en reprenant sa coupe.

— Oh oh, habile façon de te dédouaner ! se moqua Ardaxe. La première femelle à la peau noire comme la nuit et à la chevelure de neige à naître depuis des éons, quelle coïncidence ! Tu es le seul reproducteur syl-illythirii, mon ami. Le forfait est signé !

— Je ne suis pas un reproducteur, marmonna Śimrod. Je n’ai fait qu’un seul petit.

— C’est la marque d’élection des meilleurs étalons, l’aiguillonna Ardaxe. Tiens, reprends un peu de gwidth.

Śimrod se laissa resservir. Une étrange lassitude gagnait ses sens : pour la première fois depuis longtemps, il se sentait bien, détendu. Finalement, il était content de retrouver Ardaxe.

— À propos des Enfants de Mannu…, commença-t-il, désireux de faire preuve de bonne volonté.

Son ami dressa un index long et fin devant ses lèvres.

— Chut, oublie ça. Je te libère de ta quête, Śimrod.

Ce dernier ouvrit de grands yeux, étonné.

— Mais…

Ardaxe lui glissa un regard complice.

— Ce n’est plus la peine, je t’assure. J’ai trouvé quelqu’un d’autre. Regarde, c’est l’heure ! Amarië arrive.

Quelqu’un d’autre… l’interrogation – et l’indignation – que ressentait Śimrod face à ce remplacement soudain fut chassée par le son du cor de guerre : le fameux combattant entrait dans l’arène.

Amarië. Décidément un drôle de nom pour un guerrier, pensa Śimrod. Mais sa curiosité était irrésistiblement attirée. La foule scandait ce nom, comme en transe.

Lorsque le champion local fit son apparition, les spectateurs lui firent une véritable ovation. Le gladiateur leur répondit en levant son poing ganté d’iridium, sans les regarder, tout en continuant à avancer de son pas souple et martial. Il était grand, élancé comme une lame. Sa longue chevelure noire flottait derrière son masque de guerre : elle était d’un noir profond, aux reflets d’un rouge violent.

— Ce combattant trempe sa chevelure dans le sang de ses adversaires à la fin de chaque combat, murmura Ardaxe sur un ton extatique. Imagine l’odeur de cette manne pendant l’amour…

— J’imagine surtout ce qui lui arriverait s’il la trempait dans le sang d’un Sans-Yeux, maugréa Śimrod en croisant les bras. Il deviendrait chauve comme un esclave, ton fier guerrier !

Ardaxe l’ignora. Il claquait des doigts et de la langue, excité comme un hënnel. Un peu vexé, Śimrod se renfonça dans les coussins et trempa ses lèvres dans le gwidth amer. Champion, tu parles ! Serait-il capable de tenir plus d’une respiration, face à lui ?

Arrivé au centre de l’arène, le champion s’arrêta enfin. Et là, sous les vivats de la foule, il ôta son shynawil pourpre, puis jeta son masque.

— C’est une femelle, murmura Śimrod en suivant des yeux les courbes de la combattante.

Elle était presque nue. Son ventre ferme se creusait sous des muscles fins et longs, qui se rejoignaient sur un pubis glabre, dont la partie la plus secrète était cachée sous une pièce de cuir moulante de la taille d’une culotte pour nouveau-né. Ses jambes fuselées remontaient vers une croupe glorieuse, elle aussi offerte à tous les regards. Sa chevelure insolente balayait sa chute de reins d’une manière proprement affolante : ses seins, aussi gros que denses, pigeonnaient fièrement sur son torse long et étroit, les tétons piètrement dissimulés par un plastron de cuir et quelques trophées. Quant à son visage… si ces yeux d’un noir abyssal, plus sombres que l’encre d’illythid, exsudaient cruauté et malice, la beauté des traits, la pâleur de neige du teint et les courbes sensuelles de la bouche rouge sang susurraient une invitation à l’amour. En jetant un regard circulaire à l’assemblée des spectateurs, Śimrod constata que les mâles, qu’ils soient orcanides ou ædhil, étaient comme fous.

— Amarië Niśven, la reine de l’arène, déclama Ardaxe d’un ton triomphal. Fleur de Nuit dans l’ancienne langue des Cours Sombres. Et accessoirement la plus désirable femelle des Vingt-et-Un Royaumes.

Śimrod tourna la tête vers lui avec une célérité de faucon.

— Fleur de Nuit de la Maison Niśven ?

C’était donc elle.

— Eh oui. Niśven. Elle était la promise du roi de l’Ombre, Fornost-Aran. Et crois-le ou non, mais cette femelle est vierge. Aucun mâle ne l’a jamais touchée. Mais si tu veux une preuve… regarde sa queue.

Effectivement, une fine queue noire dépassait de la lanière de son cache-sexe, sinueuse et mobile comme un lasso. Noire et glabre, elle se terminait par une mèche de cheveux bleutés, agrémentés d’une mèche rouge sang.

Śimrod n’en revenait pas. Jamais il n’avait vu d’elleth aussi belle. Mais c’était vrai : elle était vierge. Sinon, elle n’aurait plus eu sa queue.

— Comment est-ce possible ?

Ardaxe haussa les épaules.

— Elle déteste les mâles. Mais elle a fait le vœu de se donner à celui qui réussira à la vaincre… depuis qu’elle occupe l’arène, des centaines d’aios ont essayé. Le collier qu’elle porte est composé de leurs crocs.

— Et elle va combattre nue ? déglutit Śimrod en serrant les doigts sur sa coupe.

— Eh oui. Il paraît que c’est une vieille tradition d’Ombre : c’est ce que faisaient les femelles dans les guildes de chasse, à l’époque où elles chassaient pour leurs mâles. Cela montre leur courage et leur dévotion. Et comme ça, elles sont disponibles pour la saillie qui ne manque pas de venir.

Śimrod reconnaissait bien là une idéologie d’Ombre. Montrer sa dévotion… autrefois, c’était les femelles qui devaient prouver leur valeur aux mâles, en multipliant les coups d’éclat, les sacrifices et les offrandes. Plus le mâle était puissant, plus ces preuves d’amour se devaient d’être éclatantes. Maintenant, c’était le contraire : il revenait aux mâles de couper leur panache et de l’offrir à leur As Ellyn, entre autres preuves de soumission absolue.

Mais elle… cette Amarië… elle avait ressuscité les vieilles coutumes pour sa propre gloire. Malgré lui, Śimrod s’en sentit tout remué. Ce n’était pas le seul. Chacun des mâles présents ici était sensible à cette preuve d’esthétisme archaïque.

— Après tout, c’est comme ça que les humains nous roulent, marmonna Śimrod en avalant une gorgée de nectar. Alors pourquoi pas une maudite femelle ædhel ?

— Quoi ?

Ardaxe s’était tourné vers lui. L’espace d’une seconde. Il avait beau être castré, lui aussi était sensible au charme vénéneux d’Amarië !

— Je disais que les humains arrivent à nous faire signer tout un tas de pactes pas toujours à notre avantage avec cette technique de chasseresse de guilde, précisa Śimrod. Ils nous font offrande d’un bras ou se laissent griffer le dos, et hop, nous autres, nous leur offrons un cair et leur poids en mithrine… hé, tu m’écoutes ?

Mais Ardaxe ne l’écoutait pas. Les yeux brillants, penché en avant, il scrutait la parade d’Amarië comme un prédateur observe sa proie.

— Tu n’as aucune chance, grogna Śimrod, piqué au vif. Même si tu la battais, tu ne pourrais pas la saillir après !

Et c’est bien tout ce que ce genre de femelle demande, continua Śimrod intérieurement, les oreilles bouillantes.

— Justement. Je t’ai dit qu’elle détestait les mâles et leur organe conquérant. En revanche, nul n’a jamais dit qu’elle refusait une langue ou des doigts habiles…

— Rhach ! Tu me fais honte.

Śimrod finit son gobelet, puis il héla un sluagh de service qui passait par là.

— De toute façon, elle va perdre, continua-t-il tandis que le gobelin le resservait. Son adversaire a l’air trop fort. Regarde-moi cette vitesse.. il a de la technique, aussi. Tiens, elle ne va pas réussir a esquiver ce coup… elle l’a esquivé. Mais ça ne va pas durer. Tu vas voir…

Lorsque la tête du dit adversaire roula dans le sable sous les vivats de la foule, Śimrod se tut et avala une nouvelle gorgée de gwidth. Elle allait perdre. C’était sûr. Une femelle si arrogante… elles ne faisaient jamais long feu.

Mais la Niśven défaisait tous les combattants qui se présentaient, un à un. C’était un véritable tourbillon de la mort. Une épouse d’Arawn, assurément ! À chaque combat, à chaque hurlement sauvage et à chaque cri de guerre de la terrible guerrière, Śimrod sentait son sang rugir dans ses veines. Pire encore, son sexe était en feu, comme s’il était en rut. Mais c’est à peine s’il s’en rendait compte. La pupille étrécie, les narines dilatées, les griffes plantées dans le parapet, il fixait Amarië, aussi hypnotisé par la sorcière d’Ombre que le reste de l’assemblée.

— Ah, soupira Ardaxe avec une pointe de regret. Il n’est pas encore né, celui qui arrivera à la vaincre !

Pour Śimrod, ce fut la provocation de trop. Sans même réfléchir, il sauta le parapet. Deux inspirations plus tard, il était dans l’arène.

Les hurlements de joie explosèrent. On avait un nouveau preux : le spectacle pouvait continuer. Pour la première fois depuis son entrée dans la loge, Ardaxe quitta son masque d’admiration pour retrouver le visage froid et calculateur qui était le sien. Avec un petit sourire satisfait, il sortit son nécessaire à fumer. Pour lui, en réalité, le spectacle ne faisait que commencer.

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