C'est une pierre positive qui réchauffe l’esprit et qui aide à retrouver la paix intérieure.

°°°

— Face de lune !

La voix de Kaïs explose littéralement dans les oreilles de Léana, ce qui le rend très difficile à ignorer. Elle grimace. À l’aide. Elle détache son longboard de son sac, prête à prendre la fuite si le ton devait monter. Ses boucles rousses tombent devant son visage et elle remet, une, deux, trois fois ses mèches derrières ses oreilles avant d’abandonner le combat. Elle se redresse, sa planche sous le pied et regarde son meilleur ami marcher vers elle, sa casquette vissée sur la tête. Elle pourrait se tondre le crâne comme lui. Garder quelques mèches sur le dessus et raser sur les côtés. Ça serait pratique.

Ça changerait. Et j'en ai besoin.

Kaïs fonce vers elle et, sans prendre le temps de s’arrêter à sa hauteur, lui lance en fronçant les sourcils :

— La vieille veut te voir.

L’air préoccupé, il la dépasse en grommelant qu’elle n’a pas intérêt à se défiler, puis esquisse un geste brusque :

— Allez grouille, bordel.

Ses yeux posés sur son ami d’enfance, Léana se mord la lèvre. Considérant la vitesse à laquelle il s’éloigne d’elle, il n’est pas prêt à la pardonner. C’est normal. Elle a bafoué leur amitié pour six mois de relation avec un type exécrable.

Elle secoue la tête. Un repas chaud lui ferait du bien. De plus, Iris doit s’inquiéter pour elle, comme à son habitude.

Un souffle d’air entoure ses épaules et sa fraicheur la fait frissonner. Elle jette un dernier regard vers la foule de lycéens qui sort du bâtiment principal. Les faibles rayons du soleil illuminent quelques visages mais pas celui que la jeune femme cherche inconsciemment.

Sa rapide inspection terminée, elle se met à rouler vers le blond. Elle reste derrière lui et s’octroie un peu de temps pour se perdre dans ses pensées. La sincérité qu’elle a lue dans les yeux de Micah l’a troublée, elle ne peut pas le nier. Elle se répète qu’elle ne sait rien de lui, qu’elle ne peut pas lui faire confiance. Pourtant quelque chose en lui la laisse indécise. Elle soupire. Peut-elle vraiment faire confiance à ses impressions ?

Des feuilles mordorées s’élèvent de la route sur laquelle elles reposaient et prennent la main de la bise glaciale. Timides, elles glissent, tombent, tourbillonnent en de magnifiques arabesques. Puis leur danse s’intensifie. Elles se soulèvent, fendent l’air et hurlent leur douleur à quelques bourrasques insolentes. Qu’elles valsent avec le vent ou le brouillard, elles finissent toutes par sombrer dans la nuit qui se lève. L’une d’elles caresse, mélancolique, les boucles rousses de Léana avant de se poser sur son longboard.

Elle lance sa jambe vers l’avant, histoire de rattraper le garçon qui a ralenti l’allure. Elle descend de sa planche et se met à marcher à ses côtés. Peut-être qu’elle n’aurait pas dû accepter l’invitation de la grand-mère de Kaïs. Iris serait en droit de lui demander plus d’explications sur les raisons de son déménagement. Et bien évidemment, tu resteras muette. Parce que ces mots ne veulent pas sortir de ta bouche.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? demande Kaïs, les yeux fixés sur l’horizon.

— Je…

— Tu n’as plus beaucoup de temps, tronche de lune, l’interrompt-il, presque froidement. Au vu de ta condition physique, tu as deux mois, à tout casser.

— Je sais, réplique Léana, en serrant sa planche contre elle.

— Qu’est-ce que tu vas lui dire à la vieille ? Ou à Hashim ? Que tu hésites entre effacer ta mémoire ainsi que celles de ceux qui t’ont connue ou reprendre l’entraînement pour te présenter au concours le plus important de ta vie ?

— Ce n’est pas aussi simple que ça, siffle Léana en fronçant les sourcils.

— Ah bon ? crache-t-il sans la regarder. Alors, éclaire ma lanterne, bordel !

Elle se crispe et son regard orage se plante dans celui de Kaïs qui se tourne enfin vers elle. Elle n’a pas besoin d’une Maîtrise de l’Esprit pour deviner qu’il bout d’une colère dont elle se sait être à l’origine. Ou qu’il se retient d’insister plus violemment. Elle voit bien qu’il est déçu, qu’il la trouve stupide. Il s’inquiète pour toi. Même s’il s’y prend mal pour te le faire sentir.

— J’ai juste besoin de temps, murmure-t-elle en baissant la tête.

Le silence s’empare d’elle. Elle ne peut pas en dire plus, elle ne veut pas en entendre plus. Kaïs l’a sûrement compris car il se détourne et recommence à marcher :

— Dépêche, la vieille attend.

Ils se dirigent vers une grande bâtisse moderne, se faufilant entre les plantes touffues pour atteindre la porte d’entrée. Grommelant tout bas, Kaïs déverrouille le battant avant de pousser ce dernier :

— Tronche de lune est là, vieille peau, gronde-t-il en refermant l’accès derrière la jeune femme.

Il ne pousse pas Léana hors de son chemin comme il l’aurait fait auparavant mais lui ordonne hautainement de dégager. Elle se décale sur la gauche tout en évitant son regard. Elle délace ses chaussures et enlève sa veste, humant l’odeur familière de la cuisine d’Iris.

— Léana ! s’exclame joyeusement la grand-mère de Kaïs en écartant les bras. Comme ça me fait plaisir de te voir !

— Moi aussi, Iris, chuchote la lycéenne en la serrant contre elle.

— Allons, allons, viens donc par-là !

Elle adresse un sourire sincère à la vieille dame et la suit dans la cuisine. La personnalité solaire d’Iris permet à Léana de ne pas céder à la culpabilité qui menace de la submerger. Le cœur battant, elle se laisse guider jusqu’à la table où l’attend un grand bol de soupe chaude, tout en écoutant la grand-mère de Kaïs lui raconter ses aventures au marché. C’était comme si rien n’avait changé depuis son départ.

— Tu as laissé pousser tes cheveux ? Ça te va bien !

— Merci…Mais j’aimerais raccourcir un peu, réplique Léana.

— Ah bon ? C’est parfait pourtant ! Il y a un côté un peu sauvage comme ça, sourit Iris en levant la main vers la chevelure de la jeune femme.

Léana s’écarte brusquement. Devant l’incompréhension de son hôte, elle se mord la lèvre, honteuse. Elle regarde Iris baisser son bras et s’attend à ce qu’elle l’interroge mais cette dernière esquisse un sourire radieux en s’asseyant en face de l’adolescente :

— Je pourrais te couper les pointes pour redonner une forme, réfléchit-elle à haute voix. Mais si tu veux quelque chose de plus court, il faut que tu demandes à Kaïs. J’aurais peur de mal faire, s’excuse -t-elle. Mange ma fille, mange !

Un poids tombe sur la chaise à côté de Léana et Kaïs n’attend personne pour commencer à dévorer son repas. Avec un soupir, Iris regarde son petit-fils en secouant la tête. Elle lève ses yeux orangés au ciel quand il grogne alors qu’elle lui demande seulement si le choix du menu lui plaît. Puis elle éclate de rire devant l’expression découragée de Léana.

— Oh ne t’en fais pas, j’ai espoir qu’il ait une notion des bonnes manières d’ici ses dix-huit ans !

— Un an et un mois, c’est peu vu l’ampleur des dégâts, réalise la lycéenne en faisant de gros yeux derrière son bol de soupe.

Le repas est ponctué d’éclats de rire d’Iris, de sourires de Léana ainsi que de cris malpolis de Kaïs. Cela renvoie la rousse aux années qu’elle a passées dans cette maison depuis que ses parents l’avaient déposée ici avant de partir en mission pour le gouvernement enkidien, à tout l’amour que la vieille dame lui avait donné malgré le fait qu’elle ne soit pas de son sang. Son cœur se déchire à mesure que les souvenirs refont surface. Une voix lui chante qu’il est possible de tout retrouver : elle doit juste accepter de revenir vivre dans cette maison. Ce n’est pas si simple.

— Kaïs, tu veux bien donner un coup de main à Léana pour ses cheveux ?

— Tss, tu crois que j’ai le temps pour ces conneries ? grogne-t-il en croisant les bras.

— Tu connais le chemin de la salle de bain, Léana ! s’exclame gentiment la mamie en ignorant son petit-fils. Prends ton temps !

Léana acquiesce poliment et pose sa main sur la rambarde familière de l’escalier. Alors qu’elle monte, elle fait de son mieux pour retenir les larmes qui brûlent ses paupières. Mais, dès qu’elle jette un regard à son reflet dans le miroir, elle ne peut rien faire contre les perles salées qui tombent dans le lavabo.

Un sanglot déchire ses membres pendant que ses mains se referment douloureusement sur la nacre du meuble. Submergée par la honte et la culpabilité, elle se recroqueville sur elle-même. Elle se revoit courir en riant dans la maison, farceuse et énergique. Elle se souvient des durs entrainements avec Kaïs, de leurs rêves communs, de leurs promesses. Elle se rappelle de la tendresse maternelle et les caresses rassurantes d’Iris.

Mais d’exécrables mains étrangères parcourent le corps de Léana. Elles injectent un dégoût malveillant, propagent une honte terrible avant de faire courir des remords sous sa peau. Un violent haut-le-cœur la prend. Elle se précipite vers les toilettes et tombe à genoux, s’exhortant de ne pas vomir. Ses pleurs s’intensifient, sa honte la terrifie. Elle reste prostrée contre la cuvette un bon moment, les ongles de ses mains plantés dans ses paumes.

Puis, la porte de la salle de bain s’ouvre lentement sur la silhouette d’Iris. La vieille dame s’approche doucement de l’adolescente, la tristesse brillant dans ses yeux orangés.

— ­Ma chérie ? C’est moi, c’est Mamie.

Iris lève une main tremblante vers celle qu’elle considère comme sa petite fille. Elle attend patiemment que l’adolescente lui donne l’autorisation de la toucher avant de la prendre délicatement dans ses bras. Malgré ses genoux et son dos douloureux, la grand-mère s’assied sur le carrelage froid et serre Léana contre elle. Elle caresse ses longs cheveux roux, la berçant gentiment au rythme d’un murmure qu’elle lui chante.