17. Obsidienne
Cette pierre s’utiliserait comme un bouclier face aux mauvaises énergies.
°°°
Dans les montagnes, l’obscurité dépose rapidement son voile sur le monde. Il est seulement seize heures et, depuis la banquette arrière, Kaïs observe le soleil se coucher derrière les pics rocheux. Même si la voiture se fait malmener par la conduite impossible d’Hashim, l’adolescent lutte contre ses paupières qui se ferment. Il entend la veste de Léana glisser un peu plus contre le siège, un poids tombe sur son épaule sans qu'il ne s'en formalise et, lorsqu'il porte son regard vers la jeune femme, la tête de cette dernière se trouve pratiquement sur les genoux du garçon.
Sa main tremble un peu quand il la pose sur l’épaule de Léana. Il la pousse légèrement mettre la mettre plus à l'aise. Un léger rouge envahissant ses pommettes, il la regarde appuyer sa nuque sur sa cuisse droite et soupirer d’aise dans son sommeil.
Ses doigts planent au-dessus du visage de l’endormie ; ils hésitent à écarter les mèches rousses de son front. Sa paume finit par se poser brièvement sur la joue de Léana avant de s’en écarter, comme brulée. Il n’a pas le droit. Pas après ce qu’il s'est passé avec Nergal.
Kaïs repense au moment où ce connard est sorti de la chambre de Léana, sa chemise par-dessus l’épaule et arborant son plus beau sourire. Ce sourire plein de sous-entendus qu’il lui a alors qu’il claquait la porte de la maison. Depuis cet instant-là, à chaque fois qu’on la touche, Léana s’écarte ou se met à trembler. Et Kaïs a tout de suite compris : Nergal a abusé sexuellement de ma meilleure amie.
La douleur de ses propres ongles inconsciemment plantés dans son avant-bras le ramène au présent, sous le regard inquiet de sa grand-mère. Il se détourne, un grognement agacé grondant dans sa poitrine. Il ne peut rien faire pour Léana. Elle doit mettre elle-même un mot sur ce qu’elle a vécu. Puis, une fois libéré, ce mot pourrait la conduire vers le chemin de la guérison.
OoO
— Ma chérie, on est arrivés.
La voix d’Iris la sort doucement de son sommeil agité. Allongée sur la banquette arrière, Léana ouvre les yeux avant de se relever, un grognement fourbu sur les lèvres. Punaise. Elle se masse la nuque et fronce les sourcils, un peu perdue.
Elle finit par claquer la porte du SUV pour s’accrocher naturellement à Iris jusqu’à l’intérieur de la maison. Lorsque sa tutrice lui propose le gîte et le couvert, elle ne trouve pas la force de refuser. Surtout quand la vieille dame a préparé son dessert préféré.
Pendant le repas, ni le langage grossier de Kaïs ou le ton sévère d’Hashim ne lui arrachent une réaction ; elle est trop occupée à se concentrer pour rester éveillée. Aussitôt son dîner ingurgité, elle monte à l’étage pour se doucher et se brosser les dents. Ses habitudes lui reviennent sans même qu’elle ne s’en rende compte.
Son pyjama enfilé, Léana étouffe un bâillement et ferme le battant de la salle de bain. À ce stade de fatigue, elle ne réfléchit même plus ; elle dort pratiquement debout. De l’extérieur, elle a sûrement l’air d’un zombie. Un zombie qui se nourrirait exclusivement de gaufres… Oooh des gaufres ! Léana fronce les sourcils et décide d’éteindre son cerveau. Elle n’est pas sûre de soulever les plus brillantes idées à cette heure-là.
C’est donc dans un état presque somnambule que Léana titube vers la porte de sa chambre. Pourtant, dès que ses doigts touchent la poignée, un puissant éclair de douleur traverse son corps. Non ! Elle recule brusquement. Une sensation d’urgence s’enroule autour de ses poumons, son cœur se met à tambouriner dans sa poitrine et ses mains commencent à tressauter. Dégage de là. Le voile de fatigue qui pesait sur ses paupières s’est déchiré. Tout son être lui hurle de fuir. Tu es en danger ! Pourtant, devant elle, rien n’a changé. Derrière le grand rectangle de bois, sa chambre l’attend. Les mêmes peluches, les mêmes rideaux… le même lit. Ses lèvres se mettent à trembler pendant que son souffle s’accélère. Pourquoi ça me fait si peur ! Elle fait un pas vers la porte. Ce n’est qu’un lit. Ce n’est qu’un lit !
Les larmes se mettent à couler sur ses joues pendant qu’elle se force à approcher sa paume de la poignée. Tu t’es promis de trouver une solution. Un sanglot compresse ses poumons. Tu ne peux plus simplement te dire qu’il te faut du temps. Un gémissement s’échappe de sa bouche.
Non.
Non.
NON !
Léana s'écarte de la porte. Elle s’appuie sur le mur à sa droite avant de se laisser glisser jusqu’au sol. Je ne peux pas. Elle remonte ses genoux contre sa poitrine et les entoure de ses bras. Aucun sanglot étranglé ou reniflements honteux ne viennent secouer ses membres. Juste des perles salées qui roulent sur ses joues, porteuses de si grands regrets.
Tant de détermination, tant de promesses. Anéanties par une simple porte. Les gouttes d’eau se rassemblent sur son menton et viennent humidifier son pantalon de pyjama. Elle resserre son étreinte sur ses jambes. Il faut que je trouve une solution. Ses doigts s’enfoncent dans sa peau. Mais laquelle ? J’en ai aucune putain d’idée. Elle ferme les yeux, plonge son visage entre ses genoux pour s’échapper un instant de cet étage où elle doit affronter ses démons.
OoO
En arrivant au sommet des marches, Kaïs soupire. Y avait vraiment pas d’autres endroits pour t’endormir, Léa ? Même si ses muscles le font souffrir, il s’accroupit et, délicatement, écarte les mèches du front de son amie. Il l’observe murmurer des paroles incompréhensibles dans son sommeil pendant qu’un sourire naît sur son visage. Puis, aussi doucement qu’il le peut, Kaïs la prend dans ses bras et la soulève jusqu’à sa propre chambre. Il la dépose délicatement sur le lit avant d’arranger les oreillers et de recouvrir son corps, devenu frêle, de la couette. Il espère qu’elle ne paniquera pas en se réveillant dans sa chambre mais c’est la meilleure solution qu’il puisse trouver.
Il s’écarte à pas de loup pour aller chercher son propre pyjama. Si le parquet craque un peu, il n’a pas de mal à sortir rapidement de la pièce sans la réveiller. Sa douche est vite prise, son brossage des dents est exécuté à la perfection et il se jette sur l’ancien lit de Léana, mort de fatigue.
Avant d’éteindre la lumière, il allume rapidement son téléphone. Parmi toutes les notifications inutiles, il en cherche une qui provient de quelqu’un en particulier. Mais, dans tout ce ramassis d’imbéciles qui l’implorent de les aider à développer leur minuscule cerveau, il ne parvient pas à trouver Micah. Allant au plus simple, il ouvre la conversation avec celui-ci. Pas de messages depuis ce matin. Ses lèvres se plissent et, pendant un moment, ses doigts parcourent le clavier à la recherche de l’inspiration.
Malpoli éruptif : Demain 10h. Chez moi. TPE.
Il grimace en constatant à quel point son message est haché puis soupire en lâchant son portable. Une main dans ses cheveux, il se pince l’arête du nez. Ses joues sont légèrement rouges mais c’est à cause de la chaleur qui règne dans cette chambre. Agacé, il va ouvrir une fenêtre et s’installe contre le rebord, appréciant le vent glacial qui s’infiltre dans la pièce.
Soudain, une vibration étouffée par la couette attire son attention.
Banquise fumeuse : Chef ! Oui, chef !
Kaïs lève les yeux au ciel puis abandonne son téléphone sur la table de chevet. Il s’installe sous la couverture et éteint la lumière. Son portable vibre à nouveau. Kaïs rabat brusquement le tissu sur lui tandis qu’il se tourne dans le sens opposé. Une nouvelle vibration. Il ne bouge pas, fermement décidé à dormir. Une autre vibration. Et encore une. Et…
Il saisit brusquement son téléphone et le déverrouille.
Banquise fumeuse : héhé
Banquise fumeuse : T’es parti ?
Banquise fumeuse : Je pensais que tu me tiendrais compagnie…
Banquise fumeuse : Alleeeeeeeeeez
Banquise fumeuse : Kaïs ?
Malpoli éruptif : QUOI ? Fiche-moi la paix tronche glacée, faut que je dorme.
Kaïs ne ment pas. Il faut qu’il se repose, autrement son corps n’aura pas le temps de récupérer. Pourtant, il continue de fixer l’écran lumineux en attente de la réponse de Micah.
Banquise fumeuse : Pourquoi tous mes surnoms sont reliés au froid ? Je suis hyper chaleureux !
Malpoli éruptif : Pas au premier abord, j’te rappelle.
Banquise fumeuse : C’est toi qui l’as cherché.
Malpoli éruptif : Tu te fous de ma gueule ? Tu t’es mêlé d’un fight dont j’avais le parfait contrôle !
Banquise fumeuse : Mets-toi à ma place ! Nouveau dans le lycée, tu croises un type hyper baraqué en train d’engueuler trois pauvres types couverts de bleus. Normal, tu t’interposes !
Malpoli éruptif : Que dalle !
Banquise fumeuse : Quelle mauvaise foi !
Malpoli éruptif : T’as manqué d’analyse en voulant jouer le putain de héros.
Banquise fumeuse : N’empêche que je t’ai mis une sacrée droite.
Malpoli éruptif : Et j’avais fait quoi pour mériter ça, bordel ? Après tous mes efforts pour mettre à terre ces trois débiles !
Banquise fumeuse : Oui, bon ça va ! Je t’ai tout de même amené à l’infirmerie !
Malpoli éruptif : J’aurais dû t’en mettre une, ça t’aurait calmé.
Banquise fumeuse : Mais je ne me serais pas senti coupable et on n’aurait pas cette conversation !
Malpoli éruptif : J’aurais eu la putain de paix, oui !
Banquise fumeuse : D’ailleurs, maintenant qu’on en parle. Pourquoi tu ne t’es pas défendu quand je t’ai frappé ? (Encore désolé, surtout que ça a donné l’occasion aux trois gars de s’enfuir)
Les doigts de Kaïs s’immobilisent au-dessus du téléphone. Des milliers de réponses tourbillonnent dans son regard rubis et sa mâchoire se tend. À cause des brûlures sous tes manches. À cause des cercles noirs sous tes yeux. À cause de ton léger boitillement. À cause de la flamme qui brillait dans tes pupilles quand tu te croyais face à un agresseur. À cause de la froideur brutale qu’ont pris tes traits dès que j’ai levé la main sur les autres. À cause de ta Maîtrise de Glace qui s’échappait de ta peau. Un soupir sur les lèvres, il passe une main dans les quelques mèches folles sur le haut de son crâne avant de répondre.
Malpoli éruptif : Parce que j’tape pas les putains d’inconnus ! Tu devrais en faire autant d’ailleurs !
Banquise fumeuse : Maaaaaaaaaais Kaïs !! Me suis déjà excusé !
Malpoli éruptif : Va dormir, face de givre.
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