La pierre sensibilise les cœurs les plus endurcis au bonheur.

°°°

— Einstein ?

— Tch, sans challenge.

— C’est toi qui es sans challenge. Newton ?

— Une pomme lui est tombée sur la gueule ! Y a pas de quoi faire un TPE, bordel.

— Complètement faux. Hawking ?

— Y a déjà un film.

— Et alors ?

— Et alors, tête de givre, on va pas faire un putain d’exposé sur un mec dont l’histoire a déjà été décortiquée au cinéma !

— Tu abuses tellement ! Planck ?

— De la physique quantique ? Tu veux qu’on se plante en beauté bordel ?

Quel enfer. Léana observe les deux garçons se chamailler depuis une bonne heure. Légèrement penchés l’un vers l’autre, ils débattent virulemment. L’un éructe impolitesses sur impolitesses pendant que l’autre essaye, en vain, de cacher son agacement par quelques sourires crispés. La flamme des yeux grenat du blond affronte vaillamment l’impassibilité du regard cobalt du brun. Un incendie avide contre un aride hiver. Qu’est-ce que je fiche au milieu de ça, moi ?

Si la jeune femme pourrait être excédée par la mauvaise volonté de Kaïs ou l’insistance de Micah, ce n’est pas le cas. Oh non. Pour une fois que Kaïs se trouve face à un challenger à sa hauteur ! Ça lui fera les pieds.

Derrière son cahier, elle épie chaque détail du visage de Micah. La tension de sa mâchoire quand son adversaire refuse l’une de ses idées ou la façon qu’ont ses lèvres de s’étirer légèrement à chaque fois que le blond prononce un surnom farfelu dont il a le secret. Malgré son expression sérieuse et impassible, une force passionnée bouillonne au fond du lycéen aux yeux cobalt, rappelant à l’adolescente l’aura familière de Kaïs. Ce dernier continue de fixer le brun de son regard où pétille une singulière étincelle de respect, parfois noyée par son agressivité habituelle. Léana contemple les longs cils de son ami d’enfance, sa bouche pulpeuse de laquelle ne sortent que des trucs infâmes, les petites cicatrices qui parcourent son menton volontaire. Son charme se construit autour de cette aura de puissance animale, de cette passion brûlante et de cette insolence non maîtrisée. Quant à Micah, sa beauté presque féminine se trouve dans la grâce et la finesse de ses traits. Une sorte de perfection à laquelle on aurait ajouté une détermination à toute épreuve, une maîtrise de soi incomparable et une facétie non dissimulée.

Son regard naviguant d’un adolescent à l’autre, Léana n’arrive pas à réprimer un sourire devant cette comédie des plus incongrues. Au moins je ne risque pas de m’ennuyer. En plus d’être magnifiques… Un léger rouge colore les joues de la lycéenne qui pose brusquement son cahier sur le sol. Punaise, Enki, qu’est-ce que je…

Une voix l’interpelle, brisant sa rêverie :

— Léana ? Help. Tu as sûrement de meilleures idées que l’autre là, essaye doucement Micah.

Sous les feux des projecteurs, l’adolescente se racle la gorge. Elle sent le regard brûlant de son ami d’enfance la scruter pendant que les yeux de glace du brun se posent sur elle. Oh punaise ! J’ai rien écouté. Pour cacher son trouble, elle feuillette le bloc note qu’elle est allée chercher chez elle juste avant que Micah n’arrive. Qu’est-ce qu’ils ont proposé déjà ? Le silence commence à s’étirer et Léana ne sait que trop bien que Kaïs n’est pas réputé pour sa patience. Il va me hurler dessus, ça ne va pas faire un pli.

— Léana ?

Les doigts de Micah s’approchent délicatement du bras de la jeune femme comme si l’adolescent avait ressenti son angoisse. Même si le geste est tendre, quand la main du garçon se referme presque sur sa peau, Léana se crispe immédiatement. Elle recule instinctivement. Mais Micah ne la touche pas. Les doigts de Kaïs emprisonnent le poignet du brun pendant que son ami d’enfance secoue doucement la tête, ses yeux pourpres plantés dans ceux du garçon. Et si d’ordinaire, Kaïs ne se gêne pas pour hurler ou pour grogner, elle est très surprise de l’entendre murmurer un simple Non.

Juste avant de baisser la tête, Léana voit Micah hocher la tête d’un air entendu. Elle pose son front sur ses genoux et expire une respiration tremblante. Arrête de réagir comme ça ! Il ne te veut pas de mal. Tu le sais. Ses ongles s’enfoncent dans ses paumes. Ses mots se bousculent dans sa tête mais aucune phrase décemment construite ne franchit ses lèvres.

— Archimède ? recommence la voix de Micah.

— Trop vieux.

— Tesla ?

— Et puis quoi encore bordel !

Le soupir bruyant, presque dramatique, de Micah résonne dans la pièce. Sentant que l’attention n’est plus sur elle, Léana ose jeter un coup d’œil par-dessus ses jambes. Kaïs a libéré le brun de sa poigne, s’est allongé sur le sol, la tête sur le sac de Léana, et a croisé les mains musculeuses sur son débardeur noir. De son côté, Micah s’est aussi étendu sur le côté, ses cheveux mi-longs étalés à quelques centimètres des pieds du blond.

Tout doucement, Léana tend la main vers son sac. Kaïs sent sûrement que son oreiller de fortune est trituré mais il ne dit rien, concentré sur les multiples propositions de Micah. Elle sort discrètement le papier qu’elle cherchait précédemment. Elle se penche sur la droite pour attraper un stylo près des genoux de Micah et ne remarque pas le regard affectueux que ce dernier pose sur elle. C’est bon. Je suis parée. Léana inspire profondément avant de se jeter dans le débat enflammé de ses deux coéquipiers.

— Kastler ?

— C’est qui lui encore, putain ?

— Il a gagné un Nobel de physique et je crois qu’il est le père de la technique du pompage optique, l’informe Micah en déroulant la page Wikipédia du physicien.

— Mais oui, ça c’est super intéressant, raille Kaïs en levant les yeux au ciel. Refusé, tête de givre ! Suivant !

— Et si, coupe Léana, on commençait par Empédocle ? Il est à l’origine d’une doctrine humaine selon laquelle les quatre éléments primordiaux, le feu, l’air, l’eau et la terre constituerait le fondement de la matière. Ça nous permettrait d’embrayer sur le modèle géométrique de Platon et les qualités que donne Aristote à la matière grâce à cette doctrine. Et en deuxième partie, on explique comment cette théorie a été détruite par Lavoisier.

Le silence qui suit sa tirade donne envie à Léana de s’enfuir de la chambre de Kaïs. Oh Enki, j’aurais dû la boucler. Mais le sourire éclatant de Micah lui redonne un peu confiance en elle :

— J’aime bien cette idée, moi, soutient Micah en se relevant sur un coude. Le plan et la problématique s’écriront tout seuls. Et en plus on a directement l’aspect histoire et celui de la physique-chimie.

— Tu devrais l’ouvrir plus souvent, face de mousse, déclare presque tendrement Kaïs en levant les yeux vers elle. T’as de bonnes idées.

Léana ouvre de grands yeux surpris ; elle ne pensait pas du tout faire l’unanimité. Elle sourit, gênée, à ses deux acolytes et pose sa feuille au milieu du cercle que leurs trois corps forment. Une chaleur se répand dans son ventre quand Micah et Kaïs lui tendent une main pour un high five. Tu n’es définitivement pas seule. Elle tape dans leur paume et, pendant un instant, son sourire brille de bonheur.

— Bon, maintenant qu’on s’est mis d’accord, sortez vos cahiers de maths, ordonne Kaïs en se levant pour aller chercher une feuille sur son bureau. Je vais vous expliquer comment on fait ces putains d’exos.

— Comment sais-tu qu’on a les mêmes à faire pour les vacances ? demande Micah en fronçant les sourcils.

— Parce que je suis le meilleur, bordel.

— Je les ai réussis, réplique le brun en posant le livre d’exercice au milieu du cercle.

— En entier, face de givre ?

— Gné, grimace Micah devant l’expression victorieuse de Kaïs.

— Allez, ouvrez vos oreilles putain, j’vais pas me répéter douze fois pour vos beaux yeux.

Devant la mauvaise foi du brun et la fausse autorité de son meilleur ami, Léana laisse échapper un rire franc, bientôt imitée par Micah. Un léger sourire se peint aussi sur les lèvres de Kaïs avant que celui-ci ne réplique, les joues un peu rougies :

— Fermez là ! Exercice 394 !