26. Mangano Calcite

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Ce cristal révèle les émotions réprimées et les libère.

°°°

Qualifier de “complexe” l’adaptation de Léana à son handicap serait un sacré - un putain - d’euphémisme.

Pendant les premiers jours qui suivent l’achat du fauteuil, la jeune femme n’est que l’ombre d’elle-même. Sa tristesse s’est muée en un lierre naissant de sa bouche, glissant autour de sa gorge jusqu’à enserrer sa poitrine de plus en plus puissamment. Ses feuilles étouffent la voix de l’adolescente, ses lianes l’'asphyxient.

Alors que la plante grandit, le corps de Léana s'engourdit. Aucune émotion, aucune parole ne peut traverser ce mur végétal. Ni les encouragements de Micah ou les hurlements de Kaïs ne réussissent à déchirer la jungle grimpante. Si ses propres sentiments lui sont devenus inaccessibles, seule sa culpabilité s’est dégagée de l'entrelacs de racines et tourne en boucle dans son crâne comme un disque rayé.

Tu aurais dû faire un effort.

Tu aurais pu y arriver si tu t’étais secouée

Tu aurais pu… Tu aurais dû… Cette mélodie ancre ses notes au plus profond d’elle. Elle résonne contre les parois de verre qui séparent Léana de son propre corps. La jeune femme a beau crier, griffer, frapper ce vitrage jusqu’à s’en briser les os, elle ne peut rien faire d’autre que subir cette sempiternelle chanson.

Enfermée dans cette cage de verre, Léana se recroqueville sur elle-même. L’air cruel tourmente ses tympans en passant du doux chuchotement aux cris des plus effrayants. Chaque fois que ces mots reviennent la hanter, elle plaque ses mains sur ses oreilles en suppliant que tout s’arrête.

Et un jour, la barrière commence à s’affiner.

Le lierre, à se flétrir.

Les voix, à se transformer.

Bats-toi.

Assise sur le canapé du salon d’Iris - là où sa chambre a été délocalisée -, le regard de la jeune femme se détourne de la chaise d’acier pour fixer l’âtre couvert de charbons ardents.

Bats- toi.

Léana n’invoquera pas sa Maîtrise du Feu pour voir son chaton tenter des cabrioles ou son lapin de Terre brandir des épines aussi acérées que l’irritabilité qui morcelle son esprit. Découvrir la disparition de l’un de ses animaux serait…. Ses ongles raclent le cuir du canapé.

Une étincelle commence à briller au fond des ténèbres.

Bats- toi.

Ses yeux se plissent, ses pupilles grises brûlent d’une détermination presque effrayante.

Sois forte.

Le crépitement de l’étincelle pulvérise les protections que Léana a construit autour de son esprit.

C’est là qu’elle le voit.

Son corps.

Souillé par le tracé de doigts pernicieux, gangréné par le souvenir d’un autre et murmurant faiblement un appel à l’aide.

Écoute-moi… J’ai besoin de toi…

À genoux devant son double flétri, Léana observe avec effroi les dégâts que Nergal a causés.

Tu es plus courageuse que tu ne le penses.

Étincelle plus flamboyante, la flammèche attise les braises d’une colère qui a trop longtemps dormi en elle.

Tu es capable de te relever.

Ces dégâts, Léana les a ignorés. Eux ont continué à gagner du terrain jusqu’à faire d’elle une étrangère face à son propre corps.

Bats-toi.

Depuis qu’elle n’a plus l’usage de ses jambes, son téléphone est posé sur la table, complètement éteint. Elle se demande parfois ce qu’il se passerait si elle le rallumait. Est-ce qu’il vibrerait pendant de longues minutes, à rattraper les centaines de messages qu’elle avait raté ? Ou est-ce qu’il resterait insupportablement silencieux ?

Léana inspire profondément. Les hurlements qui pèsent sur sa gorge s’évanouissent un instant.

Avant de renaître, plus forts encore.

Bats-toi.

Je t’en prie.

Éviter le regard calculateur de Kaïs, se soustraire à la présence de Micah… Son comportement est lâche, elle le sait.

Elle déteste encore plus le fait d’en avoir besoin.

Même si c’est la dernière chose que tu peux faire…

Les doigts de Léana caressent les cheveux de son double recroquevillé sur lui-même. La peau de ce dernier tremble à son toucher. Elle ferme les yeux pendant que la flammèche rougeoie de plus en plus dangereusement.

… Bats-toi jusqu’au bout.

Cette solitude est un choix. Un choix qu’elle n’apprécie pas beaucoup mais un choix nécessaire. L’inquiétude d’Iris, le désir d’aider de Micah et le stress de Kaïs forment un capharnaüm trop intense pour qu’elle arrive à s’écouter.

Hey, murmure-t-elle à son alter égo couvert de marques. Pardonne moi mon retard, j’ai été…

Seule, elle peut enfin accorder de l’importance à cette petite voix au fond d’elle. Cette voix beaucoup trop longtemps camouflée par le rire flûté de Nergal ou le tintement des chaînes de ses angoisses.

Le corps flétri se meut faiblement avant de saisir doucement la main de Léana. Le visage blessé s’illumine d’un petit sourire :

Peu importe, croasse-t-il. Tu es là maintenant.

Si son passé cristallise ses faiblesses, sa honte et sa culpabilité, il enracine une souffrance qu’elle ne peut plus minimiser. Elle s’est détachée de son propre corps, elle a ignoré sa douleur, ses appels à l’aide, son besoin d’amour. Plus maintenant.

Elle doit se retrouver.

Entière.

Léana tend la main à son double pour l’aider à se relever. Ce dernier acquiesce doucement, une larme coulant sur sa joue. Une fois debout, Léana écarte les mèches des yeux vitreux de son alter égo avant de lui sourire gentiment :

Je ne te ferai plus de mal, déclare-t-elle avec fermeté. Je suis prête à t’écouter.

Elle entoure le corps meurtri de ses bras pendant que les flammes de sa colère et de sa volonté tiennent ses ténèbres à distance.

Je veux être à nouveau moi-même.

Je ne lâcherai pas cette vie avant d’avoir tout donné pour la garder.

Aujourd’hui, elle refuse de se servir du fauteuil. C’est maintenant ou jamais. Elle s’accroche à tout ce qu’elle peut pour atteindre la cuisine. Combien de temps met-elle pour y parvenir ? Peu importe. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’Hashim avait débuté une nouvelle routine depuis qu’elle s’était effondrée. Il venait tous les matins dans cette pièce et y restait jusqu’à ce qu’Iris descende. Qu’il y entre ou en sorte, il jetait toujours un regard vers le salon. Peut-être se l’est-elle imaginé ou a-t-elle besoin d’un prétexte pour se lever de ce canapé ? Rien à foutre.

Lorsqu’elle entre dans la cuisine, Hashim est là. Il n’est pas surpris de la voir. Une lueur indescriptible brille dans son regard alors qu’il sourit d’un air énigmatique.

— Léana. Je t’attendais.

Je le sais. Elle s’assoit sur une chaise en face de lui et toute la fatigue s’abat à nouveau sur ses épaules. Ses yeux se ferment presque sous le poids de l'épuisement mais la détermination qui rugit dans ses veines lui insuffle cette force qui a toujours brûlé en elle. Elle le ferait aujourd’hui. Elle ne peut pas continuer comme ça. La colère qui flambe dans son ventre l’étouffe, cette envie - ce besoin - de retrouver cet état d’euphorie dans lequel elle vivait auparavant, elle aimerait le retrouver. Pour qu’il soit enfin réel.

Elle ne peut plus se mentir indéfiniment.

Elle ne peut plus se targuer d’être forte si elle ne fait pas l’effort de descendre dans l’arène pour combattre ses démons.

— Qu’est-ce qui t’amène aussi matinalement ? demande le Maître en sirotant paisiblement sa tasse de café.

La jeune femme inspire profondément pendant que son regard se fixe sur la crédence derrière l’adulte. Les mots sont là, au bout de ses lèvres. Un souffle, un son et ils prendraient leur envol. Alors que leurs ailes se déploient, les chaînes de ses angoisses paralysent les paroles au fond de sa gorge. Et si elle le décevait ? Et s’il ne la comprenait pas ? Et s’il la trouvait… trop faible ?

— Tu as arrêté l’entraînement en mars dernier, commence Hashim d’un ton calme. Nous sommes maintenant début décembre. Tu n’es donc pas sans savoir qu’à la fin du mois, tu auras perdu tes souvenirs et tes Maîtrises.

Le discours du coach transperce ses oreilles. Pourtant, ce n’est que la vérité. Cette putain de vérité qui la hante depuis des semaines.

— Est-ce qu’il y a une raison particulière à ce que tu aies arrêté l'entraînement ?

Les lèvres de l’adolescente commencent à trembler. L’affirmative lui brûle la langue, ravage ses papilles, lacère ses gencives. Pourtant, rien ne sort de sa bouche. Pourquoi ? Parle, bon sang ! Dis quelque chose ! Avant qu’il ne se lasse de ton mutisme et te laisse pourrir dans tes ténèbres !

— Iris et moi avions remarqué que, depuis janvier, ta relation avec Kaïs se dégradait et que tu cherchais de plus en plus d’excuses pour éviter les entraînements. Peut-être cela n’a-t-il pas de lien, indique-t-il en haussant les épaules, mais tu sortais depuis deux mois avec un garçon. Nergal, je crois.

Entendre ce nom sortir de la bouche d’Hashim pétrifie la jeune femme. Son regard se tourne vers l’adulte qui l’observe avec attention. Troublée, la jeune femme ouvre la bouche mais sa voix se cache toujours aux tréfonds d’elle-même. Cela n’arrête pas le Maître dans son raisonnement.

— Plus les semaines passaient, plus je te sentais… isolée. Tu n’ouvrais que rarement la bouche à la maison, tu laissais passer les réflexions de Kaïs. Toi qui aimes bien le renvoyer dans ses cages quand il le mérite, tu n’étais plus…

— Qu’une ombre.

Un murmure. Un souffle. Elle baisse les yeux sur ses doigts qu’elle a entremêlés sous la table pendant que les mots se mélangent dans sa tête. Enfin… L’adolescente essaye d’inspirer calmement. Elle se noie dans cet océan noir dans lequel Hashim l’attire toujours plus profondément. Tu peux le faire. Tu peux y survivre. Ses lèvres se serrent tellement sous la pression qu’elles blanchissent.

— Tu étais collée à ton téléphone. Je voyais ton visage se décomposer à chaque message que tu recevais. Tu paniquais dès que tu n’avais pas ton téléphone à portée de main.

Combien de fois avait-elle dû calmer la jalousie maladive de Nergal à coup de photos ou de notes vocales qu’il réclamait toutes les heures ? Combien de fois avait-elle dû lui s’excuser de ne pas lui avoir conté ses moindres faits et gestes afin qu’il cesse de l’ignorer ou de mettre en doute sa fidélité ? Des milliers de fois. Et bien sûr, lorsqu’elle comprenait que ses efforts ne menaient à rien, son petit-ami revenait vers elle à toute vitesse, aussi doux et compréhensif qu’au premier jour.

Léana sent la première larme glisser sur son masque de colère. Elle ne l’efface pas d’un geste de la main mais l’accueille avec bienveillance sur son visage. Si on doit plonger dans les abîmes de cette histoire, autant que je cesse de me cacher.

Elle ouvre la bouche.

C’est moi.

Ce corps qui pleure.

Qui a des cicatrices.

Qui est à bout.

C’est moi.

— Je… pensais que je n’étais digne que de lui.

Sa voix ne témoigne pas de la rage qui ravage son âme ou de la tristesse qui enlace à nouveau sa gorge. Ce n’est pas important. Les maillons des chaînes ont cédé.

— Qu’est-ce que tu penses de ça maintenant ?

— Je… ne sais pas. Personne… Personne d’autre que lui ne s’était intéressé à moi. Alors… Je… Peut-être que…

Léana se surprend à vouloir éviter le sujet. Pourquoi ? Sors-le de toi ! Tu sais qu’il te rend malade ! Elle referme ses doigts sur ses paumes et ses courts ongles rentrent dans sa peau.

— Est-ce qu’il … a été plus violent avec toi ? hésite doucement Hashim.

— Il … Il menaçait parfois de… de se faire du mal… si je n’acceptais pas de l’embrasser ou de sortir le samedi soir… avec lui, déclare-t-elle en se battant pour chaque mot prononcé. Mais ce n’était pas de la violence…

— Tu en es certaine ?

— Je… ne sais pas. Je ne sais plus, souffle Léana.

— Tu as d’autres exemples ? demande gentiment l’adulte.

— Ce n’est… ce… Ce n’est pas de la… violence mais il y a eu plusieurs occasions où il a… refusé que l’on aille au cinéma alors que je n’avais pas mis de… jupe ou de tenues plus… féminines.

— Qu’est-ce que, toi, tu voulais ?

Léana fronce les sourcils pendant qu’elle essaye de calmer le tremblement de ses mains. Elle n’a jamais compris pourquoi Nergal tenait tant à ce qu’elle corresponde à un idéal qui la mettait mal à l’aise. Ses habitudes vestimentaires oscillent entre les vêtements masculins et féminins. Faut-il pour autant qu’elle choisisse une catégorie et qu’elle s’y tienne ? Pour son ex petit copain, oui. Pour elle…

— Je voulais juste… je voulais… Punaise, fait-elle en se raclant la gorge. Être confortable avec mon corps. Que ce soit une robe ou un pantalon, peu importait. Mais il… Nergal… il qualifiait cela comme un manque… d’effort de ma part. Il se disait blessé par mon comportement. Et que si je continuais à m’habiller… différemment, révèle-t-elle en appuyant malgré elle sur ce mot, il finirait par ne plus m’aimer.

— Est-ce que tu penses que l’amour peut s’éteindre comme ça ? En un claquement de doigt ?

Léana repense à son cœur qui s’affole dès que les lèvres de Kaïs s’étirent dans un sourire carnassier. Bien sûr que non.

— Bien sûr que… non, murmure-t-elle, presque pour elle-même.

— Alors que penses-tu des déclarations d’amour de Nergal ? continue patiemment Hashim.

— Qu’elles n’étaient que mensonges.

La facilité avec laquelle cette phrase sort de sa bouche la surprend. Mais la vérité qu’elle contient détend certains muscles de sa poitrine. Alors qu’elle s’enfonce encore plus loin dans ses souvenirs, Léana se sent idiote. Pourquoi n’ai-je pas mis fin à notre relation avant qu’il… Est-ce que son emprise sur moi était si forte que ça ?

— Est-ce que tu sais ce que Nergal cherchait à travers toi ?

Du sexe. Et il l’a eu. Un frisson secoue violemment le corps de la jeune femme qui se rend alors compte qu’elle renifle et qu’une mare d’eau s’est créée sur son jean. Elle prend le paquet de mouchoirs que lui tend son coach avant d’essuyer ses larmes sur ses joues. Il faut que je le dise. C’est maintenant ou jamais.

— Comment tu conçois une relation amoureuse Léana ?

— Un respect mutuel, une entraide, un soutien moral… Des moments de joie, des moments de peine parfois… mais… ils sont nécessaires pour avancer.

Léana a lu assez de romances pour se faire une idée de ce que devrait être une relation parfaite. Elle sait que la réalité déçoit la fiction mais était-ce interdit de vouloir tendre vers cet idéal ?

— Est-ce…

— Est-ce qu’on avait… ça avec… avec… l-lui.. avec Nergal ? coupe Léana, sa voix tremblant de colère et de tristesse. Non. Jamais. Mais… j’avais espoir qu’on s’en approche avec le temps.

— Ça a été le cas ?

— Non… Non, pas vraiment, confie faiblement la jeune femme. J’étais dans une… dans une… une putain de relation toxique.

La lycéenne réalise le poids de ses mots en même temps qu’elle les prononce. Elle s’accoude sur la table et passe les doigts dans ses cheveux. Quelle conne.

— J’aurais dû… J’aurais dû le voir, Hashim…Si je le savais au fond de moi, pourquoi n’ai-je rien fait pour l’arrêter ?

— Tu ne voyais que ce qu’il te montrait. Une illusion de réalité vers laquelle vous ne tendiez jamais.

Ses lèvres se serrent. Le regard baissé, elle laisse les mots sortir de sa bouche sans chercher à ce que son discours soit compréhensible. Elle laisse le fleuve rugir hors d’elle pendant que le barrage s’effondre.

— J’avais l’impression d’être complètement à sa merci, tu sais, commence-t-elle. Je me sens tellement… tellement… tellement bête de m’être laissée entraînée là-dedans. Je pensais… Je voulais vivre une histoire aussi belle que celles que j’ai lues. J’ai été d’une putain de naïveté.

Sa colère et sa rage s’affrontent au fond d’elle. Léana ne peut déterminer ce qu’elle ressent. Plongée dans ses souvenirs, elle raconte en détail à son coach tous les indices qu’elle aurait pu remarquer pour s’en sortir. Mais à travers les réponses d’Hashim, elle comprend que ce qui importe c’est qu’elle s’en soit sortie. Pourtant, une amertume la prend quand elle assimile ce fait. Je m’en suis sortie, certes. Mais à quel prix ?

— Est-ce qu’il y a autre chose dont tu souhaiterais me parler, Léana ? Un autre détail qui te vient en tête, un autre souvenir que tu voudrais libérer ?

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