31. Jonc fleuri
Cette fleur montre l’acceptation et la soumission de celui qui l’offre.
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Lorsque le double battant s’ouvre devant lui, Micah déglutit avec difficulté. Ses yeux cobalt scannent la salle de bal noire de monde avant de se fixer sur le tapis écarlate sous ses pieds. Le rouge… C’est une obsession ici. Le jeune homme relève la tête et supprime toute émotion qui pourrait courir sur son visage. Il s’avance vers l’escalier, pose sa main sur la rampe d’or puis entame sa lente descente. Tous les regards sont sur lui, il en est plus que conscient. Son costume céruléen le gratte, les pierres de lune brodées au tissu le font se sentir lourd et sa couronne de saphir semble se resserrer autour de son crâne à chaque fois qu’il pose le pied sur une marche. Je n’ai rien à faire ici. Je ne connais pas ces gens.
Micah voit l’Impératrice tendre sa main vers lui. Un frisson d’angoisse secoue son corps alors qu’il touche timidement celle qu’il a rencontré il y a à peine deux heures. Il sent le regard de serpent de cette femme l’étudier avec attention. Lâche-moi. Lâche-moi ! Le lycéen fait de son mieux pour ne pas montrer sa panique lorsqu’il se tourne vers les nobles de l’Empire. Un mot de l’Impératrice et il meurt sur le champ. Elle en est capable, il l’a vu faire.
— Fils et filles d’Enki, amusez-vous ! s’exclame la dirigeante en souriant dangereusement. Célébrons l’unité et la puissance des nôtres !
Sur ces paroles, les Maîtres du Cercle des Artistes se remettent à jouer et Micah retrouve enfin sa main gauche. Mais son répit n’est que de courte durée. Le prince se retrouve vite submergé par les pères de famille qui lui présentent leurs filles, chacun employant des termes plus élogieux que les uns que les autres. Si l’adolescent se force à montrer qu’il s’intéresse à chacun de ses… sujets – eurk –, il ne retient aucun visage, aucun talent particulier, aucun sourire rehaussé par une Maîtrise de Lumière. Ils veulent seulement que tu couches avec leurs filles. Que tu commettes une seule erreur. Que tu leur transmettes la Maîtrise de Sang.
Au bout d’un moment, Micah comprend que certains ne tomberont jamais à court d’adjectifs pour leur progéniture. Alors, avec un sourire charmeur qui fait rougir certaines jeunes femmes, le prince s’arrache à une énième conversation ennuyeuse en prétextant qu’il doit aller se rafraîchir.
Pendant qu’il traverse la foule en masquant sa crispation, il attrape un verre d’eau sur le plateau d’un des domestiques et le vide d’une traite. L’adolescent ignore le regard interrogateur du serviteur alors qu’il ferme brièvement les yeux pour inspirer profondément. Que ferait l’animal sauvage dans cette situation ? Alors que le visage du blond naît dans son esprit, les lèvres du lycéen s’étirent légèrement. T’as peur, Blanche-neige ? T’es une vraie princesse, profite-en ! Les mots que Micah imagine sortir de la bouche insolente de son ami lui insufflent un peu de force. Alors le jeune homme relève le menton d’un air décidé et s’avance vers la piste de danse.
Il observe les couples virevolter sur le parquet en se demandant s’ils sont aussi libres qu’ils le laissent penser. Certains de leurs mouvements provoquent des exclamations de surprise parmi l’assemblée et Micah sourit devant leur audace. Tout est bon pour impressionner la famille impériale, n’est-ce pas ?
Les gestes des danseurs lui rappellent la grâce avec laquelle Léana avait caressé la glace avec ses patins lors d’un entraînement qu’il avait eu la chance d’observer. Il l’avait trouvée magnifique. Libre. Pendant un instant, il imagine la jeune femme évoluer sur la piste à son bras ou à celui de Kaïs. Son cœur se met à battre plus fort dans sa poitrine.
Lorsqu’une vague d’applaudissements signale la fin de la chanson, Micah sort de sa rêverie et se joint aux acclamations. Soudain, une jeune noble se glisse à côté de lui et s’incline respectueusement :
— Votre Altesse. Si je puis me montrer insolente, voudriez-vous bien m’inviter à danser ?
L'héritier regarde la blonde lever ses yeux de vipère avide vers lui. Non. Jamais. Mais une grande tape dans le dos le propulse en avant. Il serre les dents pour réprimer un gémissement de douleur. Ses brûlures dorsales sont encore fraîches de l’entraînement d’hier. Micah se retourne vers son demi-frère, Atrée, qui affiche un sourire calculateur :
— Danse avec elle, voyons ! Amuse-toi un peu ! s’exclame-t-il en haussant un sourcil suggestif.
Micah n’a pas le choix. Tous les regards sont déjà sur lui, dans l’attente d’une seule erreur de sa part. Tu dois être parfait. L’ordre de son père résonne encore dans sa tête. Ou elle te tuera. Masquant sa mâchoire crispée par un sourire poli, l’adolescent tend la main à la blonde, conscient de la satisfaction malsaine du deuxième prince.
Il entraîne gracieusement la jeune fille sur la piste et subit en souriant cinq minutes de pure agonie. Les mains baladeuses de la blonde accentuent un peu plus son envie de la laisser s’écraser sur la piste. À la fin de la danse, il est à deux doigts d’utiliser sa Maîtrise du Feu pour faire disparaître le souvenir des doigts de cet aspic sur sa peau. Laissez-moi.
Micah rêve de rentrer chez lui. Il n’est pas surpris quand la maison d’Iris apparaît dans son esprit à la place de celle de son père. Il soupire discrètement avant de reprendre une attitude plus… princière. Ce n’est pas moi. Toutes ces décorations fastueuses, cette abondance de boissons et de nourriture, toutes ces pierres précieuses… Il n’en veut pas. Il n’a jamais vécu au Palais et l’angoisse d’être un jour arraché pour de bon à son quotidien resserre ses griffes sur sa poitrine.
Le prince s’excuse fermement auprès de sa partenaire de danse qui essaye déjà de prolonger sa chance. Il traverse la salle en souriant faussement pour sortir par une porte donnant sur les grands jardins. Dans la pénombre temporairement éclairée par le Cercle des Artistes, l’adolescent a l’impression de respirer plus librement. Mais il n’est pas vraiment tranquille à l’extérieur ; les gardes de la famille Impériale ne sont jamais loin.
Parfait. Ce mot a un goût amer dans sa bouche. Il a été éduqué pour l’être. Les erreurs ne lui ont jamais été pardonnées. Tu ne te tromperas jamais. Tu seras parfait. Parce que c’est ce que les autres attendent de toi. Il est le fils du Numéro Un et du Numéro Deux. Le produit de la perfection. Un prince remarquable, un futur empereur suprême. Il doit vivre selon le bon vouloir de l’Impératrice parce qu’il fait partie de la famille Oikos. La famille la plus puissante de l’Empire. La seule qui détient la Maîtrise du Sang depuis des générations. Micah expire l’air frais de la nuit alors qu’il marche entre les parterres de fleurs. Je ne veux pas développer cet héritage. Même si ce pouvoir maudit est le seul à se transmettre par la génétique.
L’adolescent sourit tristement devant la brume de givre que son petit panda de glace exhale, perché sur son épaule. Tu dois grandir. Le plus vite possible. Insouciant, l’animal gèle la manche de son maître et s’élance sur la piste de luge improvisée avant de finir sa course dans la paume du garçon. Le familier ricane librement, ses quatre pattes en l’air. Puis il disparaît devant l’air faussement excédé du prince. Tu ne perds rien pour attendre, petit farceur.
Micah se tourne vers le Palais, conscient qu’il n’est sûrement pas convenable de s’absenter aussi longtemps d’une fête donnée en l’honneur de son autre demi-frère. Thieste et Atrée… L’adolescent ne les connaît pas. Ils ont la même éducation mais pas le même père : leurs géniteurs sont des anciens Numéros Deux. Avant que mon père ne remporte cette place et ait l’honneur de me concevoir. Le jeune homme frissonne de dégoût. Magnifique histoire d’amour.
Il se dirige à regret vers les lumières du bâtiment quand soudain, une voix familière s’exclame rageusement :
— Lâchez-moi, bande de macaques ! Faut que je parle à ce putain de menteur !
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