41. Fleur de cactus
Cette plante symbolise l’amour maternel.
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À peine levé, Micah se précipite à la fenêtre de sa chambre. Une couche blanche s’est déposée sur le haut des montagnes et l’adolescent trépigne déjà d’impatience. Il ouvre brusquement son armoire avant de jeter quelques affaires dans un grand sac. Sa douche est vite expédiée tant son excitation le tenaille.
Il dévale les escaliers sans craindre de se faire réprimander par son manque de tenue. Même si Noël se fête dans deux jours, son père est parti couler des pétroliers humains et ne reviendra sûrement pas avant la nouvelle année. C’est l’occasion de profiter de ces vacances !
L’adolescent dévore son petit déjeuner sous le regard médusé de James qui ne l’a jamais vu aussi excité. Sa dernière gorgée de thé avalée, Micah remonte les marches quatre à quatre pour finir son sac de voyage.
Il glisse sur le parquet impeccablement ciré de sa chambre et manque de tomber sur son lit. Il se rattrape in extrémis en se félicitant de son agilité avant de foncer dans sa salle de bain. Le lycéen se brosse les dents énergiquement puis passe la main dans ses cheveux qui ont décidé d’être aussi indisciplinés que lui. Les attacher serait contreproductif, les mèches entourant son visage sont encore trop courtes pour rester sagement nouées dans un chignon. Aussi Micah décide de passer un coup de peigne rapide dans ses boucles pour être plus présentable.
Mais lorsqu’il s’aperçoit que les poils de sa barbe ont recommencé à pousser sur son menton, l’adolescent laisse échapper un soupir agacé. Je n’ai pas le temps ! C’est faux. Micah sait pertinemment que Kaïs et Léana arriveront seulement au chalet la veille de Noël. Pourtant, plus vite il y sera, plus longtemps il pourra surfer sur les pistes enneigées complètement libéré des griffes du Numéro Deux.
Le brun s’arme de son rasoir et de sa mousse à raser. Dans son empressement, il se coupe et quelques gouttes de sang tombent dans son lavabo. Alors que le liquide vermeil tâche la nacre du meuble, l’estomac de l’enkidien se retourne. Depuis qu’il a accompagné Kaïs à l’infirmerie, le jour où ce dernier a compris la nature de sa malédiction, le sang de Micah a blessé plusieurs fois ses deux amis. Si c’est toujours bénin – des saignements de nez, des coupures, des bleus – la douleur provoquée par ces lésions reste bien réelle. La longue estafilade sur l’avant-bras de Léana n’a toujours pas fini de guérir. Tout ça parce qu’elle s’est assise un peu trop près de lui à la cantine. Malgré toutes les blessures que Micah leur a causé, les deux lycéens l’ont empêché de prendre de la distance. Pourtant, la malédiction d’Atrée continue de courir dans ses veines.
Le jeune homme avait essayé de déclencher sa propre Maîtrise du Sang. L’espoir que son pouvoir puisse outrepasser les règles imposées par son demi-frère lui avait donné des ailes. Malheureusement, son dégoût pour son héritage lui avait barré la route. Depuis cette tentative, il n’a pas retenté l’expérience.
Est-ce par égoïsme ou par confort ? Micah n’a aucune envie d’en découvrir la réponse. Parfois, la question de la sécurité de ses amis vient frapper à la porte de son esprit, signe que la culpabilité de son inertie refait surface. Doit-il vraiment provoquer un pouvoir qui le répugne ? Aurait-il encore la force de voir la peau de ses amis se couvrir d’hématomes ou se crevasser ?
L'adolescent fronce les sourcils et efface avec précipitation les gouttes pourpres. Comme s’il pouvait, par ce geste, dissiper tous ses doutes. Il éponge sa coupure avec une serviette avant de sortir de sa salle de bain. Allez, reprends-toi. Tout va bien se passer.
Après plusieurs minutes à vérifier qu’il n'a rien oublié, le bouclé ferme enfin son sac à dos. C’est parti !
Micah inspire profondément l’air froid des montagnes. Il baisse un peu son bonnet sur son front, remonte son écharpe sur son menton et se met en route. À cette hauteur, le plus dangereux serait de sous-estimer le givre qui recouvre la blancheur de la neige. Pendant deux heures, l’adolescent s’éloigne des pistes et des rares Humains qui randonnent péniblement. Parfois, son regard cobalt se perd vers l’horizon où se mêle roches grises et glaciers bleutés. Le brouillard ambiant floute la limite entre le ciel et la terre. Une sublime imprécision dans laquelle le brun se reconnaît. Ici, les couleurs ne sont pas aussi flamboyantes qu’en bas. Les nuances de gris se mélangent, s’allient et fusionnent à la pâleur des flocons qui s’envolent au loin. Ici, il n’a pas à choisir entre ce qui est bien et mal, entre le Feu et la Glace, entre la sécurité et l’inconfort. Tout est indéfini, flottant. Comme si le temps s'arrêtait.
Alors que Micah se perd dans cette immensité gelée, le poids qui pèse sur sa poitrine disparaît. Plus l’adolescent s’enfonce dans la neige, plus son sourire s’agrandit. Cela fait des années qu’il n’a pas pu revenir ici. Même lorsqu’un blizzard commence à tomber sur le pic, le fils du Numéro Deux vibre de retrouver les souvenirs qu’il ne peut exprimer plus bas. Il brûle de la rejoindre. Elle.
Les étoiles de glace défilent magnifiquement devant ses yeux émerveillés. Gracieuses, elles prennent tendrement la main de la bise inhospitalière et acceptent cette danse insaisissable. Si certaines d’entre elles se perdent dans l’infini du paysage, les plus vaillantes continuent de tenir tête à la tempête qui s’annonce.
Micah ne peut s’empêcher de se joindre au bal qui prend place autour de lui. Il tournoie au rythme d’un élément qu’il ne maîtrise pas, ses bottes dessinent des courbes harmonieuses dans la neige immaculée et son rire s’égare dans la mélodie d’un vent glacial. De ses doigts naissent des perles gelées alors que deux rivières de givre s’enlacent le long de ses bras pour se rejoindre au niveau de sa gorge. Ses yeux bleus se ferment alors que ses muscles reconnaissent la mélodie qu’Elle lui a apprise. Sémélé… Cette Maîtrise, c’est la tienne.
Le pouvoir de l’adolescent n’est qu’une pâle imitation de ce que l’ex-domestique savait faire. Mais Micah sait qu’ici, dans les montagnes enneigées, Sémélé guide l’art qui s’éveille sous ses paumes. Si l’Eau chante fluidité et changement, la Glace murmure force et délicatesse. Son don peut se briser sous une simple pression autant qu’il est capable de résister pendant des années à l’influence d’autres éléments. C’est une question d’équilibre, fredonne la douce voix de son mentor.
Alors que l’adolescent se joint au ballet auquel le vent et la neige l’ont invité, son sourire ne quitte pas son visage. Ici, les chaînes enflammées que son père passe à ses poignets à chaque fois qu’il lui parle de son devoir n’existent plus. Seul le souvenir de son mentor compte. Micah se souvient de toutes les fois où Sémélé s’était interposée entre lui et Onibi. Quelle fureur avait peint le visage du Numéro Deux lorsque son fils avait manifesté la même maîtrise que l’une de ses domestiques ! Le garçon ne l’oubliera jamais. Parfois, quand la brune s’insinue dans ses pensées, il se demande si son pouvoir est né en réaction à celui de son père ou par admiration pour celui de Sémélé. Mais cette question non plus n’appelle pas forcément de réponse. Surtout pas maintenant.
Tandis que le soleil du début de l’après-midi commence à montrer ses rayons, les mouvements de Micah ralentissent. Enfant de la lune, le jeune homme s’incline devant l’astre qui détruira la finesse de son ouvrage. La chaleur de l’étoile caresse déjà les épines de ses roses de glace, affaiblit les fondations de ses constructions et efface les arabesques tracées avec soin dans la neige. Devant son travail bientôt nécrosé, Micah ne peut que soupirer. Ravages et destructions. Feu, je ne serai jamais ton instrument.
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