44. Anthurium rouge
Cette plante, surnommée langue de feu, exprime la fougue.
°°°
Micah note rapidement ses devoirs et commence à ranger ses affaires. La sonnerie a retenti il y a déjà dix bonnes minutes. Il jette un coup d’œil vers l’entrée de la classe où l’attend un Kaïs exaspéré. Comme si c’était de ma faute si la professeure fait du zèle ! Le jeune homme lève les yeux au ciel sans se presser outre mesure. Ce n’est pas le visage contrarié du blond qui l’obligera à accélérer. D’ailleurs, tant que j’y suis… L’adolescent ferme tranquillement les fenêtres restées ouvertes et replace correctement quelques chaises sous les pupitres pendant que le tressautement du pied de son ami sur le sol s’intensifie. Une fois satisfait de son petit effet, Micah salue poliment l’adulte et se dirige vers la sortie.
— Bordel. T’étais vraiment obligé de ranger TOUS les putains de sièges ? l’agresse directement Kaïs sans s’embarrasser de politesses.
— Je te fais seulement travailler sur ta patience, réplique le brun en enfilant rapidement sa veste.
— Hein ? J’suis un cobaye maintenant ? Tu veux que j’t’explose ?
— Un jour, tu me remercieras.
— Bordel, ça m’étonnerait.
Un petit sourire aux lèvres, Micah regarde autour de lui. La présence d’une petite rousse manque à l’équilibre de cette conversation. Tout seul, il n’aura pas assez de sang-froid pour essuyer l’infernal langage et plongera malgré lui dans l’océan de stupidités. Il fronce les sourcils :
— Où est Léana ? demande-t-il en zyeutant l’éclat métallique d’une béquille parmi les rares lycéens encore présents.
— Chez sa psy. Pourquoi, j’t’ennuie, face de givre ?
Préférant ne pas répondre par l’affirmative afin de conserver sa tête, Micah prend le chemin des escaliers. Ses pas claquent dans le couloir presque vide. Si le silence lui fait du bien, il est vite remplacé par une litanie d’injures grossières que le bouclé ne cherche pas à comprendre. Est-ce que ce serait le bon moment pour lui demander ? Si je l’empêche de faire bouger les choses avec Léana ? S’il considère sortir avec elle ? Il se lance dans les escaliers, suivi de près par Kaïs qui ne laisse pas s’échapper. Après diverses et folles expériences, Micah sait qu’il est complètement stupide de vouloir se faufiler entre les griffes de ce prédateur. Quand il arrive au bas des marches, le prince avoue sa défaite et ralentit l’allure. Le blond ne perd pas de temps pour l’invectiver :
— Qu’est-ce que t’as, putain ?
Micah expire un souffle amusé. Bien sûr qu’il allait remarquer son air pensif. Mais l’héritier n’est pas prêt. Comment formuler une telle question sans que celle-ci ne se retourne contre lui ? Aussi, préfère-t-il essayer de noyer le poisson. Qui sait ? Sur un malentendu, ça peut passer…
— Je n’ai absolument rien dit.
— Bordel, ça se voit sur ta tronche que tu meurs d’envie de l’ouvrir.
Kaïs. Si l’Académie ne marche pas… Deviens psy. Micah réprime un rire à cette pensée. Il imagine les patients outrés fuir le cabinet pendant que le blond, bien assis dans son fauteuil, beuglerait “SUIVANT” sans s’inquiéter des réactions inquiètes de sa clientèle. Revenant de sa rêverie, Micah s’entête dans son mutisme :
— N’importe quoi.
— Face de givre. Crache le morceau ou j’m’en charge.
L’intéressé hausse un sourcil interrogateur :
— Et tu vas faire comment ? demande-t-il, presque curieux.
— Tu veux pas savoir.
— Ouuuuh, j’ai peuuuur, fait-il, d’un air moqueur.
Se sentant d’humeur insolente, Micah lève le regard vers celui, rouge volcanique, de son interlocuteur. Fichtre. C’est donc ça ? La mort ? Les lèvres du brun se resserrent :
— Bon d’accord. T’as gagné, laisse-t-il échapper entre ses dents.
— À la bonne heure !
Gné. L’adolescent baisse la tête sur ses chaussures. Je ne suis pas obligé de lui demander en fait. S’ils veulent sortir ensemble en secret, c’est leur choix ! Il remet une mèche derrière ses oreilles. Alors, pourquoi cette question me brûle la gorge ?
— En fait… Je me disais que…, commence-t-il, à la recherche des mots appropriés. Enfin, peut-être que tu ne seras pas d’accord, mais…
Micah sait très bien ce que Kaïs va lui reprocher avant même que celui n’ouvre la bouche. Bien évidemment, l’animal sauvage ne le rate pas :
— Bon sang, tu vas m’faire des phrases, bordel ?
Gagné.
— Et toi, tu ne veux pas t’essayer à la patience ? contre le bouclé, sans réfléchir.
— Nan.
— Rah, tu es d’un pénible ! fulmine Micah,
— Et toi, t’aurais dû redoubler tes classes élémentaires, rétorque le blond. Pas savoir construire des phrases, putain !
— Mais si tu me laissais parler, tu te rendrais compte que j’y arrive !
Un silence. Micah tourne la tête vers le - fichu - prédateur qui lui sourit de toute ses dents :
— Très bien. Voici ta chance, l’invite-t-il. Vas-y ! Fonce, tronche de banquise !
Pris au dépourvu par la place qui lui est laissée sur le devant de la scène, le bouclé se met à rougir. Oh, Enki. Que faire ?
— En fait, euh… Je… fichtre, je… Léana, je….
— Hein ? Bordel, s’énerve-t-il. C’est long, face de givre ! J'ai pas ton temps !
C’est décidé, je le hais. Pendant qu’une chaleur se propage dans sa poitrine, Micah se racle la gorge avant de continuer :
— Je disais ! Est-ce que… Léana et toi… vous avez… considéré… Enfin, vous vous connaissez depuis longtemps… peut-être qu’elle s’est confiée à toi… sur… Je… nous ?
Micah a envie de se taper la tête contre un mur. Qu’est-ce qui cloche avec ma diction aujourd’hui ?
— Je comprends que dalle à ce que tu débites.
— Roh mais fais un effort ! s’exclame le brun, à moitié pour lui-même.
— Confié de quoi ? embraye Kaïs. Bordel de merde ! Qu’est-ce que tu m’baragouines ?
— Non mais, je me dis que peut-être, vu que vous vous connaissez depuis des années, elle aura plus de facilité à te confier quelque chose… plus qu’à moi… Non mais tu sais… Vous êtes plus proches que… moi… Je… Ce que je veux dire, je…
Quand Kaïs s’arrête net, Micah ne le remarque pas tout de suite. Il se retourne en grognant, sur le point de lancer une pique à son camarade. Mais il constate soudain l’incompréhension se muer en quelque chose de sombre dans les yeux pourpres du blond. La gorge du jeune homme se serre et il peine à déglutir.
— Allons bon, qu’est-ce que j’ai dit ? ose-t-il en souriant d’un air gêné.
— Regarde ma gueule. Regarde-la bien, face de givre. Est-ce que t’as vraiment envie de me confier des trucs ?
Bien sûr que oui. L’adolescent pose son regard cobalt sur le visage de son camarade et, comme à chaque fois, son cœur rate immédiatement un battement. Sa mâchoire carrée, ses lèvres pleines, son regard brûlant… Sauvage. La réplique sarcastique de Micah s’évanouit dans un discret soupir. Soudainement muet, le lycéen ne peut que fixer le sourire insolent du blond qui retrouve son habituel air hargneux.
— Arrête de baver, face de givre. T’es une princesse, pas une grenouille, ricane-t-il en continuant tranquillement son chemin. Léana se confie à toi, sois en digne. Y a rien de plus à analyser.
Micah observe son interlocuteur s’adosser à l’une des portes de l’entrée du bâtiment, les bras croisés. Ta carapace… C’est la première fois que je vois ce qu’il y a en dessous. L’adolescent avance prudemment vers Kaïs qui ouvre le battant en l’invitant à sortir. Il se faufile rapidement puis s’écarte d’un bond lorsque son ami surgit à ses côtés.
— Si tu crois vraiment que tu tiens la chandelle depuis quatre putains de mois, râle l’adolescent en levant les yeux au ciel, faut vraiment que j’t’en colle une pour que t’ouvre tes foutus yeux !
— Je doute de l’efficacité de cette stratégie, réplique Micah, l’air rêveur.
— Elle est pas convaincue, la princesse ? sourit machiavéliquement Kaïs. Viens, on essaye !
— C’est vraiment gentil de te soucier de mon bien être, mais je t’assure que ce n’est pas nécessaire.
— Bien sûr que si.
Les lèvres de Micah s’étirent discrètement pendant qu’il continue d’alimenter ce débat qui n’a déjà plus aucun sens.
— J’insiste, fait-il insolemment.
— Et tu crois que j’fais quoi, Jack Frost ?
— Si tu essayes de me rassurer, tu le fais très mal.
— Crois-moi, j’suis au max.
Le vent de février caresse gentiment les boucles de Micah qui, dans son objectif d’avoir toujours le dernier mot, ne remarque pas le sourire éclatant qui pare son propre visage. Quelques mèches brunes se coincent entre la peau de son oreille droite et ses deux boucles d’oreilles. Les rayons du soleil viennent effleurer la douceur de l’améthyste du premier bijou et brûlent le rubis du second.
Quand Kaïs laisse échapper toute une flopée de jurons, signalant qu’il doit céder l’ultime réplique au brun, ce dernier éclate de rire. Il essuie les larmes qui coulent de ses yeux alors que son ventre se contracte encore. Puis, une fois calmé, il reprend un ton un peu plus sérieux :
— Tu ne stresses pas pour le concours ?
— Ça sert à rien de stresser, putain. Réussis le bac et après seulement tu pourras t’inquiéter pour l’autre connerie.
— Tu dis toujours ce genre de choses, s’exclame le prince en dépassant le portail du lycée. Ne ferais-tu pas le fier pour cacher tes peurs ?
— Pff. Tu me prends pour qui, face de givre ? Bordel, j’suis prêt pour ce concours depuis que j’suis né.
— Ah ouais ? Et ta grosse tête, elle passe dans les encadrements de porte ?
Micah n’attend pas le hurlement de rage de son ami pour commencer à courir. Il s’élance dans la rue ; sa légère avance le protégeant de tous les mauvais traitements que Kaïs lui promet. Il s’enfonce plus profondément dans la ville, tournant à gauche, à droite, sans se soucier des passants. Sans se soucier des convenances. Libre. Il rit aux éclats quand il voit Kaïs échapper au violent coup de canne d’une grand-mère qui n’a pas apprécié son virage trop court. Ce n’est pas passé loin !
Inévitablement, son camarade surgit à quelques mètres devant lui, un sourire sauvage sur les lèvres. Micah n’a pas d’autre choix que de s’incliner devant sa victoire. Il s’approche du blond, prêt à lui proposer un autre round.
Soudain, le regard de Kaïs se durcit. Son corps perpétuellement en mouvement se fige pendant un instant. Ses sourcils se froncent et sa mâchoire se serre brutalement. Il se tourne vers les maisons aux alentours, l’air de chercher quelque chose.
— Kaïs ?
Le blond lui fait signe de se taire. Tel une bête à l’affut, l’adolescent lève le nez en l’air, comme s’il se concentrait à la fois sur les sons et les odeurs. Qu’est-ce que tu cherches ? Kaïs inspire profondément pendant que ses yeux pourpres se focalisent sur l’horizon. Un son qui ressemble dangereusement à un feulement fait vibrer sa gorge. Il se braque brièvement vers son camarade et gronde entre ses dents un ordre que Micah ne pourra pas ignorer :
— Suis- moi.
Kaïs s’élance à une vitesse si impressionnante que l’allure à laquelle il pourchasse habituellement le brun relève du ridicule. Micah poursuit son camarade du mieux qu’il peut mais finit bientôt par le perdre de vue. La fureur qui brille dans son regard, ses lèvres retroussées, ses mains crispées comme des griffes… Ce qui semblait être auparavant une blague, ne l’est plus. À ce moment précis, l’humanité de Kaïs avait disparu. Et ce qui a pris sa place, est redoutable et meurtrier.
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