50. Cinéraire maritime
Cette plante représente la douleur.
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Micah observe d’un air calculateur les quatre infirmières à peine plus âgées que lui s’occuper minutieusement des brûlures sur ses jambes. La sensualité de leurs gestes, leurs regards insistants, leurs courbettes à chaque fois qu’elles prennent une de ses expirations pour un soupir. Micah… Tu es un énorme gigot. Et c’est une meute de loups affamés. Si tu attends un instant de plus, tu vas te faire déchiqueter. Les dents serrées, l’adolescent doit mobiliser toute sa volonté pour empêcher son propre corps de se dégager de l’étreinte des jeunes femmes.
La violence de l’alerte qui résonne dans sa tête n’est pas une illusion créée par ses médicaments. Leurs doigts sur sa peau, même s’il ne ressent pas exactement leur toucher, est bien réel. Rien qu’y penser le révulse.
Quelques gloussements gênés s’échappent de leur bouche sur laquelle se plaque immédiatement un sourire qui se veut rassurant. Mais le regard lubrique qu’elles promènent sur son corps ne trompe pas. Bien sûr qu’elles se font des idées ! Seules dans une chambre avec un prince, y a de quoi tenter des trucs. Micah s’accroche fortement la barre de son lit sur laquelle il s’appuie pour essayer de contenir son envie de vomir. Fini de faire l’autruche, tu n’es qu’une échelle vers d’autres perspectives sociales. Pourtant le lycéen a d’autres projets pour son avenir que de servir de bout de viande à une bande de piranhas exotiques.
Malgré son inconfort, il sent que sa patience arrive à ses limites. Pour être plus précis, cela fait déjà bien trop longtemps qu’elle est à sa limite, sa patience. Le comportement exécrablement débile et très borderline de ses soignantes n’en est pas la seule cause. Oh non. Côtoyer Kaïs lui a appris une chose. Un prédateur se croit naturellement tout permis. Jusqu’au jour où il se prend une énorme baffe dans la tronche.
Comme pour prouver ses hypothèses, une des infirmières remonte lentement sa main le long de sa cuisse, tout près – trop près – de son entrejambe. Et avec ceci, elle prendra une tarte dans la face, la p’tite dame ? Le visage de la soignante est à portée de son poing. Une seconde suffirait pour lui faire comprendre qu’il n’était pas qu’une simple proie blessée.
Mais, alors qu’il sent l’insistance de son agresseur, les doigts du garçon agrippent brusquement le poignet de l’insolente, arrêtant immédiatement sa course.
C’est à instant qu’il eut le déclic.
Depuis sa naissance, Micah a laissé son père l’humilier et le violenter. S’il a d’abord cherché à se faire aimer de lui, l’adolescent s'est résigné à cet entraînement hors du commun. Mais ça n'a jamais été suffisant. À cause des choix de son géniteur, on l'a affublé d’un statut impérial sans rechercher son avis ou son accord. Tu n’as jamais été l’acteur de ta vie. La paranoïa d’Atrée a ensuite fait irruption dans sa vie. D’un coup, le peu de bonheur que Micah a osé garder pour lui, ce secret qu’il lui a redonné l’envie de se battre, ces deux personnes qui l’inspiraient tous les jours lui ont été arrachés. Ces choix que tu as cru faire, d’autres gens les ont faits pour toi. Parce que leurs désirs ont toujours été plus importants que les tiens. Qu’il contourne les règles de son demi-frère pendant un mois ou des années l’aurait conduit au même point : Kaïs et Léana mourront à cause de lui. Ça a toujours été inévitable.
Il est difficile de réfuter sa propre histoire. Alors, bien sûr, il est possible de la nier, l’ignorer, l’enfouir profondément dans les méandres de son esprit. Mais elle est toujours là. Elle a toujours été là.
D’un geste particulièrement brusque, Micah envoie valser le poignet de l’infirmière. S’il entend son gémissement d’incompréhension, aucune excuse ne se presse à ses lèvres. Le regard de pitié qu’elle lève vers lui se dérobe devant la glace inhospitalière du sien. Alors, le jeune homme observe impassiblement la peur emplir les yeux de celle qui se répand maintenant en excuses devant lui.
Sous la main gauche du garçon, les draps de velours rouge commencent à se recouvrir de blanches étoiles affûtées. L’impassible frigidité s’étend hâtivement sur les barres métalliques du lit du malade, ses dangereuses arabesques se dessinent sur le corps de celui qui leur donne naissance alors que des aiguilles de givre se dressent fièrement contre le toucher parasite des soignantes. Ces dernières reculent en couinant misérablement de surprise mais Micah ne leur accorde même pas un regard. Il expire profondément. Son souffle glacial se mue en brume bleutée qui se dépose élégamment sur les bras nus des infirmières. Leur grelottement soudain et leur expression apeurée n’émeuvent pas le garçon une seule seconde.
— Votre Altesse, s’il vous plaît, vous devez cesser de vous fatiguer, implore une des jeunes femmes.
Non. Micah contracte puissamment les muscles de ses jambes, au prix d’une grande souffrance. Plus jamais. Sa peau brûlée lui hurle d’arrêter de bouger mais l'adolescent n’a pas le cœur à l’écouter. Fort d’un calme olympien, il pose résolument son pied sur le sol. Je n’arrêterai jamais de me battre pour moi. Lorsqu’il se lève de son lit, le prince ignore, imperturbable, la douleur qui court dans ses veines. Je suis aussi important que les autres.
Ses yeux se fixent sur ses habits qui trônent sur la commode. Il n’y a que quelques pas entre son lit et ce meuble. Sa Maîtrise le soutient, il peut le faire. Pendant son trajet, ses plaies ouvrent leurs pétales de sang sur sa peau et plongent profondément leurs racines dans les tourments du grand brûlé. Pourtant, l’adolescent ose un sourire crispé. Plus rien de tout cela n’a d’importance.
Contre toutes attentes, le prince atteint son objectif sous les piaillements insupportables des infirmières. Pendant qu’il enfile du mieux qu’il le peut le reste de ses vêtements calcinés, une intense vague de froid se répand dans la pièce. Cette lame de fond réduit à néant les espoirs de voyeuse des infirmières qui se voient propulsées jusqu’à la porte, obligées de se détourner pour se protéger. Quelques exclamations surprises retentissent insupportablement quand quelques cristaux de glace viennent écorcher leur peau brûlée par le givre.
Pourtant, l’une d’elles, la plus courageuse, - ou la plus idiote – brave la rude tempête pour s’approcher du souverain qui la domine de toute sa hauteur. Le regard de l’adolescent a perdu toute sa naïve douceur, remplacée par cette placide sévérité. Malgré ses lèvres bleuies, la jeune femme prend faiblement la parole :
— Votre Altesse, reposez-vous, je vous en conjure, supplie-t-elle, allant jusqu’à poser sa main sur le torse de l’héritier.
Micah se dégage violemment puis se dirige d’un pas décidé vers la porte de sa chambre. Mais ses blessures l’empêchent d’avoir cette démarche puissante que l’on attend de quelqu’un de son rang. Il serre les dents pour contenir la douleur, ses pupilles fixant d’un air déterminé la poignée du battant. Ce n’est pas ça qui compte.
Lorsqu’il débouche dans le couloir, Micah s’appuie sur les barres de métal fixées au mur pour continuer à avancer. Kaïs doit vivre. Il deviendra un Maître aux côtés de Léana comme il l’a toujours rêvé. Sous les regards inquiets du personnel médical, le blessé poursuit son chemin jusqu’à l’ascenseur. Il a tellement mal qu’il pourrait hurler. Tu ne peux pas rester ici. Tu dois avancer.
Alors qu’il entre dans l’élévateur, ses autres occupants s’inclinent immédiatement devant lui avant de se presser hors de la cage de fer. C’est à peine si Micah le remarque, perdu dans ses pensées. Jamais je ne permettrai que vos rêves soient détruits.
Les portes d’acier se referment sur lui. Un énorme soupir s’échappe de ses lèvres. Des larmes d’eau s’écrasent sur le sol, le givre de son armure se fissure et la peau sanguinolente de Micah retrouve à nouveau l’air libre. Sur le carrelage, sa glace et son sang se rejoignent dans une danse sinistre.
— Votre Altesse…
L’esprit embrumé par la torture que lui inflige son corps, l’adolescent ne remarque pas tout de suite qu’il est arrivé au rez de chaussé. Il lève les yeux vers le garde impérial dont il observe la bouche se tordre et se détendre mais aucune de ses paroles n’arrive aux oreilles du garçon. Sa souffrance est trop forte. Ne t’arrête pas là. Tu dois absolument continuer. Alors qu’il maudit mentalement la faiblesse de son organisme, il fixe, indifférent, son subalterne. Puis, il lance froidement :
— L’Impératrice. Conduisez-moi à l’Impératrice.
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