53. Vice-roi
Le papillon symbolise la transformation, le changement.
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À partir du moment où la lumière éclaire le visage de Micah, tout va très vite. Deux hommes en armure rouge le relèvent pendant que d’autres se pressent à travers les couloirs en hurlant des ordres que l’adolescent peine à comprendre. On le prend par les bras, on lui fait signe d’avancer et le lycéen obéit sans broncher.
— Le Prince a été retrouvé ! crie une voix rauque. Prévenez sa Majesté !
Encadré par une armée de gardes, Micah se laisse entraîner dans les galeries humides. Les inconnus qui l’aident à marcher stoppent souvent leur course, la mine inquiète. L’origine de leur anxiété n’a pas d’importance pour lui. Sa tête est remplie de matière cotonneuse, il ne réfléchit plus, il ne ressent rien. Pas de douleur, plus d’angoisse. Aucune flamme ne brille au fond de son regard. Présent sans vraiment l’être, les traits de son visage restent figés dans une neutralité dérangeante.
— Avancez ! Mettez le Prince à l’abri ! reprit la voix rauque qui retentit plus près de l’adolescent. Deuxième division avec moi. On va buter ces chiens de traîtres. On ne touche pas un héritier de l’Empire impunément !
Un ouragan de cris coléreux accompagne la déclaration de l’homme. Puis un fracas d’acier résonne dans le conduit pierreux pendant que l’on dirige Micah vers un escalier à quelques mètres de là. Soutenu par deux solides paires de bras, c’est à peine si le prince pose le pied sur les marches.
— Ne vous appuyez pas trop sur vos jambes, votre Altesse, conseille le garde à sa droite. Vous avez perdu beaucoup de sang. Dès qu’on vous aura exfiltré de la zone des combats, le médecin impérial s’occupera de vous, assure-t-il, ses yeux gris plongés dans ceux, inexpressifs, du garçon.
— Edwin.
Micah observe l’autre militaire se détacher de son bras gauche pour se pencher dans l’encadrement de la sortie de l’escalier. Les doigts de l’étranger se mettent à tracer des symboles compliqués dans les airs. À regarder plus attentivement, des pièces à l’éclat métallique voltigent tout autour de ses mains. Même s’il semble plus jeune que le dénommé Edwin, le garde aux boucles brunes porte la même combinaison or et pourpre que son aîné. Seul le symbole gravé sur leur poitrail marque leur différence de rang.
— Quatre Sauvages, Capitaine, murmure le bouclé, sans quitter ses cibles du regard. Je m’en charge.
— Eli, attends. J’en compte six, l’arrête Edwin, toujours au côté de Micah.
Les yeux du lycéen se perdent dans le vague pendant que les deux soldats continuent de discuter à voix basse. S’il avance doucement avant de se mettre à courir, c’est uniquement sur l’impulsion d’Edwin qui le soutient. Éclairés par les faibles halos se dégageant des mains de la troupe d’inconnus derrière lui, Micah et ses deux béquilles humaines se faufilent pendant de longues minutes dans les galeries de pierres.
Alors qu’ils débouchent enfin à l’air libre, les faibles rayons du soleil caressent la peau desséchée du brun et le vent vient ébouriffer ses cheveux gras.
— Allons-y, mon Prince. Il ne faut pas rester là.
Lorsque le bataillon atteint le Palais de l’Impératrice à Oikos, la lune parle déjà aux étoiles. Le jeune homme entre dans le bâtiment, encadré par les soldats qui ne le lâchent pas d’une semelle. Au-delà de la barrière que forment ses protecteurs, le prince entend des exclamations de soulagement, aperçoit des larmes de joie rapidement effacées et des regards brillants provenant des domestiques. Aucun sentiment de reconnaissance ou d’envie de les rassurer n’étreint le cœur de l’adolescent qui passe son chemin sans un mot, sans un sourire.
Si son mutisme semble décontenancer Edwin et Eli, aucun des deux n’a assez de courage pour lui suggérer d’adresser un geste bienveillant à son peuple.
Quelques minutes plus tard, Micah se retrouve face au médecin impérial. Le bonhomme barbu aux grandes lunettes s’incline devant lui avant de se précipiter sur ses onguents et pansements. Pourquoi ce type n’avait pas fait l’effort de mettre un pied à la Clinique quand il s’y trouvait ? C’est une question qui passe totalement au-dessus de la tête de l’héritier. Il regarde l’adulte nettoyer ses plaies et en bander certaines pendant qu’Edwin reste posté à ses côtés, les traits plissés par l’inquiétude. Les mains du prince se referment naturellement sur le verre d’eau qu’on lui tend. Des encouragements sont nécessaires pour qu’il le porte à ses lèvres. Mais c’est à peine si une gorgée franchit ses lèvres desséchées.
— Votre Altesse, vous devez boire, insiste Edwin en cherchant l’appui du médecin des yeux. Vous êtes resté plus de quatre jours dans ce cachot sans eau, ni nourriture. Il faut que vous repreniez des forces !
— Du calme, capitaine.
Du coin de l’œil, Micah voit le praticien tirer l’officier à l’écart, comme si ce geste allait l’empêcher d’entendre leur échange. L’adolescent détourne le regard pour le poser sur ses genoux.
— Notre jeune Prince doit d’abord se remettre du choc, déclare le soigneur impérial en essayant vainement de chuchoter. Passer autant de temps sans stimulations extérieures, sans lumière, sans s’alimenter ou s’hydrater… Il y a de quoi devenir complètement fou, l’informe-t-il en grimaçant.
— Quand, commence Edwin après un moment de réflexion, sera-t-il… reviendra-t-il à lui ?
— Chaque cas est différent. Il me faut d’abord lui faire faire quelques exercices.
Des bruits de pas résonnent dans les oreilles de l’héritier qui prend la peine de relever la tête vers le barbu. Ses pupilles bleutées sont devenues ternes sous ce voile d’indifférence.
— Votre Altesse. Quel est votre dernier souvenir ? demande le soigneur d’une voix posée.
Aucune réaction ne plisse les traits tirés du garçon. Il continue de fixer son interlocuteur sans dire un mot.
— Très bien, essayons plus simple. Savez-vous où nous nous trouvons ?
Cette fois-ci, les sourcils de Micah se froncent. Il baisse la tête et de petites secousses agitent ses doigts.
— Laissons tomber ceci. Pourriez-vous écrire votre prénom sur cette feuille, s’il vous plaît ? Tenez, voici un crayon, indique-t-il en tendant le matériel au patient.
Le médecin aura beau lui laisser tout le temps du monde, les traces de graphite sont trop imprécises pour représenter quoique ce soit.
— Votre Altesse. Vous pouvez me poser toutes les questions qui vous traversent l’esprit, l’encourage l’adulte en souriant. Cela restera entre nous. Tenez, je vais vous confier un secret pour que l’on soit sur un pied d’égalité.
Le praticien pointe du doigt son crâne lustré qui brille sous les lustres de la salle :
— Je suis complexé par ma perte de cheveux depuis que j’ai trente ans, fait-il en éclatant d’un petit rire gêné.
Le jeune homme observe le médecin d’un air perdu. Puis sa bouche s’ouvre. Une voix grave, usée, en sort :
— Où est la fille… La fille aux cheveux roux…
Resté un peu à l’écart, Edwin décroise les bras pour faire un signe au professionnel de santé. Le soldat s’avance doucement vers le prince pour ne pas l’effrayer. Lorsque le bleu morose de l’ex-prisonnier rencontre le gris du capitaine, ce dernier comprend que plus rien ne semble animer le garçon. Il n’y a plus que du vide au fond de ces yeux. Avec regret, Edwin prend la parole :
— Il n’y avait pas d’autre prisonnier que vous, votre Altesse.
— Je l’ai tuée, réplique Micah sans laisser le temps au garde de développer. C’est ça. Elle est morte, elle aussi. N’est-ce pas ?
La question du prince relève plus de l’affirmation que de l’interrogation. Aussi, Edwin, devant la fragilité psychologique de l’héritier et ne sachant à qui ce dernier faisait référence, préfère garder le silence. Le déséquilibre mental du troisième fils ne saurait être aggravé par une phrase, certes rassurante, mais qui pourrait passer pour un mensonge.
— Tenez, prenez ça, ordonne le médecin impérial en fourrant le compte rendu qu’il a griffonné rapidement dans les mains du soldat. La mémoire visuelle du Prince s’est altérée, sa capacité de réflexion n’est plus celle qu’elle était… En gros, son cerveau s’est détraqué, soupire le soigneur en secouant la tête. Ce qui le rend incapable de faire face à des problèmes simples mais aussi très sensible à toutes formes de suggestions et de manipulations. Assurez-vous qu’il soit mis en lieu sûr avant de faire votre rapport à l’Impératrice.
Sans perdre un instant, Edwin invoque sa Maîtrise de l’Esprit.
— Eli. Prends quatre gars avec toi et conduis son Altesse à ses quartiers, lui ordonne-t-il en parlant à l’esprit de son coéquipier. Ne quitte ton poste sous aucun prétexte.
Pendant qu’il plie convenablement le compte rendu du médecin, le soldat observe Eli entrer dans la pièce, s’avancer vers le prince puis venir le soutenir délicatement. Edwin retient la porte le temps que l’escadron et l'héritier empruntent la sortie. Puis, il s’incline devant le médecin avant de fermer le battant.
— Sois prudent, résonne la voix d’Eli dans la tête du capitaine. C’est son fils. Un mot de travers et tu pourrais payer pour toutes les failles de sécurité qu’ont laissé nos supérieurs.
Par habitude, Edwin coupe la connexion mentale. Pourtant, malgré le poids du prince, son cadet se tourne vers lui et son regard cloue le gradé sur place. Edwin inspire profondément. Son écureuil immaculé apparaît dans un flash puis s’enroule autour de la nuque de son maître.
— Veille sur le prince, Eli, murmure-t-il télépathiquement. Je survivrai. Comme toujours.
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