55. Paso péruvien
Le cheval représente la puissance.
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Lorsque le premier tuteur entre dans sa chambre deux jours après l’arrivée de James, le regard vide de Micah passe sur le noble, désintéressé. Qu’est-ce qu’il me veut ? Qu’il décarre. Giorgio Val’Noret, chef de la Direction de la culture et de l’information du Palais, lui, n’est pas de cet avis. À la seconde où le quadragénaire grisonnant déplore à gorge déployée que ses équipes n’arriveront jamais à rattraper le retard accumulé par le troisième prince, des dizaines d’enseignants défilent, sans jamais s’arrêter, dans les appartements du brun.
On réapprend au jeune homme les bases de littérature, d’histoire tout en l’informant de la géographie de l’Empire, les spécificités de chaque Province et de la stratégie économique du Continent face aux Contrées Humaines. À cela s'ajoutent les cours d’étiquette, de langage et de posture qui se déroulent durant de longs repas. Si l’adolescent n’apprécie pas particulièrement recevoir des petits coups de baguette parce qu’il ne mange pas ses plats avec le dos suffisamment droit, aucune répartie n’est assez acerbe pour décourager son insupportable précepteur.
Au fil des jours, Micah commence petit à petit à reprendre pleine possession de son corps. Ses propres émotions ne lui semblent plus aussi étrangères ; les longues discussions en soirée avec James – quand Giorgio avait enfin décidé de lui foutre la paix - l’aident à comprendre pourquoi son cœur lui fait aussi mal, pourquoi les larmes lui montent aussi facilement aux yeux.
Quelques fois lui vient l’envie d’appeler Léana. Même s’il se souvient très bien de la nature de ses sentiments pour la jeune fille, ses doigts s’immobilisent toujours au-dessus de son portable. Tu perds ton temps. Si elle ne l’a pas appelé pendant qu’il était convalescent à la Clinique Impériale, elle ne le contacterait sûrement pas maintenant.
Ses premières nuits au Palais ne sont pas des plus calmes. Les flammes embrasent les murs de sa chambre et Kaïs gît au centre de la pièce. Parfois, sa main se tend pendant qu’une supplique déchirante se dégage péniblement de ses lèvres brûlées. Dans d’autres scénarios, Léana est aussi là, en pleurs sur le cadavre de leur ami. Quelles que soient les variantes de ce cauchemar, Micah n’atteint aucun des deux. Enchaîné aux ténèbres, il a beau hurler, sangloter ou trembler de rage, il ne peut qu’observer, inlassablement, ses amis se faire tuer. Il se réveille toujours à la même heure, toutes les nuits. Le corps en sueur, il cherche son portable à tâtons et relit toutes les conversations qu’il a eues avec Kaïs et Léana. Les premières fois, cette petite action a le don de le calmer suffisamment pour qu’il puisse se rendormir quelques heures plus tard. Mais plus le temps passe, plus l’effet s’estompe, laissant Micah éveillé jusqu’aux premières lueurs du matin.
Après des dizaines de nuits incomplètes, le jeune homme finit par s’avouer qu’il était, inévitablement et irrémédiablement, amoureux de Kaïs. À voir son visage dans ses rêves, dans l’eau des rivières près desquelles il se promène, dans la brise qui caresse ses cheveux, dans le feu des torches éclairant la capitale, il ne peut plus l’ignorer ou le nier. Lorsque son esprit divague pendant les leçons interminables des équipes de Giorgio, le regard de Micah tombe immanquablement sur l’illusion de Kaïs l’encourageant d’un sourire. Tu n’es pas là. D’ailleurs, sourire ? Tu n’as jamais fait une chose pareille. Le jeune prince efface d’un geste de la main ce double brumeux qui le hante depuis son enlèvement. Si ses instructeurs s’étonnent de ce comportement, ils ne font aucune remarque.
Conclure de la même façon pour les sentiments qu’il porte à l’égard de Léana est beaucoup plus complexe pour lui. Même si James essaye de l’encourager, Micah est convaincu que l’absence de messages, d’appels ou de nouvelles de la jeune femme depuis le terrible incendie est bien signe qu’il n’est plus le bienvenu dans sa vie. Ainsi, et pour le plus grand plaisir de Giorgio, Micah s’accroche à sa formation de prince héritier pendant qu’une partie de lui essaye, tant bien que mal, de faire son deuil.
Au début du mois de mars, soit un mois et demi après l’accident, l’Impératrice décide d’attribuer deux nouveaux instructeurs au jeune prince. Cette fois, ce sont ses Maîtrises qui sont passées au crible. L’habileté et la précision avec laquelle il manie sa glace devant Zika lui vaut les félicitations de la tutrice dès leur première leçon. Il n’a, cependant, pas la même chance avec Kato, venu l’aider pour sa Maîtrise du Feu. Pourtant, lorsque Micah lui explique qu’il ne se sent pas à l’aise d’utiliser cet art pour toutes les raisons qui lui sont personnelles, Kato n’insiste pas et lui propose des exercices de respiration. Surpris par une telle réaction, le jeune homme bredouille quelques remerciements puis acquiesce.
Pendant les semaines qui suivent, Micah s’entraîne à manipuler toutes formes de glace, du cristal de neige d’un centimètre de diamètre à l’immense agrégat de givre incrusté sur une roche granuleuse. Zika le laissera exprimer sa créativité en lui proposant des travaux de reproduction d’éléments réels. Si Micah commence tout d’abord par des formes simples, sa tutrice lui réclame très vite des structures aussi complexes que fragiles. Ces exercices l’obligent à jongler hâtivement avec de la glace pratiquement liquide mais aussi avec des engelures aussi solides que du métal. Ce qui, au premier abord représentait un problème pour le jeune homme, devient rapidement une de ses forces.
Lorsqu’elle estime qu’il a passé le premier niveau de compréhension de sa Maîtrise, Zika enjoint à son élève d’extraire son élément d’une bassine remplie d’eau, de glace et de terre. Ce premier échec est cuisant pour Micah qui n’a pas une vision assez globale de son pouvoir.
Avec un sourire qui en dit long sur ses propres combats, Zika lui explique que la Glace n’est que de l’Eau sous une forme solidifiée et que même liquide, chauffé intensément, devient vapeur. Par conséquent, ce gaz, cette vapeur d’eau, pourra tout autant être manipulé par une Maîtrise de l’Air que par une Maîtrise de l’Eau. De la même façon, celui qui commande à l’Eau, commande à la Glace.
— C’est aussi simple que ça ! lui sourit-elle.
Des activités simples de détection de ces deux éléments dans un environnement complexe aident Micah à exploiter l’étendue de son pouvoir jusqu’à ce qu’il réussisse à parfaitement détacher la glace de tout autre matière contenue dans un récipient. Zika, ravie des progrès de son élève, lui révèle qu’avec des progrès aussi fulgurants que les siens, il ne serait pas inhabituel que l’Eau s’ajoute à son arsenal martial.
Du côté de sa Maîtrise du Feu, Micah n’avance pas du tout au même rythme. Très patient, Kato se tient à l’écoute du jeune prince. Et, dès que ce dernier lui décrit les flammes bleutées aux allures de vagues de son familier, une étincelle malicieuse s’allume dans le regard ambre de son instructeur. À partir de ce moment-là, toutes les leçons sont remaniées.
— Vous êtes spécial, votre Altesse, relève-t-il d’un ton amusé.
Le contrôle de sa température corporelle est le premier axe d’enseignement soutenu par Kato. Le jeune apprenti est placé dans des pièces parfois surchauffées, parfois climatisées à outrance pendant que son tuteur l’encourage à répéter les exercices de respiration qu’ils ont pratiqués quelques jours plutôt. Après plusieurs essais infructueux, le corps de l’adolescent peut finalement ressentir la brûlure de la chaleur ou la morsure de la fraîcheur de son environnement.
La deuxième étape du plan de formation de Kato se joue au niveau du transfert de l’énergie de son élève vers un autre sujet. Viennent d’abord la glace, le plastique et la cire. Facile. Devant ces matières qui fondent aisément, le prince ne se rend pas compte qu’il aurait été incapable d’accomplir ça quelques mois auparavant. Face au métal et à la pierre, il fait beaucoup moins le malin. Pourtant, quelques séances plus tard, les deux matériaux sont brûlants.
La difficulté est poussée un peu plus loin lorsque son précepteur lui présente de l’huile et de l’alcool.
— Essayons avec cela, Votre Altesse.
Micah sait pertinemment que ces produits sont hautement inflammables. L’angoisse de recréer la même scène qu’il voit dans ses cauchemars permanents perce son cœur comme un poignard. Comme d’habitude, le visage de Kaïs apparaît devant ses yeux, les traits déformés par la douleur. La respiration de l’héritier s’accélère. Tu n’es pas réel. Son pouvoir réchauffe le bout de ses doigts pendant que le corps de l’hallucination prend plus de consistance.
— Micah, murmure l’illusion, un sourire triste sur les lèvres. Je suis désolé. J’aurais dû rester loin de toi.
Tu n’es pas réel. Dans le bol, des grosses bulles d’air commencent à se former à la surface de l’huile. Les sourcils de Micah se froncent pendant que le spectre de Kaïs continue de tournoyer autour de lui. Tu n’es pas là. Sa mâchoire se contracte, ses dents crissent sous la pression. Tu n’es plus là. Le poulain de Feu s’approche doucement de son maître. Aucune crainte ne brille dans son regard saphir. Les vagues de flammes bleutées crépitent légèrement dans sa crinière lorsque l’animal s’incline respectueusement devant le prince. Je n’ai pas pu te sauver. Au moment où les doigts de Micah se posent sur le museau de l’équidé, une intense énergie parcourt ses muscles contractés. Il lève les yeux vers le fantôme.
— Tu es mort ! s’écrie brutalement le jeune homme.
L’huile et l’essence explosent en de magnifiques flammes indigo. Derrière le brasier, les doubles de Kaïs et Léana se tiennent la main, leurs larmes brillant à la lueur du pouvoir de Micah.
— Allez-vous-en, supplie le brun, sa voix à peine plus forte qu’un souffle.
Je vous libère.
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