58. Lucane cerf-volant

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En Égypte antique, le scarabée représente le renouveau.

°°°

— Je vous laisse vous installer confortablement. N’hésitez pas à solliciter les domestiques si vous avez besoin de quelque chose. Le dîner sera servi dans une petite demi-heure.

Micah sourit poliment à la jeune femme qui n’a pas cessé de l’observer sans rien dire pendant l’entièreté de la traversée de l’océan Atlantique. Aussi n’attend-t-il pas de réponse avant de refermer le battant de la chambre d’ami. Mystérieuse et silencieuse. Au moins ça me changera de toi.

Il se met à marcher dans la maison qui l’a accueilli toute son enfance. Il ne remarque pas tout de suite le sentiment d’inconfort qui lui lacère le ventre. Chaque objet est à sa place, aucune poussière ne couvre les meubles et le sol, récemment vernis, brille de propreté. Tout est si calme, si normal. Si faux.

Alors qu’il se promène dans les couloirs boisés, il s’arrête naturellement devant la porte du dojo où tant de son sang a coulé. Encore une fois, rien d’inhabituel. Pourtant il les voit. Comme des taches colorant le sol. Sa transpiration, ses larmes, son sang... Et rien, aucun indice ne laisse deviner les horreurs qui se sont déroulées ici. Comme si sa douleur, son désespoir, cette torture n’ont pas sa place dans cette pièce. Mais c’est exactement à quoi elle est dédiée.

Sa chambre se trouve quelques mètres plus loin. Combien de fois s’est-il traîné à quatre pattes tel un animal blessé sur cette distance insignifiante ? Combien de fois son entraînement a-t-il tourné en une séance de décharge de la frustration que ressentait son père ? Combien de fois a-t-il refusé d’utiliser, d’apprendre à maîtriser un pouvoir qui ressemblait trop à celui de son agresseur ?

Comble de l’ironie, son père rentre aussi ce soir. La première question que ce dernier lui posera concernera ses Maîtrises. Pas sa santé, mentale ou physique. Pas ses envies passées et ses rêves futurs. Le Numéro Deux ne s'embarrasse pas de ce genre de sentiments. Il n’en a jamais eu grand-chose à faire. Micah est un investissement, un produit de deux grandes puissances - bien qu’aucune hérédité entre les Maîtrises n’ait été prouvée. Qu’est-ce qui justifie une telle obsession ? Est-elle un moyen d’établir un centre d’intérêt commun entre père et fils ? Pff. Laisse-moi rire doucement. Ha. Ha. Jamais une telle volonté ne justifiera des années de maltraitance. Pourtant, même si une rancœur de plus en plus forte lui ronge l’esprit, il ne confrontera pas son père par rapport à ses agissements. Pas ce soir, pas avec Akali dans la maison. Elle n’a pas besoin d’assister à ça.

Dans une autre réalité, Micah aurait aimé se confier son père. Il lui aurait conté son combat contre la folie pendant les premières heures de son emprisonnement, comment il a fini par y succomber et comment il a fini par retrouver la lumière. J’aurais pu lui dire pour… Kaïs. J’aurais pu bénéficier de ses conseils pour retrouver Léana. Mais cela n’arrivera pas.

Micah pousse la porte de sa chambre. Son lit est fait, tout est impeccable. Pourtant, il ne s’est jamais senti aussi étranger à cette pièce qu’à ce moment précis. A-t-il tant changé ? Il s’assoit à son bureau et retrouve ses notes pour sa préparation du bac. Rien ne lui semble plus futile que ce diplôme humain. Avant, cette échéance constituait toute sa vie. Sa découverte du Continent lui a permis de comprendre qu’il y a beaucoup plus en jeu que sa simple réussite à un examen.

Mais il faut que je retourne dans ce lycée. Il faut qu’il affronte ce lieu rempli de souvenirs de Léana et Kaïs. Il faut qu’il puisse leur dire au revoir.

Un souvenir en entraînant un autre, il ouvre le tiroir de gauche et en découvre le double fond. Ses yeux tombent sur l’écrin rouge que lui a confié la grand-mère de Kaïs. Ses doigts tremblent lorsqu’ils découvrent son contenu. Un portable. Par curiosité, il allume l’appareil. Parmi les numéros enregistrés, il reconnaît celui de Kaïs. Celui d’Iris et d’Hashim y sont aussi inscrits. La respiration de Micah se raréfie ; son index survole l’écran, hésitant à démarrer un appel. Mais une petite note glissée sous l’appareil attire son regard. « Si tu es en danger, de quelques manières que ce soit, appelle ce numéro. Rien ne justifiera jamais la maltraitance des mineurs. », indique-t-elle.

Un petit rire s’échappe de ses lèvres et il déchire le mot. Tu continuais de te faire battre en te raccrochant à l’amour que tu portais à deux adolescents. Tu le supportais ces violences. Pendant qu’eux le savaient. Ont-ils fait quoi que ce soit pour te sauver ?

On n’a pas osé, commence l’illusion de Léana, ses yeux gris presque larmoyants, on pensait…

Micah ne laisse pas le double finir et l’efface d’un geste de la main. Il n’a pas le cœur à écouter des excuses que son esprit aurait inventé. Je ne suis plus celui que j’étais avant. Je suis plus fort. Je peux enfin me battre pour moi.

Le repas est annoncé sans que Micah n’ait vu le temps passer. Posté devant le miroir de sa salle de bain, il étudie son reflet, des ciseaux à la main. Ses cheveux lui tombent jusqu’aux épaules, les poils sur son menton se sont multipliés. Ses yeux cobalts ont perdu de leur douceur ; son alter ego le fixe de son regard dur et froid. J’ai changé. Il pose lentement les ciseaux sur le bord du lavabo. C’est moi maintenant. Il attache ses mèches dans un chignon sur le haut de sa tête d’un geste rapide puis lâche un soupir déterminé. Il est temps d’aller au combat.

Son père n’est pas encore arrivé dans le salon lorsque le jeune homme s’installe à table. Il jette un coup d’œil à Akali qui porte toujours ses voilages multicolores. Comment va-t-elle manger sans s’en mettre partout ? Comme si l’enkidienne sentait son attention sur elle, Micah rencontre ses pupilles émeraudes et lui sourit poliment.

— Ah ! tonne une voix effrayante. Mon fils ! Tu m’as manqué !

Tout le corps de Micah se tend lorsque son père – qui ne l’a jamais embrassé – le prend dans ses bras. Sous le choc, il ne peut pas le repousser. Son cerveau est bloqué sur le dégoût que lui inspire cette étreinte. Et puis, d’un coup, l’étau se desserre. Le Numéro Deux marche triomphalement vers sa place, un sourire aux lèvres. Une vague de frissons secoue la peau de du prince.

— Alors, qu’a donné cet entraînement ? Tu peux enfin utiliser ton Feu ?

Pff. Je l’avais prédit. À quoi s’attendait-il ? Est-ce que son père s’est une seule fois préoccupé de son bien être mental ? Non. Sa vie pathétique d’adolescent de dix-sept ans ne l’intéresse pas. Micah prend le temps d’inspirer calmement avant de changer de sujet :

— Mademoiselle Assas’Hin, je vous présente Onibi Théso, fait-il poliment en se tournant vers la jeune noble. Mon géniteur.

— Ton géniteur ? Je suis plus que ça, Mademoiselle Assas’Hin, clame l’intéressé de sa voix autoritaire. Je suis le Numéro Deux, Empereur consort.

Micah réprime in extremis un rictus moqueur. Depuis quand son père pensait avoir un quelconque poids sur les décisions de l’Empire ?

— Sans vous manquer de respect, Père, je doute que les enkidiens vous considèrent de la sorte, déclare-t-il en haussant le ton par égard pour Akali.

— Ils apprendront, assure fermement Onibi. Dès que tu entreras à l’Académie, Omphale annoncera notre mariage et donnera le statut d’Empereur. Ils rentreront dans les rangs.

Pendant que l’adolescent regarde son père d’un air déconcerté, un rire flûté provenant de l’autre côté de la table l’oblige à détourner son regard de la mine arrogante de l’adulte. Il rencontre les pupilles pétillantes de malice d’Akali. Tiens ?

— Quelque chose vous faire rire, Mademoiselle Assas’Hin ?

— Vos rêves m’amusent, cher Maître.

L’acidité qui dégouline des mots de leur invitée surprend le prince mais ne le déçoit pas. Spectateur d’un échange qui s’annonce croustillant, il s’accorde le droit de s’adosser à sa chaise pendant que les joues de son père se colorent de rouge.

— C’est une réalité, Mademoiselle. Vous êtes trop jeune pour comprendre ce qu’il se joue au sommet de l’Empire.

— C’est un vœu pieu, Maître Onibi. Ma jeunesse, contrairement à votre arrogance, ne m’empêche pas d’avoir une logique suffisante pour distinguer les résultats d’un calcul logique d’une volonté irréalisable.

Wow. Micah cache son sourire derrière la paume de sa main. Sauvage.

— Vous n’avez aucune expérience de commandement et de choix stratégiques. Ce mariage est la meilleure décision que l’on pourrait prendre pour stabiliser l’Empire après ces horribles attentats.

— La présence, même temporaire, du Prince Micah sur le Continent a apporté une vague de soulagement au sein des Provinces, Maître. Savoir que le troisième héritier ne renie pas son origine mais se l’approprie confère un nouvel espoir aux citoyens enkidiens. Votre couronnement effacerait tout cela d’un trait.

— Vous n’en savez rien.

— Votre égo surdimensionné altère votre jugement, Maître. Quinze minutes de conversation avec vous suffit à me convaincre que même un singe ferait un bien meilleur souverain que vous.

Ouch. Silence. Alors qu’Akali défie fièrement Onibi du regard, Micah pose doucement son verre d’eau sur la table. À mesure que le temps s’étire, l’air ambiant semble se compresser et l’oxygène se fait de plus en plus rare. Pour briser la tension, l’adolescent se saisit d’un bol contenant de la laitue et affiche un sourire radieux :

— Vous voulez de la salade Mademoiselle Assas’Hin ? propose-t-il, ses yeux la suppliant de prendre la perche qu’il lui tendait.

— Je crois que j’en ai déjà dans mon assiette, mon Prince.

Échec de l’opération. Retour à la base. Le manque de diplomatie de son père envers la fille du Gouverneur de la Province de l’Air est suffisant pour que celle-ci estime son honneur bafoué et demande réparation par le sang. Akali, malgré ses dix-sept ans, possède bien plus de pouvoir politique dans son petit doigt que son père n’en n’aurait jamais. Obnubilé par un rêve qui ne prend - certainement - pas en compte la réalité, Onibi oublie que son statut de géniteur de prince ne lui octroie pas plus de droits que celui de Maître. Aux yeux du monde enkidien, il n’est qu’un moyen comme un autre pour l’Impératrice de concevoir un héritier.

— Micah.

Le jeune homme lève les yeux vers son père. Son visage rouge, sa mâchoire contractée et son regard noir lui indiquent que le Numéro Deux est loin de s’être calmé. Si, pour l’instant, un incident diplomatique a été évité, Micah n’est pas à l’abri de se prendre un retour de bâton beaucoup plus violent que ceux auxquels il a été habitué.

— Est-ce que tu contrôles ton Feu ?

— Non.

Le sarcasme sort plus naturellement que prévu. Micah ne peut même pas s’en empêcher. Un sourire se dessine sur son visage. Regarder son père taper des poings sur la table a quelque chose de drôle. Il y a quatre mois, il aurait été transi de peur. Mais, après tout ce qu’il a traversé, la colère de son père sonne presque enfantine.

— TU TE FICHES DE MOI ?

— Non, Père. Je n’oserai pas, persifle-t-il sans le cacher.

La lueur amusée dans le regard d’Akali n’échappe pas au prince. Malheureusement, même si pousser Onibi dans ses derniers retranchements lui donnerait une certaine satisfaction, cela réduirait drastiquement le confort de leurs conditions de séjour. Aussi, préfère-t-il lâcher un peu de lest :

— Je ne me suis pas complètement remis de mon enlèvement. Ma Maîtrise du Sang, enfin… J’ai, malgré moi, tu…

— Tu es capable de commander au Sang ? coupe son paternel, sa colère tout oubliée. Ça y est ? Tu serais en bonne position pour hériter le trône, tes demi-frères ne l’ont jamais manifestée ! s’écrie-t-il, en éclatant d’un rire soulagé. Cela conforte ma position !

— Non, ce n’est pas…

— Enfin une nouvelle intéressante ! Je l’annoncerai à Omphale si elle ne le sait pas déjà, elle…

Pendant que son père continue de déblatérer ses plans basés sur un raisonnement faux, la patience de Micah commence sérieusement à s’égrainer. Ses doigts se posent sur son verre et des étoiles de glace se dessinent à la surface de l’eau alors que de longs filaments azur plongent au fond du récipient.

— Pour la dernière fois, ce n’est pas ce que tu crois. Je voulais…

— Non, non. Mieux ! Tu vas m’accompagner, réfléchit le Numéro Deux à haute voix. Je…

Le troisième fils jauge son père d’un regard calculateur. Puis, dans une grande détonation, l’ensemble des verres posés sur la table se brisent. Leurs éclats virevoltent dans les airs, éraflent la peau des invités avant de tomber au sol dans une mélodie harmonieuse. L’eau devenue givre, s’est libérée de l’emprise de son ravisseur et trône triomphalement sur la nappe sous les yeux d’Onibi. D’un geste de la part du prince, trois dagues de glace naissent au bout de ses doigts puis viennent se ficher dans le siège de l’adulte, épinglant la tunique de ce dernier.

— Ça suffit, déclare Micah en fermant les yeux.

Le ton de sa voix et l’atmosphère dans la pièce sont suffisamment froids pour qu’Onibi comprenne la dangerosité d’une parole non réfléchie. Le jeune homme se lève lentement de sa chaise. Le grincement sinistre de celle-ci brise le silence pesant qui s’est installé.

— Tu ne monteras jamais sur le trône, déclare-t-il sèchement. Ce n’est pas ta place et cela ne l’a jamais été.

— Je…

— Tais-toi.

La glace sur la table se liquéfie, s’élève dans les airs puis s’enroule amoureusement autour des avant-bras de Micah. Elle serpente jusqu’à ses doigts au bout desquels elle créé des pics acérés. Auréolé d’une aura de puissance effrayante, le prince s’avance tranquillement vers son père et place sa main sur la gorge de l’intéressé. Un tremblement, un sursaut ou un geste malheureux mettrait fin à la vie d’Onibi Oikos. Micah se penche vers l’oreille de son géniteur pendant que son index dessine patiemment une ligne sanglante sur la peau de son bourreau.

Puis il chuchote :

— Tu ne monteras jamais sur le trône, répète-t-il. Jamais un monstre comme toi ne dirigera cet Empire. Si je dois succéder à l’Impératrice, j’accepterai cet honneur, promet-t-il, un petit sourire aux lèvres. Mais tu n’auras rien. Aucune gloire, aucun pouvoir.

Alors qu’il s’apprête à détacher de sa victime, Micah perçoit un murmure étrange. Qu’est-ce que... Le chuchotis s'accroît en une mélodie régulière. Douce et aimante, elle enveloppe l’adolescent dans un cocon chaleureux, caresse sa peau couverte de cicatrices et apaise sa colère. Se joignant à ce chant gracieux, l’eau qui coule dans les veines de son père fredonne un air que l’adolescent reconnaît. Curieux, Micah se laisse aller à cette euphorie qui lui tend les bras. La prédiction de Zika est-elle en train de se réaliser ? Maîtriserait-il l’Eau ?

Non.

C’est bien plus intéressant que cela.

Après un temps, Micah s’écarte de son père. Ses traits se sont détendus, sa respiration s’est calmée et une nouvelle étincelle brille dans son regard cobalt. Il reprend :

— Tu n’es qu’un pion dans un jeu beaucoup trop grand pour ta propre compréhension. Laisse-toi guider, tu t’en sortiras bien, murmure-t-il sincèrement avant de se diriger vers la porte.

Lorsqu’un hurlement de rage retentit et que la chaleur d’une boule de feu réchauffe son dos, un sourire narquois se dessine sur les lèvres de l’héritier. Sans prendre le temps de se retourner, Micah dissipe les flammes d’un geste de la main. C’est presque trop facile. Puis, il ferme lentement le poing. Et, pendant quelques secondes, le cœur d’Onibi s’arrête de battre.

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