60. Écureuil roux

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Cet animal représente l’indépendance.

°°°

Solène pose délicatement ses doigts sur la joue d’Ophélie. Tout l’amour qu’elle possède pour cette fille brille dans son regard timide. Toutes les émotions qu’elle n’exprime pas par des mots sont hurlés par la tendresse de ses traits. Sa bouche se plisse en un sourire discret alors que son pouce tremblant caresse la peau de son amie. Un rire lui échappe ; la tension est trop grande. Elles se connaissent depuis si longtemps, alors pourquoi faire autant de chichi pour un premier baiser ? Solène s’écarte, histoire de reprendre son sérieux. Son stress est tellement palpable qu’elle se demande sûrement comment Ophélie fait pour le supporter. Lorsque celle-ci se rapproche de quelques centimètres, le souffle de Solène semble s’arrêter une seconde. Ses lèvres tremblent et leurs doigts entrelacés sur le genou d’Ophélie se crispent l’un contre l’autre.

C’est trop pour Léana qui ne peut pas supporter d’en voir plus. Elle détourne le regard de la fenêtre pour le poser sur son professeur d’anglais qui gesticule dans tous les sens. Le soleil du mois de mai étire ses rayons sur les vitres du bâtiment et leur chaleur caresse le visage fatigué de la jeune femme. Cachant un bâillement derrière sa main, Léana essaye de donner l’impression qu’elle boit les paroles de l’adulte. Ses yeux rougis, soulignés par de longues cernes violettes, ne jouent certainement pas en la faveur d’une prestation convaincante.

Son chaton de Feu apparaît sur le coin gauche de son bureau, la queue enroulée autour de ses pattes enflammées. Alors que l’animal commence à faire sa toilette, Léana lâche un soupir épuisé. Tu ne veux pas me distraire ? Si le félin ambitionne d’accéder aux demandes de sa maîtresse, il le cache bien. La jeune femme fait courir ses doigts sur la tablette en espérant attirer l’attention de son familier. Elle tente des déplacements rapides, lents ou encore de vives transitions entre les deux vitesses. Rien à faire, l’insolent ne s’intéresse qu’au nettoyage intensif de ses flammèches. Léana grimace en tirant discrètement la langue. T’es pas drôle.

Si elle insufflait un peu plus de pouvoir dans sa maîtrise du Feu, sa capacité se révèlerait à toute sa classe. Pendant un instant, elle se laisse tenter par la possibilité de créer un chaos spectaculaire. Ça, ça serait distrayant. Elle relève la tête vers son chaton qui la fixe d’un air moralisateur. Elle lève les yeux au ciel avant de croiser ses bras sur la table et d’enfouir son visage dans leur creux. Pff.

Sans diversion bienveillante, son esprit s’envole naturellement jusqu’à eux. Elle qui s’était intensément plongée dans ses révisions, qui s’était entraînée jusqu’au malaise, qui s’était infligée de longues nuits blanches pour ne pas y penser… En un seul et bref instant, ses efforts sont réduits à néant.

Micah…

Au début, elle lui en avait voulu. De s’être enfui, de garder ce silence terrible, de bloquer tout contact avec elle. Qui ne se serait pas senti trahi ? Pourtant, même oubliée, même inutile, elle lui a trouvé des excuses. Après tout, elle avait aussi eu ce besoin de se couper du monde en décembre.

Malgré ça, il est resté près de toi.

Alors qu’il te connaissait depuis quatre mois.

Cette courte période hivernale n'avait pas empêché Micah de se comporter comme un véritable ami. D’autres se seraient sauvés, effrayés par l’hypersensibilité et l’anxiété de Léana. Pas lui. Il l’avait sincèrement soutenue, gentiment encouragée. Alors, naturellement, la colère de la jeune femme avait fini par s’évanouir.

Mais d’autres questions l’ont immédiatement submergée. Était-il retourné sur le Continent ? Avait-il fini par se libérer du pouvoir de son frère ? Lui manque-t-elle ?

Les doigts de Léana se crispent sur sa peau et elle se redresse sur son bureau, à la recherche d’un élément intéressant lui permettant de ne pas s’étendre sur ce type de réflexion.

Elle regarde le professeur d’anglais passer dans les rangs et prend la feuille d’exercice qu’il lui tend. Après une première analyse des questions, l’adolescente se lance dans la rédaction avec une facilité qu’elle a acquis au prix de courtes nuits de sommeil. Après tout, travailler jusqu’à l’évanouissement lui permet d’empêcher son cerveau de se tourner vers d’autres pensées. Ce n’est que lorsqu’elle a poussé son corps à bout qu’elle peut enfin s’endormir. En tout cas, c’est la meilleure parade qu’elle a trouvée pour empêcher ses larmes de couler depuis qu’on l’a abandonnée.

Le stylo dans sa main forme des lettres, ses sourcils se froncent sous la concentration mais le corps de la jeune femme n’est plus qu’une coquille vide animée par des réflexes d’écriture. De son côté, son cerveau se laisse entraîner par la voix entêtante de ses souvenirs.

Lorsqu’elle est arrivée dans la famille Bayram, Kaïs lui avait fait peur. La dureté de son regard, ses mots tranchants et son agressivité avaient été difficiles à gérer pour la petite fille terrifiée qu’elle était. Puis, un jour, elle avait compris. Il était différent. Comme elle. Il ne souffrait peut-être pas d’angoisses redoutables et ne risquait pas de faire des crises de panique si la maîtresse l’interrogeait mais il était, lui aussi, incompris par ses pairs. Son langage fleuri, sa brutalité presque animale ne plaît ni aux adultes, ni aux enfants. Alors conscients de la force de leur différence, les deux enfants se sont construits ensemble, pierre après pierre. Lui, essuyant les coups de ses camarades qui haïssent son franc parler et elle, supportant le poids de son anxiété sociale.

Ils ne se sont jamais lâchés. Lorsque Kaïs a été la proie de jalousies à cause de ses bonnes notes, elle s’était interposée et l’avait défendu quitte à se mettre socialement en danger. Il connaissait les mots pour la réconforter, elle savait calmer sa hargne. Ils existaient à deux ; dans un équilibre aussi précaire que prodigieux. Et, pendant, un temps, il avait été son univers.

Alors, quand les docteurs ont appelé Iris pour lui annoncer la terrible nouvelle, elle avait pleuré. Elle avait pleuré pendant des semaines durant. Puis, elle l’avait détesté. Après tout, il avait brisé la promesse qu’il lui avait faite. Lui qui avait juré de se battre jusqu’au bout, il lui avait menti. Son chagrin avait été si puissant qu’elle avait, pendant un temps, refusé qu’on prononce son nom devant elle.

Puis, les jours ont passé.

Les jours, les semaines, les mois… La vie a continué son cours. Sans que son courant n’emporte l’adolescente.

Une partie d’elle s’est envolée. Son cœur s’est noirci et ses émotions, d’ordinaire si puissantes, se sont dissipées. Bordel. Elle danse au bord d’un gouffre à chaque fois qu’elle pense à lui. À deux doigts de tout foutre en l’air.

Léana aurait aimé être une femme forte. Une de celles qui peuvent mettre de côté leurs sentiments. Une de celles qui n’ont pas peur de clamer haut et fort ce qu’elles pensent. Une de celles qui ne jurent que par leur indépendance.

Ce n’est pas elle. Certaines personnes trouveraient cette affirmation aussi outrageante que ridicule et essayeraient de la persuader qu’elle est assez puissante pour continuer à avancer seule. Après tout, n’est-elle pas un Prodige des Maîtrises ? Certes. Mais ça ne fait pas tout. Elle s’en est rendue compte quelques semaines après la mort de Kaïs, alors qu’elle crachait tout le pouvoir qu’elle détenait.

Léana ne peut plus continuer à l’ignorer ou à le nier. Elle a besoin d’eux. D’eux deux. Elle a besoin de retrouver cette force qui la pousse à se dépasser et cette douceur qui la réconforte lorsqu’elle est trop dure avec elle-même. Elle veut l’excès de confiance de Kaïs et la bienveillance sarcastique de Micah.

Elle avait mis du temps à comprendre que la différence entre leurs tempéraments - un brasier bestial pour l’un et une nonchalance glaciale pour l’autre - n’était pas un frein à cette relation explosive mais bien le contraire. Différent, à l’image de Kaïs et elle-même, Micah apporte à leur amitié enfantine cette sérénité qu’ils arrivent difficilement à atteindre seuls. Jamais décontenancé par la fougue brutale de Kaïs ou par les émotions turbulentes de Léana, il est le rouage manquant à leur équilibre parfois si fragile. Pourquoi ne leur a-t-elle pas avoué ? Pourquoi a-t-elle été aussi idiote ? Pourquoi faut-il que l’un disparaisse et l’autre meure pour qu’elle se rende compte qu’elle a perdu ce qu’elle avait de plus précieux ?

La pointe du stylo de Léana se fige sur le papier. Ses ongles s’enfoncent dans le bois de son bureau, comme si ce geste allait faire cesser le tremblement de ses mains.

Micah… Est-ce que tu sais pour Kaïs ? Est-ce que c’est aussi dur pour toi que ça l’est pour moi ? Quelque part, elle espère sincèrement qu’il n’est pas au courant. Que dans son esprit, Kaïs a miraculeusement guéri. Personne ne devrait être obligé de supporter seul une peine aussi horrible. Tu t’effondrerais. Exactement comme moi.

Léana n’est pas assez prétentieuse pour prédire la réaction de Micah. Mais elle sait une chose : lui et elle se ressemblent. Ce n’est pas la première fois qu’elle constate la similarité de leur caractère. Après réflexion, c’est pour cette raison qu’elle avait été aussi prompte à baisser sa garde. Plus il s’intégrait naturellement dans le duo qu’elle formait avec Kaïs, plus elle avait cette impression de l’avoir toujours connu. Comme une espèce d’âme sœur qui avait traversé les autres dimensions pour les retrouver. Quand il était à côté d’elle, quand il lui souriait, une vague de quiétude emportait son esprit embrouillé vers des rivages plus tranquilles. Pire, son cœur menaçait d’exploser à chaque fois qu’il se tournait vers elle, à chaque fois qu’il l’effleurait sans le vouloir.

Mais Micah ne reviendra pas. Léana le sait. Et Kaïs Kaïs a cessé d’exister.

Un éclair de douleur transperce sa poitrine et la jeune femme se recroqueville sur sa chaise, les lèvres serrées. Ça va passer. Ça va passer.

Si elle reste au lycée, si elle continue à s’entraîner aussi dur pour le concours, si elle bosse le soir pour son bac au lieu de se laisser convaincre par cette tristesse ténébreuse qui lui tend gentiment les bras, c’est parce qu’elle veut honorer la force qu’ils lui ont transmise alors qu’elle était au plus bas. Mais elle ne va pas bien. C’est certain. Elle ne s’est jamais sentie aussi « incomplète » que maintenant. À l’image d’un puzzle complexe auquel il manque des pièces pour que l’on comprenne son sens.

— Léana, tu as déjà terminé ?

Elle ne s’est pas rendu compte qu’elle s’était levée pour rendre sa feuille d’exercice. Léana regarde son professeur d’un air surpris, sans intention de répondre à sa question. Il doit comprendre rapidement parce qu’il n’insiste pas. L’adolescente retourne à sa place et sort ses fiches de révision. Elle ne veut pas se laisser la possibilité de rêvasser à nouveau.

La sonnerie retentit bientôt pour détacher les élèves de leurs chaises. Léana inspire profondément. Le choc n’allait pas tarder à la frapper. Petit être aux boucles brunes, ledit choc fonce vers elle avant qu’elle n’ait eu le temps de bouger d’un millimètre, ses lunettes démesurées plaquées contre son visage :

— Salut Léa !

Elle ne répond pas. Elle n’en a pas et n’en a jamais eu l’envie. Habitué à ce comportement, le garçon insupportable embraye directement sur un monologue inintéressant :

— T’as passé un bon week-end ? Moi oui ! Je me suis cousu un nouveau pantalon, je te le montrerai dès qu’il sera prêt ! Je suis hyper fier de moi ! C’est pas facile la couture, tu n’y arriverais pas, fait-il en la regardant ranger ses affaires. Qu’est-ce que je ne ferais pas pour qu’Il me remarque ! Tu sais, j’ai même cru le voir ce matin ! s’exclame-t-il, des étoiles dans les yeux. Je crois que je deviens fou après ces mois d’absence. Tu sais que j’attends avec impatience le jour où je pourrais me jeter dans ses bras. Quel prince…, rêvasse-t-il alors qu’elle se lève de sa chaise. La première fois que je l’ai vu, je suis tombé amoureux. Ces cheveux longs, ces yeux de glace… Argh ! Quelle beauté, je te jure. Je…

Le cœur de la jeune fille se fend un peu plus à chaque fois que Ben mentionne Micah. Mais le garçon ne n’y fait pas attention. À part sa propre personne, il n’y a pas grand-chose qui l’intéresse. Par habitude, elle s’élance dans les couloirs avec l’intention de le semer. Raté. Il s’accroche, le bougre. Pourquoi continue-t-il à la suivre alors qu’elle n’a pas ouvert la bouche depuis trois mois ? Léana ouvre son casier pendant que le lycéen continue de la submerger de détails dont elle n’a que faire :

— Tu avais de la chance de traîner avec lui ! s’exclame-t-il, les sourcils froncés. Je me demande bien ce qui l’intéressait chez toi… T’es pourtant hyper banale ! C’était peut-être pour bien se faire voir des autres ? Je comprendrais la stratégie. Il ne serait jamais sorti avec toi, de toute façon ! Il est trop beau pour quelqu’un comme ton genre, sans vouloir t’offenser.

Elle se débarrasse de ses livres alors que Ben déblatère tout ce qu’il a dans la tête. Elle ne sait pas exactement comment elle s’est retrouvée avec ce gars hyper collant. Depuis l’accident, elle avait toujours traîné toute seule. Puis, un jour, il était là, à cracher son venin sans que sa présence à elle ne le dérange.

Une grande meute de lycéens passe dans l’allée à côté des casiers, leur trot ponctué de petits cris ridicules. Léana n’y fait pas plus attention que ça et ferme tranquillement le compartiment. Occupée à réciter mentalement différentes formules mathématique pour bloquer le venin de son interlocuteur, la jeune femme entre sa clé dans le cadenas. Elle ne voit pas le visage de Ben se figer de surprise, elle n’entend pas son petit hoquet excité :

— Je n’y crois pas ! Oh, putain ! Écartez-vous de lui ! Laissez-moi passer !

Léana range ses clés dans son sac et reprend tranquillement son chemin vers son prochain cours. Elle se faufile à travers la foule, les muscles de sa poitrine contractés par l’angoisse que lui procure ce type de situation. Elle bouscule quelques personnes sans s’excuser quand soudain, son cœur lui envoie une décharge électrique.

La douleur explose dans sa cage thoracique, sa respiration se coupe brutalement et ses doigts se posent sur sa poitrine. Respire. Alors que les gens continuent d’affluer autour d’elle comme le remous d’un océan déchaîné, la jeune femme cherche un endroit où elle pourrait se réfugier. Respire. La main fermement agrippée à son tee-shirt, Léana se concentre sur l’air qui sort de ses poumons pendant que la sensation de panique continue de resserrer ses tentacules sur sa gorge. Respire. Son regard passe de visage en visage, de paires de chaussures en paires de chaussures. Une vague chaleur engloutit sa peau tandis qu’une onde glacée ravage l’intérieur de son corps. Il faut que je sorte d’ici, il faut…

Et puis soudain tout s’arrête.

Elle s’accroche à la rambarde de l’escalier, et avec un effort conséquent pour ses muscles fatigués, elle réussit à s’extirper de la cohue. Ouf. Et, alors qu’elle s’enfuit vers l’étage supérieur, Léana ne remarque pas qu’on la suit du regard.

La fin de la journée arrive plus vite que l’adolescente le souhaite. Elle observe d’un air morne ses camarades de classe se précipiter vers la porte dès que la sonnerie les invite à retrouver leur liberté. Elle soupire de frustration tout en rangeant ses affaires. Le plus dur est encore à faire. Comment va-t-elle faire pour occuper son esprit en attendant la nuit ? Elle se lève de sa chaise et, par habitude, ferme les fenêtres de la salle avant de se poster près du battant. Elle attend patiemment que le plus gros des lycéens soit passé pour s’engager elle aussi dans le couloir. Par chance, sa patience est très vite récompensée.

Elle ne passe pas par son casier, n’ayant pas particulièrement envie de revivre l’expérience de ce matin. Aussi descend-t-elle directement les marches vers le hall d’entrée du bâtiment. Pour que sa sortie du lycée soit le plus rapide possible, elle commence à détacher son longboard de son sac à dos tout en dévalant les escaliers. La jeune femme est tellement concentrée sur une des fixations capricieuses qu’elle oublie de regarder où ses pieds la guident. Bien évidemment son crâne – vide à ce moment-là - finit par rencontrer quelque chose d’abrupt.

BOUM.

La porte en verre ne bouge pas d’un centimètre. Ce n’est pas le cas de Léana. L’adolescente plaque une main contre son front pendant que son corps fait naturellement machine arrière. Derrière sa paume, elle avise le battant d’un air mauvais. Tu te prends pour qui, vitre à la noix ? Malheureusement pour elle, la douleur qui commence à grandir sous sa peau l’empêche de froncer plus fort les sourcils. Aïe. Un rire nerveux lui titille les lèvres mais elle ne le laisse pas sortir ; le reflet d’un inconnu dans le verre l’en empêche.

— Tu vas bien ?

Léana se fige. Les battements de son cœur s’emballent. Cette voix. Sa respiration se bloque dans sa gorge serrée pendant qu’elle se tourne lentement vers le garçon.

Tu ne peux pas…

Ce n’est pas…

Ses cheveux sont plus longs, un léger bouc décore sur son menton et de ses traits presque féminins émanent une douceur qui n’a pas changé. Son regard de glace la transperce et elle expire un souffle tremblant :

— Micah.

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