65. Cygne noir
Le cygne représente le rêve et la pureté.
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Un hurlement déchire la nuit. La terreur rugit dans ses veines, emprisonne son cœur dans son étreinte incendiaire avant de s'enfoncer au plus profond de lui. Micah ouvre soudainement les yeux alors que son propre cri meurt sur ses lèvres. Non ! Il se redresse, prêt à se défendre. Sa gorge le brûle, son souffle erratique se répercute sur les murs de sa chambre.
Ce n’est qu’au bout de quelques instants qu’il comprend que Léana n’est pas morte dans ses bras. Son sang ne tache ses paumes, son dernier souffle ne s’est pas éteint sur sa joue. Ce n’est rien. Kaïs ne va pas surgir des ténèbres de la pièce pour le tuer, ses iris grenat ne le pourchasseront pas dans les ténèbres. Tu es en sécurité. La main sur sa poitrine, il ignore le tremblement de ses doigts contre sa peau. Ce n’est qu’un cauchemar. La sueur perle le long de son visage, des frissons remontent le long de son échine. Calme-toi. Son corps ne l’écoute pas. Ses muscles portent encore en eux les marques de ce mauvais rêve qui le poursuit depuis des mois.
Face à son propre esprit, Micah perd ses moyens. Le voile de force et de confiance n’est pas assez puissant pour le protéger de ses démons. Son masque ne trompe pas les ombres qui se tapissent dans son inconscient. Si le jour tient sa culpabilité à l’écart, l’obscurité l’invite à danser. Son statut d’héritier, son titre de prince… Plus rien de cela n’a d’importance une fois que le soleil disparaît derrière la courbe de la Terre. La nuit, ses émotions tirent sur leurs chaînes, espérant remonter jusqu’à la surface de sa conscience pour l'étouffer de leur violence.
Tu aurais dû chercher Léana.
Tu aurais dû aller sur la tombe de Kaïs.
Micah se crispe. Il ferme la porte à ses sentiments et les enferme à double tour au fond de son âme. Il ne peut pas se laisser submerger. Il ne peut pas. Il va bien, il va mieux. Le prince inspire profondément. Il est fort. Plus fort qu’il n’a jamais été. Il est enfin celui qu’il a toujours voulu être, sa meilleure version de lui-même. Sa lèvre inférieure tremble. Il se soucie enfin de lui, les autres n’ont plus aucune importance. Des larmes se forment au coin de ses yeux. S’il continue sur la voie qui lui a été tracée, les Provinces se rangeront naturellement derrière lui et il accédera au titre d’Empereur. Qu’importe l’ordre de naissance, la confiance des sept Provinces détermine l’héritier qui prendra la suite de l’Empire. Une douleur sourde s’insinue dans son cœur. Il lui suffit de travailler d’arrache-pied pour obtenir l’aval de son peuple. Il y arrivera. Des perles d’eau s’échouent sur ses draps. C’est ce qu’il a toujours voulu.
— Toi qui te battais contre ce masque de perfection, maintenant tu ne jures que par lui.
La voix de Kaïs résonne dans ses tympans. Micah n’ose pas lever la tête. Ses bras se resserrent sur sa poitrine, maigre protection contre le spectre qui hante ses pensées.
— J’ai un peuple qui compte sur moi, murmure-t-il entre ses dents.
Le prince ressent le cri avant même que celui-ci n’explose dans ses oreilles. Un sanglot secoue sa poitrine.
— ON COMPTAIT SUR TOI ! TU NOUS AS ABANDONNÉS !
Le brun se recroqueville sur lui-même. Le regard de l’hallucination le brûle pendant que ses ongles s’enfoncent dans sa peau.
— Le Micah que je connaissais n’aurait jamais tourné le dos à Léana, crache le faux Kaïs.
— Elle a quitté la ville. Je ne sais pas où elle est, réplique le prince du bout des lèvres.
— C’est faux. Tu aurais pu le savoir si tu avais posé la question aux bonnes personnes !
— Je…
— Ne mens pas, siffle le bond vaporeux. Tu la fuis. Tout comme tu me fuis, moi.
Tu n’es qu’un lâche. Dix demi-lunes sanglantes se dessinent sur son épiderme. Tu dois être fort, ton peuple a besoin de toi, tu ne peux pas… Alors que ses doigts tracent des trainées rougeâtres, un rire presque dément sort de sa bouche. Dans le silence de la nuit, ce mantra n’a aucun sens. Le jour, il est capable de maintenir cette image de perfection. Le jour, son visage se fend toujours d’un sourire, une aura de force et de confiance l’entoure. Le jour, il avance vers son avenir car la douleur qui fragmente son âme se dissipe.
Le crépuscule finit toujours par le ramener à sa réalité : il n’est qu’un lâche. Un putain de lâche qui se voile la face.
Micah brûle d’une colère qui ne flamboie que dans le noir. Il attend avec impatience le lever du soleil pour que son masque l'étouffe une fois encore. Es-tu vraiment heureux ? Il expire un souffle tremblant. Le bonheur de son peuple est un moteur suffisant. As-tu vraiment envie de devenir Empereur ? Ou te caches-tu derrière un énième sacrifice ? Le jeune homme se mord la lèvre. Fichu du syndrome du sauveur.
Entre deux spasmes, Micah hoquette faiblement. Ça ne va pas passer. Le cauchemar n’a pas l’intention de relâcher son étreinte sur son esprit. Abandonnant l’espoir de s’en sortir sans aide, il se penche vers la table de nuit et ouvre le tiroir. Il y prend son portable, l’allume et clique sur l’icône de discussion intitulée Sucre roux. La conversation avec Léana défile sous ses doigts. Il relit chaque message, chaque mot depuis leur premier échange. Parfois un sourire étire ses lèvres, parfois d’autres gouttes salées fleurissent sous ses paupières. Puis, lorsqu’il arrive à la date de l’incendie, seuls ses propres messages se déroulent devant ses yeux rougis. J’ai essayé de te contacter, tu n’as jamais répondu. Plus de cinquante bulles colorées ne trouvent pas de réponse.
Il lève la tête vers le plafond. Les rayons de la lune dessinent des ombres sur les murs et, alors que leur éclat se reflète sur le bois de son bureau, Micah marche à tâtons vers le meuble. Après quelques secondes de recherche, ses mains finissent par trouver la boîte en velours rouge et allument l’autre appareil que contient cette dernière. Sa mâchoire se contracte. Son désespoir l’effraye.
Lorsque le numéro de Léana apparaît sur l’écran, l’adolescent resserre sa poigne sur le portable. Il ouvre une nouvelle conversation et ses doigts hésitent au-dessus du clavier pendant plusieurs secondes. Vas-y. Tu en as besoin. Une inspiration tremblante et il tape cette pensée qui le taraude depuis qu’il est revenu ici. Puis il enfonce le bouton envoyer. Même s’il est convaincu qu’il ne recevra pas de réponse, cette action a au moins le mérite d’apaiser pendant un temps la douleur qui lui fend le cœur.
Quand il sort de sa chambre, ses pieds nus ne font pas de bruit sur le parquet impeccablement ciré. Le silence lui vrille les tympans. Comme s’il lui criait qu’il n’est plus une bonne personne. Sa vision se trouble et il doit s’appuyer sur les murs pour continuer à avancer. Pour ne rien arranger, les larmes recommencent à couler sur ses joues. Il les regarde tomber sur le sol tout en muselant cette voix au fond de son crâne qui lui hurle de se reprendre. Ses doigts cherchent la poignée de la porte. Ça va aller. Tu vas bien.
Il tire le battant de la salle d'entraînement puis traverse les tatamis pour aller s'asseoir près des portes vitrées. Il les entrouvre de quelques centimètres et une légère brise ébouriffe ses cheveux. Les jambes remontées contre son torse, Micah lève la tête vers le ciel noir en espérant se sortir de ses pensées, en espérant que le sommeil reprenne ses droits sur son corps. Au Palais, Edwin lui aurait proposé une partie d’échec ou de cartes. Un faible sourire naît sur la bouche du brun. Il ne pensait pas que les discussions nocturnes avec le garde lui manqueraient aussi rapidement.
Micah aurait dû s’attendre à ce que les cauchemars reprennent. Mais qu’ils soient d’une telle violence après tout ce temps, ça, il ne l’aurait jamais imaginé.
Soudain, un mouvement sur la droite attire son attention. Appuyée contre l’encadrement de la porte, Akali l’observe en fronçant les sourcils. Micah sursaute. Il jure dans sa barbe puis efface d’un mouvement brusque les traces mouillées sur ses joues. Il détache ses jambes de son torse pour s’installer plus convenablement. Il toussote légèrement afin que sa voix sonne à peu près stable :
— Mademoiselle Assas’Hin, vous m’avez surpris, la salue-t-il, un sourire crispé sur les lèvres.
Le ton enjoué qu’il a pris doit terriblement jurer avec le tremblement de ses mains car Akali n’est aucunement convaincue par sa piètre prestation. Les yeux de la jeune femme ne le lâchent pas. Comme s’ils pouvaient décortiquer tout ce qu’il se trame dans le cerveau de l’héritier, les pupilles émeraudes de l’enkidienne semblent s’attarder sur le moindre détail du visage du prince. Trop secoué pour s’engager dans une lutte de regard, Micah détourne le sien.
— En quoi puis-je vous aider ? souffle-t-il.
Le troisième fils aurait dû se relever, faire bien face à son interlocutrice, et hausser le ton. Sa tenue n’a rien de convenable en présence de la bourgeoisie enkidienne. Il le sait très bien. Mais à cet instant-là, alors que son cauchemar maintient ses serres dans son corps, il se sent plus vulnérable que jamais.
Pendant que le garçon inspire profondément pour honorer tant bien que mal son héritage, le vent s’infiltre dans ses vêtements et l’entoure d’une étreinte presque rassurante.
— Cette fille. Qui est-elle ?
Son corps se crispe. Dans son esprit, les images superposées du visage de Léana et de l’inconnue blonde recommencent à se mélanger. Il pose les mains tremblantes sur les tempes alors qu’il revit ce supplice de flashs.
Micah ouvre la bouche. Il a envie de lui répondre, il a aussi envie de savoir. Mais il en est incapable. Peut-être qu’il y a quelques heures, pendant quelques secondes, il l’a su. Si c’était Elle.
— Pardonnez mon impudence, votre Altesse.
Micah lève la tête vers Akali qui se dirige vers la porte. Il ferme les yeux. Puis il pose la question qui lui brûle les lèvres depuis qu’il a posé le pied dans les Contrées Humaines.
— Quelle est la véritable raison de ta venue ici ? demande-t-il d’un ton plus ferme.
Le silence qui suit sa question fait cesser les tremblements de ses mains. Alors que les lambeaux de son cauchemar se dissipent dans son inconscient, ses paupières s’ouvrent et son regard glacial se fixe sur le reflet de l’enkidienne dans la porte vitrée. Étudier les Contrées Humaines aurait pu être une excuse suffisante si Akali avait démontré un autre intérêt que celui de le suivre à la trace. En tant que prodige des Armes, elle pouvait facilement assurer la mission de deux gardes : protéger et…
Tuer.
— Akali.
L’atmosphère de la pièce se rafraîchit. Micah expire le plus posément qu’il le peut pendant que des étoiles de glace commencent à fleurir sur sa peau. Petit à petit, il regagne un peu plus de contrôle sur lui-même. Sa Maîtrise frétille autour de ses doigts, se mêle au souffle de l’air nocturne et les flocons de neige flottent doucement jusqu’au sol. Ce n’est pas la colère ou la volonté de s’affirmer qui déclenche sa capacité. C’est un avertissement.
— Si c’était vraiment… Elle…Tu ne lui tiendras pas tête une seule seconde, annonce sincèrement Micah. Renonce. Cette mission ne vaut pas la peine de mettre ta vie en danger. Quel que soit le chantage que t’as fait l’Impératrice.
— Votre mère retient ma fiancée en otage, votre Altesse, révèle l’enkidienne. Je n’ai pas le choix.
Micah serre les dents. Devant lui, son lézard de Sang le fixe de ses pupilles noires. Maintenant qu’elle était éveillée, sa Maîtrise du Sang peut se manifester à tout moment, testant à chaque instant la volonté de son porteur. L’appel du pouvoir chante dans ses oreilles. Il lui serait si facile de se saisir du plasma d’Akali et de l’obliger à se plier à sa volonté. Après tout, c’est pour la protéger.
Soudain, le souvenir de l’arrêt cardiaque de son père éclate dans son esprit. La respiration de Micah se coupe. Il dévisage son familier et le supplie silencieusement de lui accorder un moment.
Il ne veut pas marcher dans les mêmes pas que sa mère. Le contrôle du libre arbitre de ses ennemis, la menace permanente qu’elle fait peser sur ses sujets, la terreur qui règne sur l’Empire à cause d’un tel pouvoir… Micah n’a jamais eu l’intention d’adhérer à de telles pratiques. Il ne va pas commencer maintenant.
Alors, tout comme il a procédé avec Onibi, il se concentre sur les veines de sa cible. L’odeur métallique le prend au nez. Le fluide rougeâtre se moque de la pureté de sa volonté mais Micah tient bon. Il inspire profondément et plonge au cœur du corps de la noble. Il purifie son sang des impuretés qu’il contient, rétablit son flux dans les endroits où il a du mal à circuler et le gorge d’oxygène. En surface, le visage d’Akali retrouve quelques couleurs tandis que les légères cicatrices sur ses bras s’effacent lentement.
Tandis qu’il remercie mentalement Zika de lui avoir donné quelques cours d’anatomie au cas où une telle situation se produirait, Micah observe, essoufflé, la noirceur des écailles de son lézard s’éclaircir, passant de l’ébène au bordeaux foncé. Prends le temps qu’il te faut. Mais sois certain que je te débarrasserai des automatismes meurtriers auxquels mes prédécesseurs t’ont habitué. C’est une promesse, reptile buté.
Face à son père, animé d’une colère qu’il a retenue pendant des années, Micah était passé à quelques secondes de devenir un meurtrier. Une seconde fois. Au dernier moment, son voile mental a laissé s’échapper la culpabilité qu’il ressent à l’égard de Kaïs et lui a permis d’avoir assez de temps pour combattre les démons qui teintent son héritage. Son père s’en est sorti in extremis grâce au contrôle extraordinaire que Micah exerce sur son esprit.
Le prince se relève lentement et se campe face à Akali.
— Si c’est… Laisse-moi au moins l’occasion de lui parler. Je te promets qu’elle n’est pas ce que l’Impératrice…
— Votre Majesté. Avec tout le respect que je vous dois, je crois que vous avez déjà eu cette occasion.
— En es-tu certaine ?
Le doute de l’enkidienne remplit l’air de la salle. Pendant qu’elle baisse les yeux vers le sol, Micah camoufle son propre trouble. Il ne peut pas lui dévoiler l’espoir qui commence à fleurir en lui.
Malheureusement, la peur de se voir rejeter se mêle à sa culpabilité et la barrière mentale que Micah s’est construite pour se protéger tue l’optimisme qui a commencé à répandre son venin dans ses veines. Ça ne pouvait pas être elle. James m’a assuré qu’elle a quitté la ville.
Pourtant, cette fois-ci, il ne peut pas simplement affirmer qu’il a été victime d’une illusion. Akali a aussi vu quelqu’un. Alors, son masque se fissure.!
— Demain, votre Altesse. Je laisse à Léana Makri jusqu’à demain, annonce Akali en s’inclinant respectueusement devant Micah. Si je dois mourir de ses mains, je veux que vous sachiez que vous êtes le futur le plus radieux que l’Empire puisse rêver, mon prince. Si je réussis ma mission, je vous promets que vous ne reverrez plus jamais mon visage.
— Akali…
Micah observe la jeune femme sortir de la pièce la tête haute. Il soupire et pose une main sur son visage brûlant. Dans l’autre, son portable de secours diffuse toujours une lumière blafarde.
Une vibration.
Le message vient d’être réceptionné par l’appareil de la destinataire.
Si tu veux toujours de moi, rejoins-moi au lac dans une heure.
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