67. Crocodile des marais

8 minutes de lecture

Ce reptile symbolise le cycle vie-mort-renaissance.

°°°

Lorsque Micah s’avance dans la forêt, les ombres des arbres qui l’entourent l’enveloppent de leurs ténèbres. Ses pieds traînent légèrement sur le sol, il lutte contre le poids de ses paupières que la fatigue écrase. Pourtant, aussi exténué soit-il, le brun continue de s’enfoncer plus loin dans la nuit. Pas après pas, sans perdre de vue son objectif. S’il y a un espoir de voir Léana, il saisira cette chance. Si elle n’est pas là, il saura qu’il l’a rêvée. Je pourrais enfin tourner la page.

Puis, alors que le lac offre à ses yeux sa lueur bleutée rehaussée par les rayons de la lune, un sentiment de dépit lui plombe l’estomac. Personne n’est là. Personne. La solitude, cette amie qui l’accompagne quotidiennement depuis des mois, lui sourit avant de le prendre tendrement dans ses bras. Il sent ses doigts s’enrouler autour de sa gorge. Malheureusement, à deux heures du matin, il n’a pas l’énergie pour se débattre.

Malgré lui, une larme s’échappe de ses yeux rougis. Il a déjà tant pleuré, il faut que ça s’arrête. Son corps en décide autrement. Chaque perle d’eau qui roule sur ses joues lui arrache un soupir de désespoir. Il se répugne. Il maudit ce sentiment de détresse qui rugit dans ses veines, il méprise son propre esprit trop faible pour retenir ses pleurs, il abhorre cette envie qui le pousse à vouloir se recroqueviller sur lui-même pendant que son monde continue de s’écrouler autour de lui. Il en a marre de s’apitoyer sur son sort, il recherche l’aplomb avec lequel il a confronté Akali, ce voile qui protège ses faiblesses de la vue de tous. J’ai juste envie que tout aille mieux. Que j’aille mieux.

Soudain, sa Maîtrise de Sang s’active d’elle-même et il s’arrache à la contemplation de son portable qu’il a sorti sans s’en rendre compte. L’intérêt de son familier s’est fixé sur un chat. Un simple chat. Sérieusement ? Il faut impérativement qu’il se calme avant de faire une erreur. Mais ce foutu pouvoir est corrompu par la colère et la haine. Comment peut-il, dans l’état désastreux dans lequel il se trouve, espérer le contrôler ? Il n’a pas la force, pas maintenant. Pourtant, alors que son visage continue de s’humidifier, il tend la main vers le lézard de Sang et réduit la puissance qu’il lui insuffle inconsciemment.

Une fois que le reptile s’est réfugié sur son bras, l’attention de Micah se tourne à nouveau vers le lac. Insensible au tourment qui anime l’adolescent, seules quelques ridules viennent troubler le miroir d’eau. Micah aimerait être aussi calme que ce dernier. Pour cela, il ne demande qu’un sommeil réparateur dénué de tout cauchemar. Que doit-il donner pour que ses démons cessent de l’oppresser ? Est-ce si grave de vouloir se détacher des fantômes du passé ? Léana l’a fait alors pourquoi pas lui ? Pourquoi ne s’autorise-t-il pas d’avancer ?

Les vaguelettes bleutées ne lui apportent aucune réponse. Il ferme les yeux et le soupir de tristesse qu’il pousse s’envole dans la brise. Alors qu’il lève le menton vers le ciel comme s’il espérait que la tempête qui hurle dans sa poitrine apprenne du calme de l’obscurité, une brume orangée naît dans sa vision périphérique.

Qu’est-ce que… ?

Micah se tourne vers la gauche et son regard rencontre les iris pourpres du félin de tout à l’heure. Le jeune homme fronce les sourcils pendant que la fumée commence à envelopper l’animal jusqu’à le cacher de sa vue. Un chat kamikaze ? Faut vraiment que je dorme. Micah a beau cligner des yeux, la brume ne fait que s’épaissir. C’est officiel, je suis devenu complètement fou. Puis, au bout de quelques minutes, Kaïs apparaît.

La déception emporte Micah comme une lame de fond. Elle l’entraîne dans les abysses de son inconscient et détruit toutes ses convictions sur son passage. Encore une hallucination. Encore une foutue hallucination. Si le brun n’a pas conscience qu’il est moralement à bout, cet instant le lui fait réaliser. La malédiction d’Atrée, les blessures engendrées à cause de cette dernière, l’incendie où il a scellé le destin de Kaïs, la révélation de sa propre culpabilité, son enfermement dans les prisons rebelles… Tout ça lui revient en mémoire telle une violente gifle. Après tout ça, on lui a reproché de ne pas être un prince parfait. De ne pas respecter l’étiquette, ne pas avoir assez de contrôle sur ses Maîtrises, de ne pas connaître suffisamment les régions de l’Empire. Après avoir été manipulé, désespéré, endeuillé, brisé, on lui a demandé d’être tellement plus pour un peuple qu’il ne connaît pas. Un être capable de mettre de côté ces événements traumatisants sans qu’il puisse prendre le temps de pleinement les comprendre. La pression de trois mois de souffrance, d’horreur et de tristesse explose dans tout son être.

— Non, siffle-t-il, ses poings se refermant sur eux-mêmes. Ça suffit. Je n’en peux plus, lâche-t-il, une lueur inquiétante dans le regard. Dégage.

Micah crache le dernier mot avec toute la haine qu’il porte à son incapacité d’aller de l’avant. Comme si ce ton allait faire disparaître ces alter ego qui le traquent parce qu’il n’accepte pas d’être seul. Je suis un abruti. Un imbécile. Pour appuyer sur l’absence de contrôle de l’adolescent, l’hallucination fait un pas vers ce dernier. Ses yeux grenat semblent plus réalistes que jamais. Et cette réalité fait dérailler le jeune prince :

— ­NAN ! DÉGAGE ! FOUS LE CAMP ! TU N’ES PAS RÉEL ! JE T’AI TUÉ !

Cette fois, son hurlement semble convaincre l’hallucination de cesser de le tourmenter. Pourtant, au lieu de disparaître comme il le fait d’habitude, le double de Kaïs reste planté là.

Sans rien dire.

Sans rien faire.

Et, pendant un fugace instant, plusieurs émotions défilent dans ces pupilles rougeâtres.

Micah s’imagine des choses, il le sait. La fatigue ne l’aide en rien à se débarrasser des rêves qui s’invitent dans sa réalité. Putain de merde. La politesse ? Plus rien à foutre. La vulgarité est peut-être la seule chose qui l’aide à exprimer toute la frustration qu’il ressent à son propre égard.

— Tu sais quoi ? fulmine-t-il, en faisant pleinement face à l’hallucination. Ça tombe bien que tu sois là, espèce d’hallucination à la con. Il est temps que je me libère de toi, que tu me foutes la paix. Ta présence ne m’est d’aucune aide. Plus tu es là, plus tu me fais du mal. Dégage !

Rien ne se passe. Rien ne change. Son interlocuteur imaginaire continue de le fixer sans réagir. Mais c’est pas vrai ! Micah passe une main éreintée dans ses cheveux. Après que l’écho de ses paroles se soit perdu dans la nuit, il est plus que conscient qu’il hurle tout seul dans une forêt à deux heures du matin. S’il était capable de voir le bon côté des choses, il pourrait se rendre compte qu’il s’était arrêté de pleurer. Non pas parce qu’il s’est remis de ses peines. Mais parce qu’il a déversé toutes les larmes possibles.

— J’ai envie que toute cette douleur s’arrête, peste-t-il, partagé entre colère et désespoir. J’ai envie de vivre aussi tranquillement que je le faisais quand j’étais avec vous deux.

Dire ça à haute voix relâche un poids dans sa poitrine. Mais ce n’est qu’une goutte d’eau dans un océan de vérités.

— Finalement, la violence de mon père n’était rien à côté de celle que je m’inflige maintenant, souffle-t-il, presque pour lui-même.

Micah lève la tête vers le ciel. Juste pour échapper un instant à ces yeux pourpres qui le ramènent à chaque fois à cet évènement terrible où il avait dû faire un choix.

— Je recommencerais. Si on me ramène en arrière, je referais exactement ce que j’ai fait. Je te sortirais des flammes, lâche-t-il entre ses dents serrées. Jamais je ne t’aurais laissé mourir là-bas.

Ces mots n’atteindront jamais la personne à qui Micah les destine. Mais peut-être que les crier aux quatre vents l’aidera à extérioriser les ténèbres qui emprisonnent son esprit. Même après avoir été libéré par les gardes de l’Empire, Micah ne s’est jamais vraiment laissé aller. Il n’a pas pris le temps de se livrer complètement et entièrement. Si Edwin a été témoin de ses terreurs nocturnes, l’adolescent s’est limité à quelques explications rapides afin de maintenir une image à peu près potable de la royauté. Encore une idée de génie. Quant à s’ouvrir à James, il n’en a jamais été question. Micah n’aurait pas voulu embêter le vieil homme qui s’est déjà fait un sang d’encre lors de son enlèvement.

— De toute façon, est-ce que parler à quelqu’un m’aiderait vraiment ? s’interroge-t-il en ignorant sa conscience qui lui répond par l’affirmative. Le jour, j’ai l’impression d’avancer. La nuit, je détruis tout ce que j’ai construit.

Sa voix résonne si fort dans la forêt que quelque chose le fait tiquer. Les hallucinations de Kaïs ont d’ordinaire la langue bien pendue. Il pose les yeux sur l’alter ego du blond. C’est sûrement sa fatigue qui empêche son esprit de donner une voix à Kaïs. Mais quelque chose le chiffonne. Aucun sourire, même narquois, ne marque le visage du double. Aucun mouvement, rien. Ses bras sont toujours croisés sur sa poitrine. Tout se résume à l’intensité de son regard. Un frisson remonte le long du dos de Micah qui en vient presque à espérer que son interlocuteur imaginaire ouvre la bouche.

— Je ne sais plus quoi faire, soupire le brun. Juste. Je veux que ça s’arrête. Que la douleur s’arrête. Que tu me laisses tranquille. En étant simplement là, tu me rappelles tout ce que j’aurais pu vivre, si je n’avais pas été aussi faible face à Atrée ou faible face à cette Maîtrise de Sang.

La vision de Micah se trouble. Est-ce par fatigue, émotion ou les deux ? Il n’en sait rien. À travers la brume qui a recouvert la scène, il aperçoit le spectre de Kaïs marcher vers lui. Qu’est-ce que… Ce dernier n’est pas devenu flou ou transparent comme une hallucination en train de disparaître. C’est décidé, la prochaine fois, je m’assomme. Terminé, bonsoir.

Le ventre du jeune homme se tord de douleur, lui rappelant à quel point il est épuisé. Kaïs n’est plus qu’à un mètre de lui. Il se sent tituber. Arrive-t-il à se rattraper pour ne pas tomber ou son postérieur a-t-il déjà salué le sol ? Aucune idée.

Un poids se place sur son épaule droite et un voile de chaleur se dépose sur sa peau. Micah se débat avec les points noirs qui obscurcissent sa vision. Non, non… Il ne sait pas ce qu’il se passe, il ne sait pas pourquoi il rejette ce moment.

— Regarde-moi.

Micah ne peut pas. Cette voix est différente de d’habitude. Plus grave, plus rocailleuse. Je veux dormir paisiblement. Ce n’est qu’un cauchemar plus vrai que nature. L’adolescent secoue la tête. Est-il vraiment sorti après avoir confronté Akali ? N’était-il pas retourné dormir ? Les battements de son cœur résonnent dans ses oreilles alors que son souffle s’accélère.

— Micah, regarde-moi.

Les paupières de Micah sont si lourdes qu’il peine à les maintenir ouvertes. Il sent son menton être poussé vers la droite, une mèche de ses cheveux se décoller de son front et ses larmes s’effacer. La main qu’il veut lever vers son propre visage retombe mollement sur ses côtes. Sa conscience s’éteint et il plonge dans un sommeil profond.

Le bras du blond se resserre sur la taille de Micah. Ses doigts se crispent sur sa peau. Il exhale lentement puis attrape les jambes de celui qu’il soutient. Alors qu’il blottit son ami fermement contre son torse, Kaïs lève la tête vers la lune.

Putain.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Ellana Caldin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0