69.1. Loup blanc
Cet animal représente la famille et l’instinct.
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Les pas de Kaïs claquent fermement sur le bitume. La nuit a recouvert les rues de son voile d’obscurité mais l’adolescent sait parfaitement où il va. Dans ses bras, Micah n’a pas bougé d’un centimètre. Son souffle caresse paisiblement la gorge du blond qui garde son regard fixé sur l’horizon. À mesure qu’il s’approche de la maison de sa grand-mère, des tentatives d’explications concernant son retour à la vie défilent à l’intérieur de son crâne.
Tch.
Sa mâchoire se contracte et ses dents frottent les unes contres les autres. Quoi qu’il dise, ça ne passera pas. À partir du moment où il croisera le regard de la vieille peau, elle va s’effondrer. Il n’a pas envie de voir ça. Il n’est pas…
Kaïs baisse les yeux vers le visage endormi de la princesse dans ses bras. Voir ses traits aussi détendus lui rappelle la souffrance qu’ils exprimaient quelques minutes plus tôt. Ses mains se crispent sur les vêtements du jeune homme et il jure dans sa barbe. Il doit mettre Micah à l’abri. Pour le reste, il se débrouillera. Une chose après l’autre. La tête levée vers le ciel, il inspire profondément avant de resserrer son étreinte. Ce n’est pas le moment de craquer, bordel.
La maison apparaît beaucoup trop vite dans son champ de vision. Le portillon a été laissé ouvert alors il s’engage dans les escaliers sans problèmes. Arrivé en haut, Kaïs regarde la sonnette puis la porte d’entrée. Lâchant un juron qui lui aurait valu l’équivalent d’une année de corvée de vaisselle, il balance violemment son pied contre la porte. Un éclat de peinture reste collé sur sa chaussure. Au moins, si je me fais engueuler, j’saurai pourquoi.
Derrière le bois du battant, après un grommellement malpoli, un bruit de pantoufles qui s’avancent sur le carrelage se fait entendre, des tintements métalliques résonnent et des clés se tournent dans la serrure. La respiration de l’adolescent se coupe malgré lui.
Sa grand-mère ouvre la porte.
Les battements du cœur de Kaïs s’accélèrent.
Les yeux du blond perçoivent beaucoup plus qu’il n’aimerait voir sur le visage de sa grand-mère ; la surprise, l’incompréhension, une once de tristesse effacée par… Elle ne dit rien. Pourquoi elle ne dit rien ? Le regard de Kaïs plonge dans celui de son aïeule et n’y trouve pas la rancœur à laquelle il s’attendait. Frappe-moi, déteste-moi, je t’ai fait t’inquiéter, je t’ai fait souffrir, putain !
Ce serait plus facile pour lui si elle se mettait à lui hurler dessus. Il serait fixé sur l’émotion qui est visiblement en train de la submerger. Planté comme un piquet devant elle, les bras serrant Micah contre sa poitrine, il est pris au piège. Il ne peut que la regarder porter ses mains à sa bouche, sans qu’il soit capable d’éructer le moindre mot.
Je suis content de te retrouver, tu m’as manqué, je ne voulais pas te faire de mal… Toutes ces phrases-là restent coincées dans sa gorge pendant que des larmes de joie se mettent à couler sur les joues ridées de la vieille dame. Il devrait dire quelque chose. Il revient d’entre les morts pour eux ! Putain. Pourquoi c’est si difficile d’articuler le moindre mot ?
Mettant fin au trouble du garçon, sa grand-mère pose sa main sur le visage de ce dernier :
— Tu es vraiment là, mon petit, souffle-t-elle.
De maudites perles salées viennent immédiatement taquiner ses pupilles et Kaïs ferme les yeux, la tête baissée vers Micah. Il inspire profondément pour chasser le sanglot ridicule qui enfle dans sa poitrine puis fonce vers le salon. Il installe son protégé sur le canapé aussi délicatement que possible avant de se tourner vers Iris qui n’a que d’yeux pour lui. Et d’un mouvement aussi doux que rapide, il prend sa grand-mère dans ses bras.
Je suis là, vieille peau.
— T’as vraiment cru que tu débarrasserais de moi comme ça, putain ?
Parmi toutes les phrases qui survolent son esprit, il fallait que ce soit celle-là qui sorte. Kaïs voudrait s’exploser le crâne contre un mur. T’es vraiment qu’un idiot.
— Surveille ton langage, réplique-t-elle, plus par habitude que par agacement.
Il ferme sa bouche, au cas où sa langue travaillerait plus vite que son cerveau. La culpabilité d’avoir laissé sa famille croire qu’il est mort le ronge. Même s’il n’est pas directement responsable, il a quand même… Les bras de sa grand-mère se resserrent contre lui, coupant toute réflexion. Il sait qu’elle a besoin de le tenir contre elle. Et, même s’il ne l’avouera jamais, lui aussi.
— Iris ? Léana est… ?
La voix d’Hashim s’éteint. Par-dessus l’épaule d’Iris, Kaïs lève la tête vers le visage surpris de son coach. Dans sa poitrine, son cœur se déchire. Pourquoi ça fait aussi mal ?
Le blond se détache à contre cœur de l’étreinte de sa grand-mère pour faire face au Numéro neuf. Pourquoi est-ce aussi dur de voir la tristesse des traits de ses proches se muer en soulagement ? Il devrait être content de les retrouver, non ? Alors pourquoi ressent-il de l’appréhension et une peur qu’ils lui en veuillent de leur avoir imposé une fausse période de deuil ? Ferme-la. Vraiment, ta gueule. Bien sûr qu’ils seront plus contents que tu sois en vie que mort !
Les bras d’Hashim l’entourent et, sans lâcher la main de sa grand-mère, Kaïs étreint son coach qui éclate d’un rire étrange, le genre de rire nerveux secoué par des sanglots de tristesse ou peut-être de joie.
— Je le savais, je le savais, je le savais…. Tu es beaucoup trop buté pour te laisser abattre comme ça.
Le petit rictus de Kaïs reste enfoui dans l’épaule du coach et l’adolescent raffermit son étreinte sur l’adulte comme s’il pouvait lui transmettre par ce geste toutes les émotions qu’il n’arrive pas à exprimer.
Putain. Ça fait du bien de vous retrouver.
— Bon retour chez toi, morveux.
Dans d’autres circonstances, Kaïs se serait offusqué. Morveux ? Et puis quoi encore ! Pourtant, à ce moment-là, sa bouche se fend seulement d’un sourire. Son agressivité naturelle ne s’exprime plus aussi excessivement que d’habitude. Lui qui croyait être un loup solitaire, habitué à être seul et incompris, il se rend enfin compte, après des années de combats, d’insultes et de rage, qu’il a toujours fait partie d’une meute.
D’une famille.
Putain Kaïs. Pourquoi t’es con comme ça ?
— Comment tu as fait ? Comment as-tu…
L’heure des réponses a sonné. Kaïs se détache d’Hashim en réprimant un soupir de résignation. Il fait signe aux deux adultes de s'asseoir à la table du salon. Il ne risquera pas une fracture du coccyx de sa grand-mère en pleine nuit parce qu’elle est incapable de se tenir debout après le nombre de révélations qu’il a à lui faire. On va éviter les conneries pendant un temps, parce que ça commence à faire beaucoup.
Pendant qu’il leur raconte son séjour à l’hôpital et son réveil transformé, il garde un œil sur la forme endormie de Micah. À l’annonce de sa Maîtrise de la Mutation, Iris ne cache pas son expression horrifiée. Elle sait pertinemment ce qui attend son petit-fils s’il tombe entre les mains de la Couronne. Elle lui raconte les exécutions publiques des derniers Métamorphes auxquelles elle a assisté pendant sa jeunesse à Oikos mais Kaïs la coupe en lui assurant qu’il ne se laissera pas attraper.
Un soupir.
Elle n’est pas convaincue. Tu ne peux pas gagner cette bataille aujourd’hui. Quelques minutes d’explications en plein milieu de la nuit ne suffiront pas à la rassurer. Hashim non plus d’ailleurs.
Pourtant, s’il y a bien une chose dont sa famille ne peut douter, c’est la volonté de Kaïs d’arriver à ses fins. Il s’est toujours débrouillé pour leur prouver sa détermination, que ce soit à six, douze ou seize ans. Il garde donc pour lui l’esquisse de plan qu’il a concocté sous sa forme féline. Il le présentera à Hashim une fois que celui-ci aura accusé le choc. Ce n’est pas tous les jours que son apprenti revient à la vie et annonce qu’il a une cible sur le dos.
En retour, sa grand-mère et le coach lui racontent les complications qui ont suivi sa soi-disant mort. Chaque mention de la souffrance qu’ils ont endurée le blesse. Malgré lui, il cherche encore une fois dans leurs traits une trace de la rancœur qu’ils seraient en droit de ressentir à son égard. Toujours rien.
Puis leur récit commence à mentionner Léana. Tous les muscles de Kaïs se tendent. Iris le remarque sûrement mais elle ne cherche pas à lui cacher que la jeune femme a vécu un véritable enfer. Tant mieux. Je veux savoir. Même si ça fait mal.
Il sait qu’elle n’est pas encore à la maison. Mais elle approche. Il le sent dans tout son corps. Depuis qu’il a retrouvé une apparence bipède, deux liens lumineux trouvent leur attache dans sa poitrine. Un de ces cordons se compose d’un mélange d’éclats de glace et de flammèches céruléennes, parfois teinté de taches bordeaux. Son halo bleuté rayonne aussi fièrement que son jumeau qui brille d’une lueur lavande. Si le premier le relie à la princesse assoupie sur le canapé, le deuxième le connecte sûrement à celle qui part faire des siestes en forêt en pleine nuit. Comment sentirait-il aussi distinctement qu’elle marche vers la maison, vers lui ?
D’un coup, sa grand-mère semble se souvenir que quelqu’un est en train d’élire domicile sur le divan de son salon et se tourne vers l’intéressé. Kaïs a presque envie de rire devant la mine effarée de la vieille dame lorsqu’elle reconnaît le troisième fils de l’Impératrice. Le visage d’Hashim perd aussi toutes ses couleurs :
— Kaïs, tu risques…
— Laisse-moi gérer, réplique-t-il avec assurance. Il a besoin de nous. Et inversement.
Kaïs n’a pas besoin de préciser qui inclure dans le « nous ». Ils le savent. Bien sûr qu’ils le savent.
Soudain, une tension inquiétante s’éveille dans son torse. Le regard du blond se pose immédiatement sur les traits maintenant crispés de Micah dont le corps est parcouru de spasmes. Il ne perd pas une seconde pour se poster aux côtés du prince. Dans la précipitation, il ne fait pas attention au regard affectueux avec lequel sa grand-mère le couvre. Pendant qu’elle s’éclipse vers sa chambre, ayant vécu assez d’émotions pour la soirée, Kaïs dégage les mèches qui ont couvert le visage de l’endormi. Les tremblements continuent de secouer le corps de Micah jusqu’à ce que Kaïs se penche vers lui et lui murmure à l’oreille. Sa main trouve naturellement celle de l’héritier. Son pouce rugueux caresse la peau diaphane du jeune homme avec toute la douceur dont il est capable.
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