71.1. Triangle des nuits d’été : Véga
La constellation du Triangle est un astérisme formé par trois étoiles scintillantes.
La première se nomme Véga, elle appartient à la constellation de la Lyre.
°°°
Trois mois de traumatisme ne guérissent pas en quelques semaines. Tch. Kaïs le sait très bien. Il le voit dans le tremblement des mains de Micah ou dans les traits tirés de Léana. Ses poings se serrent à chaque fois qu’elle pose sur lui ce regard où vit encore le fantôme du deuil. Tu as souffert. À cause de… Sa mâchoire se contracte, ses sourcils se froncent. La voix de la jeune femme résonne à l’intérieur de son crâne. Ce n’est pas de ta faute. Tu n’es pas responsable.
Lorsqu’elle sursaute une énième fois alors qu’il entre simplement dans la cuisine, il ne peut pas réprimer un grognement. L’assiette qu’elle tient vole en éclats sur le sol. Il l’entend s’excuser à mi-voix pendant que ses yeux embués de larmes se cachent derrière ses boucles. Elle se baisse pour ramasser mais Kaïs l’arrête, une main sur son poignet.
— Face de lune.
— Je suis désolée, tu m’as surprise ! Je vais…
Elle se détourne de lui, un maigre sourire sur les lèvres. La paume du garçon lui semble froide maintenant qu’elle ne retient plus son bras. Ses dents raclent les unes contre les autres. Putain de Maîtrise de Merde. S’il avait pris conscience plus tôt de son pouvoir, s’il avait… Non. Il expire puis s'accroupit au niveau de son amie d’enfance qui s’active à rassembler les débris.
— Léa.
D’une délicatesse nouvelle, il guide le menton l’Enkidienne vers lui. Son pouce caresse distraitement ses fossettes cachées. Son souffle se raréfie alors qu’elle lève les yeux vers lui. Il se noie dans ces pupilles anthracites, dans ce brouillard gris rehaussé par de magnifiques paillettes améthyste. Son cœur cogne un peu plus fort dans sa poitrine.
— Je suis là. Je te le promets.
Ses doigts tracent des lignes de feu sur l’épiderme de la rousse. Ils remontent le long de sa joue jusqu’à repousser une mèche de cheveux derrière son oreille. S’il pouvait lui insuffler toute la force de l’émotion qui étreint son torse, il le ferait. Mais il n’est qu’un pauvre débile avec des putains de sentiments qu’il n’arrive pas à exprimer. Sa main retombe contre sa cuisse et il jure dans sa barbe, le regard baissé sur les éclats de porcelaine échoués contre ses baskets. Puis il reprend la parole :
— Je ne pars pas. Pas tout de suite.
Quel con. Vas-y, détaille-lui ton voyage vers la Faille du Nord pendant que tu y es ! Rappelle-lui que tu vas tenter de pénétrer le Territoire des Métamorphes au nez et à la barbe de l’autre folle ! Kaïs ferme les yeux un instant, annihilé par sa propre stupidité.
— Je sais que c’est idiot, commence la petite voix de Léana. Tu es avec nous, je devrais être heureuse… Et je le suis ! C’est juste que…
Elle se mord la lippe. La main de Kaïs se crispe sur sa jambe. Il aimerait effacer ce tic nerveux d’une caresse rassurante ou d’un baiser brûlant. Merde. Il n’ose pas. Il la regarde froncer les sourcils, l’air concentré. Ne cherche pas à me rassurer, bordel. Dis-moi la vérité, aussi dure soit-elle.
— Léa.
— Notre rêve, Kaïs. On s’était promis de devenir Maîtres ensemble…Et tu ne vas pas…
— Peut-être qu’un jour, je le serai.
La bouche du blond se tend légèrement. Quelque chose au fond de lui craque à chaque fois qu’il sent cette putain de Maîtrise fourmiller dans ses veines. Il la maudit dès qu’il en a l’occasion. Pourtant, le fauve qui sommeille en lui continue de grandir, sourd à ce discours.
— Fais-moi confiance.
Alors que des larmes perlent aux coins des yeux de l’adolescente, il ne peut s’empêcher de les estomper de son pouce. Son cœur tambourine douloureusement. Léa… Ne pleure pas.
— Je te fais confiance. Qui ne le ferait pas ? sourit-elle tristement. J’ai juste… peur de te perdre. Encore une fois.
Bordel. Alors qu’il se relève, ses doigts s’enroulent naturellement autour des poignets de Léana. Il la tire lentement à lui. Elle évite son regard, comme si elle avait honte de ses émotions. La mâchoire de Kaïs se tend. Ne te cache pas de moi. Ses mains remontent le long des bras de la rousse, glissent sur ses épaules avant de se poser sur ses joues.
— Regarde-moi, murmure-t-il, son expiration s’échouant sur les cheveux de sa petite-amie.
Léana relève la tête. Les pupilles de l’animal se dilatent un bref instant. Elle est si proche. Il se penche légèrement vers elle et un frisson remonte le long de son échine. Tu es tellement belle. Leurs regards se nouent. Leurs souffles se mélangent. Le lien de lumière entre leur deux corps chatoie d’une douce lueur violine.
— Tu deviendras un Maître. Face de givre aussi. Vous allez réussir ce concours les doigts dans le nez, j’en suis certain.
Ses pensées tourbillonnent dans son esprit. Il imagine ses deux partenaires revenir du Continent en souriant parce qu’ils ont tout déchiré. Bordel, vous avez intérêt. Parce que j’vais vous en faire baver niveau révision. Il ne se rend pas compte que sa main s’est enfoncée dans la chevelure de Léana et que ses doigts caressent pensivement sa nuque. Ce n’est que lorsque la jeune femme frémit contre lui qu’il en prend conscience.
Tous ses muscles se tendent. Alarmé, il cherche dans ses yeux le moindre signe d’inconfort. Est-ce que j’ai… Est-ce que tu… Une étincelle scintille tendrement dans ses iris gris. Les bras de l’Enkidienne enserrent la taille du jeune homme. Tout va bien. Kaïs laisse échapper un grognement soulagé. Bordel de merde. Ses paupières se ferment brièvement. Fais gaffe, putain de prédateur stupide.
— Kaïs…
— Je suis là, reprend-t-il fermement. Je suis avec toi, maintenant. Cet instant, tu dois choisir de le vivre intensément. Le reste… appartient à un futur que l’on ne peut pas contrôler. Tu es forte, Léa. Plus forte que tu ne le crois.
Quand elle pose son regard sur la bouche du blond, le temps semble s’arrêter. La respiration de Kaïs se bloque dans sa gorge. Son cœur se démène brutalement dans son buste. Putain. Il s’approche, scannant le visage de sa petite-amie. À la recherche d’une quelconque tension dans ses traits. Soudain, il sent ses mains dans son dos empoigner son débardeur. Il s’écarte lentement mais la poigne de la rousse l’empêche de reculer.
— Léa, gronde-t-il, les dents serrées. On n’est pas obligés de…
— Je… J’en ai envie.
Lorsque les lèvres hésitantes de Léana effleurent les siennes, un feu d’artifice explose dans sa cage thoracique. Sa main glisse le long de la gorge de l’adolescente. Un sourire se forme sur sa figure. Puis, ses yeux se fermant, il lui rend son baiser aussi délicatement qu’il le peut. Je suis amoureux de toi, Léa. Je ferai tout pour rester à tes côtés. Le lien lumineux entre eux se tend, vibrant d’émotions.
Soudain, son ouïe exceptionnelle détecte un bruit de pas. Ses doigts caressent légèrement la peau de Léana tandis qu’un autre fil, constitué de glace et de flammèches bleutées, resserre son emprise sur son cœur. Micah les observe, Kaïs le sait très bien. Cela ne fait qu’amplifier les picotements chaleureux naissant dans son ventre.
Assez prévisiblement, la voix du prince résonne dans la cuisine :
— Eh bien ! Vous vous faites des bisous sans moi ? demande-t-il en croisant les bras, l’air faussement vexé.
Kaïs ne cache pas son rictus. Il se tourne vers le brun et une vague d’apaisement l’emporte quand son faciès s’illumine de ce magnifique sourire. Bordel. Sublime. Micah adopte à nouveau sa moue offensée :
— Vous me brisez le cœur, déclare-t-il dramatiquement.
Le blond tend la main à son petit-ami qui ne quitte pas son personnage de diva outrée.
— Ramène tes fesses ici, face de givre.
Quand Micah affiche une grimace dégoûtée, Kaïs sent Léana pouffer contre lui et cacher son rire dans le creux de son cou. Son souffle caresse sa peau qui se couvre de frissons. Si un voile de brûlant se dépose sur les joues du fauve, c’est uniquement parce qu’il fait chaud. C’est bientôt l’été bordel.
Le prince reprend :
— Tout compte fait, la bave de crapaud ne m’inspire pas tant que ça.
— Répète un peu ça pour voir ?
— Un crapaud sourd en plus ! Quelle plaie !
— FACE DE GIVRE !
Alors que Micah détale à toute vitesse hors de la maison, Kaïs se lance à sa poursuite en hurlant de rage. Les éclats de rire de Léana résonnent tranquillement dans son dos, comme une mélodie qu’il ne se lassera jamais d’entendre. Et, rattachés au buste de l’animal sauvage, deux liens palpitent mystérieusement.
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