Quelle chochotte, celui-ci. De l’autre côté du Lien, Micah époussette son costume bleu azur. Des arabesques ivoires, semblables à des cristaux de glace, glissent sur chacune de ses épaules, entrelacent leurs traits sur les manches avant de se rejoindre sur le devant de sa veste. Dans le miroir, le passage des années a tracé quelques ridules au coin de ses yeux et sa fine barbe s’est étendue jusqu’à ses joues. Quoi qu’on en dise, il a bien changé depuis qu’il a quitté le lycée.

— Tu es la plus belle princesse du royaume, face de givre. Tu n’as pas à t’en faire.

— Notre prédateur a raison, il n’y a pas plus beau que l’Empereur.

— C’est ça, continuez à me flatter. Comme si cela vous avait déjà aidé à obtenir quelque chose de moi.

— Oh, je me souviens de …

Nope. Micah relègue la fin de la phrase de Léana au fond de son esprit. Entendre la suite n’est pas nécessaire. Non, ce n’est pas du tout de la mauvaise foi.

Son regard se pose sur la couronne qui trône sur sa commode. Des dizaines de lignes d’argent s’entremêlent les unes avec les autres, des fines chaines d’or blanc se rejoignent à l’arrière du cercle et sur le devant, un petit saphir bleu brille de mille feux. En opposition à l’opulence de l’or jaune et des pierres précieuses rougeâtres qui décoraient celui de l’ex-Impératrice, le jeune Empereur a choisi le plus simple des ornements.

Si l’objet paraît aussi léger qu’une plume, les responsabilités qui en découlent ne le sont pas du tout. Ses doigts caressent pensivement le diadème. Il y a neuf ans, la révolte grondait au sein de la Province de l’Eau qui avait vu son héritière, Diane To’Ldia, mourir aux mains de l’Impératrice. Réponse directe au refus d’Akali Assas’Hin - fille du gouverneur de la Province de l’Air et fiancée de Diane - de se soumettre au pouvoir politique, cet assassinat avait eu pour but de dresser les deux contrées l’une contre l’autre.

Raté.

Après avoir échoué à traversé la Faille avec Kaïs, Hashim avait travaillé à libérer Diane avec le soutien conjoint de la famille de cette dernière ainsi que celui du gouvernement de la Province de l’Air, d’où provenait la fiancée de la jeune femme. Alors quand Diane avait été assassinée, les armées des deux régions du Nord-Est et du Nord-Ouest avaient convergé vers les Terres Centrales, vers le Palais Impérial. Et, pour la première fois depuis des générations, les Métamorphes étaient sortis de la Faille pour affronter l’Impératrice. C’est ainsi qu’avait commencé ce qui sera nommé postérieurement la Bataille des Monstres.

Micah avait su très tôt que Kaïs allait participer aux combats. Intimement convaincu que le blond avait été à l’origine du positionnement politique de ce peuple caché, l’intéressé ne lui avait jamais donné raison. Ce qui, pour le jeune monarque, constitue plus un aveu qu’un déni.

À vingt-et-un ans, Micah n’avait pas été aussi confiant dans les capacités de Kaïs qu’il ne l’est maintenant. Pendant les trois années passées à l’Académie, le prince avait appris à combiner sa Maîtrise du Sang à celle de l’Eau. Il avait voulu débarrasser son pouvoir héréditaire de toutes les ténèbres auxquelles ses ancêtres l’avaient enchaîné. Il avait alors affûté ses connaissances anatomiques, il avait appris à contrôler le flux sanguin, le fonctionnement de chaque organe et le mouvement de chaque os, de chaque muscle. La précision avec laquelle il utilisait ses deux pouvoirs s’apparentaient à celle des plus grands Maîtres du Cercle des Soigneurs. Ses efforts avaient largement été salués par ses professeurs qui plaçaient de grands espoirs en lui. Quelque part, Micah n’avait pas pu ignorer les convictions de ces derniers. Qu’un futur Soigneur monte sur le trône impérial, mettant fin à la longue lignée des Empereurs du Cercle des Calamités, signerait un renouveau plus que bénéfique pour le Continent. Mais les savants n’avaient jamais osé suggérer une telle idée à voix haute. Après tout, l’admettre s’agissait d’une trahison.

Puis, lorsque la révolte des deux Provinces avait été facilement étouffée par les armées de l’Impératrice qui avait appelé à elle les redoutables Mercenaires de la Provinces du Feu, une douleur insoutenable avait explosé dans le crâne de Micah. Des images plus terribles les unes que les autres avaient défilé devant ses yeux plissés. Des os brisés, de profondes lacérations et du sang.

Tellement de sang….

Micah avait foncé vers le Nord. Sans penser à autre chose que Kaïs. Ses professeurs n’avaient pas cherché à l’arrêter. Ils auraient dû : un héritier au trône qui se précipite sur un champ de bataille où plus des trois quarts des corps ennemis jonchent le sol était extrêmement suspect.

Peut-être qu’ils avaient toujours su que Micah n’était pas un héritier comme les autres. Il n’avait pas cette soif de pouvoir qui caractérisait Atrée, il n’avait pas ce détachement égoïste qui laissait la possibilité à Thieste de traiter hautainement les gens qui le servaient.

Il n’avait rien de tout cela.

Et c’était précisément ce qui avait intrigué l’équipe académique.

Mais, le danger auquel il s’exposait en s’opposant par ses actions à l’Impératrice n’était pas le genre de choses qui avait traversé l’esprit de Micah quand il avait sauté sur le premier cheval de l’écurie de l’Académie. Ni les craintes de voir son image brisée, ni celles de voir son accès au trône interdit. Non.

Il avait craint pour la vie de Kaïs.

Purement.

Simplement.

Compte tenu de la complexité de l’histoire entre le Territoire des Métamorphes et les possesseurs de la Maîtrise de Sang, les Métamorphes avaient été réticents à le laisser traverser la Faille. Malgré leur méfiance, Micah n’avait pas un seul instant songé à retourner d’où il venait. Il avait campé pendant des jours à quelques mètres de la barrière, sans se préoccuper du danger qu’il courait à se trouver à découvert. Puis, un jour, un homme à la carrure impressionnante, de longs cheveux noirs et des yeux verts, lui avait ouvert le passage. Le Roi du Territoire s’était tenu devant lui, l’avait étudié d’un regard intrigué avant de lui indiquer, sans prononcer un mot, les tentes des blessés de guerre.

Des années plus tard, Micah avait appris que le Roi Suho Ly’Le avait compris à cet instant que le jeune prince était guidé par un puissant instinct. Un instinct presque animal. Le monarque n’avait jamais vu une telle flamme brûler dans les iris d’un descendant de la lignée impériale.

Alors, pendant que Micah s’était précipité aux côtés de Kaïs, le Roi avait contemplé le troisième fils soigner un des membres de son Territoire avec un étrange regard. Comme si la possibilité d’un nouvel avenir s’inscrivait dans les étoiles.

De son côté, Micah avait soigné Kaïs pendant des jours. Sans jamais céder à l’urgence. Méticuleusement. Délicatement. Sans diplômes, sans formation spécialisée, il n’avait rien d’un professionnel. Mais une chose était certaine : il était doué dans son art.

À le voir à l’œuvre, quelques familles de Métamorphes avaient tenté leur chance et lui avaient demandé de l’aide. Même au bord de l’évanouissement, Micah n’avait jamais refusé. Ce peuple était en voie d’extinction à cause de ses ancêtres. C’était le moins qu’il puisse faire.

Lorsque Kaïs s’était rétabli, ils avaient décidé de s’accorder une pause. Ensemble. Léana avait été capable de suivre leurs péripéties à travers le Lien mais Micah savait que les images et les émotions seules n’avaient pas suffi à la rassurer. Alors, quand elle lui avait annoncé qu’elle organisait un voyage vers la Province du Temps, il avait accepté avec joie. Leurs professeurs avaient essayé de la décourager mais elle excellait dans toutes les matières ; il était difficile de lui refuser la seule requête qu’elle leur avait faite en trois ans d’études.

Située au Sud-est du Continent, la Province du Temps, avec ses plages de sable blanc et ses montagnes enneigées, offrait un large choix d’activités. Et ils en avaient profité. Jusqu’à la dernière seconde. Même dans un contexte de conflit imminent où il n’était pas aisé d’entrevoir un avenir paisible.

On murmurait dans la capitale qu’une guerre de plus grande envergure se préparait, les rumeurs que d’autres Provinces soutenaient la révolte des Provinces de l’Eau et de l’Air allaient de bon train et les porte-paroles de l’Impératrice annonçaient des mesures de restrictions de déplacement et de rassemblement.

Malgré ce climat anxiogène, Micah avait essayé de se préoccuper du bien-être de ses partenaires. Il avait su qu’il n’était qu’une question de temps avant qu’on lui demande de se positionner. Et, selon l’issue de ce conflit, il pourrait se trouver sur le trône ou six pieds sous terre. Alors, il avait relégué ces inquiétudes au fond de son crâne, se raccrochant à ce qu’il avait de plus cher. Jusqu’au jour où le gouverneur de la Province du Temps les avaient surpris ensemble.

Micah s’était figé. Il était prêt à assumer sa relation avec Kaïs et Léana mais est-ce qu’eux avait conscience de devoir faire face à l’opinion du Continent ? Le jeune homme n’en avait aucune idée. Suspendu aux lèvres du gouverneur, Micah l’avait respectueusement salué.

Un silence crispé avait suivi le geste. Puis les traits fatigués de Dyl Ren’Na s’étaient étirés en un sourire complice. Le sexagénaire au regard impénétrable leur avait souhaité de profiter de leur séjour avant de passer son chemin.

Lorsqu’il s’était détourné d’eux, l’aura du gouverneur les avaient enveloppés pendant un instant. Le souffle de Micah s’était bloqué dans sa gorge. Traversé par une sagesse venue d’un autre temps, d’une ancienneté inexplicable, ses yeux cobalt s’étaient écarquillés. Le Primordial du Temps.

L'héritier s’était agenouillé sur le sol en signe de respect.

Au plus profond de lui, Micah savait.

Cet homme garderait leur secret.

Comme il garderait le sien.

— Oh, Micah… Nostalgique ? s'inquiète Léana. 

— Un peu, soupire mentalement l’Empereur. Si insouciants. On était presque libres… en un sens.

— Si tu crois que nos péripéties arrivent à leur fin…

— Non, pas du tout ! Je suis juste… heureux qu’on ait tenu la promesse qu’on s’était faite sur cette plage, il y a douze ans.

— Zut, Micah, tu vas me faire pleurer avant même que la cérémonie ne commence !