Le Maître des Abysses
Les mains de Nagaï glissèrent avidement sur ses hanches, empoignaient la chair de ses fesses dans un élan passionnel. Léo entrouvrit ses lèvres pour en laisser échapper un gémissement conquis. Les mains remontèrent la cambrure de son dos et des lèvres taquines chatouillèrent le duvet de sa nuque avant de se poser sur son cou avec un désir renouvelé. Lorsque la verge gorgée d’envie de Nagaï franchit la limite de son intimité, plongea dans ses chairs et ravagea son être, Léo poussa un cri d’extase. Pouvait-il exister plus belle sensation que celle de cet homme, objet de ses fantasmes, prenant possession de son corps ? Le rythme de ses coups de reins le faisait chavirer, faisait trembler la base sous-marine, telle une secousse sismique.
…
— Léo, réveille-toi !
Le garçon sentit une claque cingler sa joue. Difficilement, il ouvrit ses paupières trop lourdes pour apercevoir le visage de Nagaï en face de lui. Ses traits témoignaient d’un spectacle de panique, inédit chez l’intrépide chef de la sécurité.
— Je t’en prie, ressaisis-toi ! On a besoin de toi !
Nagaï secoua son corps avec une intensité redoublée. Léo finit par émerger. Il entreprit de tourner la nuque avec difficulté – ses cervicales craquaient comme des brindilles sèches. À travers un nouvel angle de vue, il prit conscience du décor macabre qui s’étendait en arrière-plan.
Une masse informe gisait contre la station d’incubation de culture de nanoplancton, abdomen éventré. Comme s’ils avaient explosé de l’intérieur, ses organes gisaient hors de son antre dans une impressionnante mare de sang et de boyaux. Holden était méconnaissable. Seuls ses traits maculés de sang et figés dans une souffrance insoutenable permettaient d’identifier l’ancien chef ingénieur.
Léo se sentit défaillir et les mains de Nagaï attrapèrent ses joues pour le ramener à une vision plus rassurante.
— Ne regarde pas.
— Qu’est-ce que…
— C’est cette foutue contamination. Elle est en train de tout attaquer…
— La quoi ?
Avant que Nagaï puisse répondre, Léo balaya son regard sur la pièce qui différait radicalement de la salle de culture qu’il connaissait bien. L’atmosphère était envahie de particules anthracite, chutant comme de la neige sombre. Des nervures pulsantes et sanguinolentes gangrenaient les parois métalliques de la base. De visqueux tentacules d’un noir putride enserraient les boîtes de cultures jusqu’à les éventrer.
Léo se souvenait à présent ! Il aidait Holden à effectuer les relevés de paramètres quand ces pseudopodes avaient attaqué de nulle part. L’un avait transpercé son collègue et un autre avait envoyé valser Léo contre une paillasse. Il s’y était vraisemblablement salement cogné la tête, au point de s’évanouir. Encore sonné, il palpa l’arrière de son crâne et ramena des doigts tachés de sang. Et merde.
— Je ne sais pas ce que c’est que ce truc, s’affola Nagaï, mais on a plus urgent ! Le niveau d’oxygène est en train de chuter. La centrale de traitement de l’air a dû être sabotée ! Il faut que tu m’aides à la réparer !
Effectivement, en tant que technicien, Léo était formé à la maintenance et à la réparation des systèmes de survie basiques. Seulement, dans son état actuel, il peinait à encaisser la nouvelle. Ses poumons lui confirmèrent que Nagaï disait vrai ; Léo avait la sensation de suffoquer. Il fallut que son instinct de survie lui envoie un boost d’adrénaline pour que la sonnette d’alarme se déclenche dans son cerveau : ils mourraient tous s’il ne se bougeait pas !
Aidé par Nagaï, Léo se remit sur pied. Il sentit le sol tanguer, mais mit ses vertiges sur le compte de son coup à la tête. Il se força à ne pas regarder le cadavre de Holden pour ne pas tenter les reflux de son estomac. Dire qu’il y a à peine dix minutes, le chef ingénieur était en train de le complimenter à grand renfort de sourires… Comment aurait-il pu imaginer une fin si tragique ?
Ils firent les quelques pas nécessaires pour sortir de la salle des cultures… Léo fut horrifié de constater que le couloir se trouvait dans le même état. Les tentacules rampaient sur les murs, au plafond comme au sol ; l’alarme hurlait à tue-tête sans qu’aucun bruit de course ou d’exclamation n’y répondent. Où étaient passés les autres membres de la base ?
Tirant avec son arme de service, le chef de la sécurité se frayait un chemin à travers les immondices.
— C’est un cauchemar, Nagaï ! D’où sortent ces choses ?
— Je ne sais pas, lâcha-t-il d’une voix essoufflée. J’étais au poste de sécurité quand les alarmes se sont déclenchées partout et simultanément. J’ai juste vu ces choses tuer Holden sur les caméras et j’ai accouru aussi vite que j’ai pu pour te retrouver. Occupons-nous de l’oxygène et ensuite, nous chercherons comment cela a pu arriver.
Léo reprit contenance. Il faisait confiance à Nagaï. Le nouveau capitaine de la sécurité avait fait son entrée dans la base sous-marine le mois dernier et Léo avait immédiatement flashé sur son gabarit massif, sa peau d’ébène et ses yeux d’une sombreur abyssale. Ils s’étaient tournés autour pendant plusieurs semaines avant de concrétiser leur aventure. Rien d’étonnant à cela : tout le monde couchait avec tout le monde au sein de ce complexe de biologie marine, submergé dans les profondeurs d’une faille océanique et coupé du monde de la surface. Néanmoins, Léo ne pouvait s’empêcher de ressentir une connexion particulière avec cet homme qui l’avait fait jouir plus que de raison et le faisait se sentir important à chaque seconde passée à ses côtés.
Le jeune technicien se hâta donc de suivre ses pas, les yeux rivés sur ses jambes aguerries, plutôt que sur les parasites qui infestaient son lieu de vie. Étrangement, ceux-ci n’essayèrent pas, une nouvelle fois, d’attaquer Léo. À croire que la présence armée de Nagaï suffisait à dissuader ces organismes potentiellement intelligents.
Le duo déboucha dans le hall principal, lui aussi infesté. En bon passionné de biologie, Léo aurait pu se fasciner pour l’irruption de cette nouvelle forme de vie céphalopode, si ces appendices ne réveillaient pas en lui d’innommables terreurs. Un cri déchira l’atmosphère. Léo reconnut Janine, une collègue biologiste. Elle courrait jusqu’au centre du hall, au niveau du large logo du centre de recherche imprimé au sol : une anguille ondulante peinte d’un bleu apaisant.
Un tentacule s’élança, s’enroula autour du pied de Janine. Elle trébucha. Cinq secondes plus tard, deux nouveaux tentacules plus massifs attaquèrent par constriction la jeune femme. Léo rugit et voulut courir à son secours ; une main sur son épaule l’en empêcha.
— Qu’est-ce que tu fais, Nagaï ? Il faut l’aider ! Tire sur ces choses !
Nagaï fit pivoter Léo et l’attira contre lui, dans son étreinte rassurante. Dans son dos, les hurlements de Janine résonnaient sur des fréquences inhumaines.
— C’est trop tard pour elle. Il faut fuir.
Au moment de prononcer la sentence, un bruit immonde de fruit pressé dégueula dans ses oreilles. Les cris cédèrent la place à des gargouillements disgracieux. Léo défaillait alors que la main de Nagaï s’accrochait à lui pour le tirer vers les ascenseurs. Le jeune technicien ne se risqua qu’à un seul coup d’œil en arrière avant de passer les mâchoires d’acier de la cabine.
Les tentacules rampaient au sol, parmi les restes de ce qui avait autrefois constitué un corps et ne formait désormais plus qu’un amas de chair broyée. Le sang se voyait à peine sur les pseudopodes d’un noir abyssal. En revanche, il souillait avec netteté le bleu, couleur de la surface d’un océan apaisé, de l’anguille.
Il mit ses mains devant sa bouche pour se retenir de vomir et se jeta dans l’ascenseur. Ce dernier était mystérieusement épargné par la contamination, mais, encore en état de choc, Léo ne releva pas ce détail. Lorsque les portes se refermèrent, il explosa en sanglots.
— Ce n’est pas possible, ça ne peut pas être réel, ça ne peut pas…
Léo tremblait de tous ses membres, haletait et peinait à trouver de l’air à avaler, ne sachant plus bien si cela était imputable au déficit d’oxygène ou à sa panique. Nagaï pressa son corps contre le sien, espérant réconforter son compagnon de sa présence. Il lui caressa doucement les cheveux, puis la joue, pendant que l’élévateur entamait sa pénible descente vers les locaux techniques. Léo avait la sensation étrange que la texture des doigts de son amant n’était plus comme dans ses souvenirs ; elle paraissait plus lisse, plus visqueuse aussi. Sans doute la transpiration liée au stress, pensa Léo.
— Je suis désolé. Tout va bientôt s’arranger, chuchota Nagaï sur le ton d’une promesse qui n’avait pas de sens.
Léo leva la tête et se plongea dans ses yeux aussi noirs que les profondeurs de la faille. Jamais ils ne lui avaient semblé si envoutants, comme si une force indicible cherchait à l’absorber dans ce néant. Léo en eut un frémissement que Nagaï interpréta comme l’expression de sa peur. La chef de la sécurité tenta à nouveau de rassurer Léo.
— Tout ira bien, mon amour. Je suis là pour te protéger. N’aie pas peur.
Léo aurait voulu croire ses douces paroles, se laisser choir dans le cocon serein de ses grands bras et ne plus penser à ces monstruosités. Mais… mon amour ? Ils n’avaient couché ensemble que trois fois et n’avaient même pas officialisé leur couple, alors pourquoi ce terme ?
Il n’était pas en état de lui poser la question. Ni même de réfléchir tout court. Ses lèvres furent saisies par celles de Nagaï et Léo noya ses doutes dans ce baiser tendre dont il avait désespérément besoin. Seulement, là encore, il ne put s’empêcher de remarquer le goût salé de sa bouche ou le contact étrange de sa langue trop souple et érigée d’aspérités qu’il n’avait jamais remarquées.
Perturbé, Léo finit par s’écarter de cette embrassade, pourtant réconfortante.
— Que fait l’ascenseur ? Pourquoi descend-il toujours ? Nous devrions déjà être en bas ! réalisa-t-il dans un constat qui menaçait de ressusciter sa panique.
Nagaï lui renvoya un sourire apaisé, inapproprié dans ce contexte.
— Il va finir par arriver. Ne t’inquiète pas…
— Mais ce n’est pas possible ! Jusqu’où va-t-il descendre comme ça…
Léo s’enfuit de l’étreinte de Nagaï et se précipita sur les boutons. Dans la panique, il les actionna tous. Ce qui ne solutionna évidemment pas le problème…
— Chut… Du calme. Tout va bien. Je suis là maintenant.
Était-il en train d’halluciner ? Le manque d’oxygène pouvait-il provoquer cela ? Était-il déjà mort ? Nagaï vint l’enlacer et caressa tendrement son crâne en lui chuchotant des mots de réconfort à l’oreille. Son attitude était incompréhensible. Pourtant, Léo ne pouvait se raccrocher qu’à ça.
La sonnerie de l’ascenseur retentit enfin, comme un glas, et les portes s’ouvrirent sur un couloir baigné d’obscurité que Léo était incapable de reconnaître comme celui des locaux techniques. Nagaï sortit.
— Tu vois, il n’y avait pas à s’inquiéter. Tu viens ? exigea-t-il avec un sourire.
Léo le suivit, comprenant bien qu’à ce stade, la situation lui échappait complètement. Il avait le sentiment qu’il n’était plus question de base sous-marine ni de défaillance en oxygène. Le technicien évoluait juste dans ce cauchemar incohérent, mais, tant que son amant serait là pour le guider, il n’aurait pas peur. Après tout, le chef de la sécurité semblait si assuré.
Avec l’absence de lumière, il était impossible de savoir où Nagaï l’emmenait. L’écho de leurs pas se réverbérait beaucoup trop loin. Comme si le lieu immense qu’ils traversaient dépassait largement les dimensions allouées à la base. Ils n’étaient plus dans la base.
Un puissant crissement jaillit de tous les côtés en même temps, rendant impossible d’en déterminer la provenance. Quelques gerbes de lumière naissaient et baignaient l’atmosphère d’une nappe rouge. Çà et là, Léo reconnaissait les contours des tentacules hostiles, faisant rejaillir une terreur décuplée en lui.
Du côté de Nagaï, Léo aperçut une de ces lianes s’évader de son oreille, puis une deuxième... Alors le souvenir le frappa comme une évidence. Il revit le corps éventré de Holden. Et cette silhouette, dont les appendices meurtriers émanaient, qui se tenait froidement derrière. Nagaï. Il avait tué Holden !
Réveil tardif ou dernier sursaut d’un instinct de survie engourdi ? Léo fit volte-face et se rua vers l’ascenseur… dont les portes restèrent résolument closes. Un instant, il songea à pleurer. Mais il avait déjà versé ses larmes. La résignation l’emporta. Le moindre de ses muscles était relâché lorsque Nagaï posa une main sur son épaule.
— Tu as beaucoup de chance d’être ici, tu sais. Le Maître accepte peu d’humains dans son royaume, lui annonça la voix de Nagaï qui avait perdu tous ses accents d’humanité.
Léo ne le voyait pas et avait trop peur de se retourner pour découvrir son ancien amant transformé, rongé par l’engeance.
— Pourquoi ?
— Il te draguait ! siffla Nagaï comme si la question portait sur le meurtre de Holden. Je n’aurais laissé personne t’éloigner de moi.
Léo encaissa. Puis, soudain frappé par le besoin de savoir à quelle sorte de monstre il s’était offert avec tant de passion, le jeune homme demanda d’une voix brisée :
— Depuis combien de temps es-tu… ?
— Depuis toujours, mon amour. Je suis au service du Maître depuis des millénaires et je continuerai à l’être pour de nombreux autres. Et toi aussi tu peux l’être. Il est prêt à t’accepter. Ne serait-ce pas merveilleux ? Nous deux, ensemble, pour l’éternité.
Cette idée brisa définitivement quelque chose en Léo. Non, il ne pouvait décemment pas accepter ce destin. Il était néanmoins incapable d’ouvrir la bouche pour s’opposer. Incapable de résister. Il serait sans doute moins pénible de céder.
Un tentacule s’enroula autour de son cou avec cette douceur caractéristique de Nagaï. Sans réfléchir, Léo le porta délicatement à ses lèvres pour l’embrasser.
Oui, ce cauchemar serait certainement moins affreux avec lui à ses côtés.
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