Quand les pies auront des dents
La douce lumière automnale décline sur la prairie artificielle. Les variateurs entrent dans leur cycle décroissant : l’heure de rentrer le troupeau a sonné.
MeKaYePTi étire ses longues ailes fuligineuses, décroche les maxillaires de son béquillon et arrache un bâillement muet à sa glotte. L’Horusse se redresse sur son perchoir d’observation et se laisse choir paresseusement aux côtés de NaFaRePCya et AliRGheNTa. Ses collègues bergers extirpent leurs piques électrifiées des râteliers. MeKaYePTi déploie sa serre supérieure pour saisir le bâton. Des plumes s’immiscent, bruissent et se froissent. Des regards d’agate filent, se figent et se fixent.
Avec sa ferveur usuelle, le jeune Horusse ne résiste pas la tentation de détailler la silhouette céleste de NaFaRePCya. Des bordures argentées de son plumage de nuit, luit la majesté de sa lignée théropode. Des canines affutées à la lisière de son bec d’obsidienne, brille l’avidité des volatiles carnivores. Du port altier de son encolure duveteuse, irradie la grandeur de leur race de pies évoluées. Comment pourrait-il en être autrement ? Les Horusses ont atteint le palier final de l’évolution, la place suprême au sommet de la chaîne alimentaire et la perfection ultime façonnée aux traits de ShaNaMTe.
Un gazouillis résonne en traître dans la cavité de son bréchet et s’échappe de la gorge de MeKaYePTi. Réflexe incontrôlable hérité de leur ancêtre piaf, signe manifeste de l’excitation suscitée par la charmante Horusse. Une fine étincelle grésille des tectrices de sa nuque aux rectrices de sa queue : NaFaRePCya émet un message télépathique.
Cesse de te déconcentrer, MeKa. C’est le dernier cycle avant la trêve hivernale. Il serait regrettable qu’un incident profite de ta distraction.
Les pennes d’AliRGheNTa s’illuminent de courants semblables.
Que pourrait-il arriver, NaFa ? Ces créatures constituent, sans l’ombre d’un doute, le bétail le plus idiot de tout le Nid !
Jugeant l’argument recevable, les trois pies s’esclaffent dans un piaillement synchrone. Même si les Horusses ne s’expriment plus oralement, ces oiseaux majestueux n’ont rien perdu de leur capacité à produire des sons. On dit que les chants réservés aux célébrations virevoltent, valsent et volent jusqu’aux pavillons de ShaNaMTe.
Armés de leurs piques, les bergers désactivent et franchissent les barrières magnétiques. La prairie est calme. Le camaïeu des fleurs pique aléatoirement les parterres dans une tentative de reproduire la flore sauvage. Quelques arbres, à la croissance maîtrisée, parsèment les plaines de trèfles. Il s’agit d’offrir des replis, des cachettes au bétail, de lui vendre l’illusion qu’il règne sur son biome naturel.
Les Horusses remontent le sentier de sable qui tortille entre les joncs, jusqu’à se rendre visibles aux sens atrophiés de ces animaux sous-évolués. Un jeune spécimen, juché sur une branche, en saute pour avertir le reste du troupeau. Sa peau lisse et laiteuse tranche avec le vert de la prairie. Ses jambes maigrelettes ralentissent sa course de bipède. Ses poumons rudimentaires s’essoufflent avant même qu’il ne parvienne à l’attroupement de ses semblables. La faute au tissu adipeux mal réparti dans son corps. Le gras fourni par la nourriture calorique des Horusses s’accumule dans l’abdomen et disproportionne leurs corps.
Pauvres créatures... Si les Horusses ne les élevaient pas pour leur chair, nul doute que leur espèce déficiente se serait éteinte lors de la supernova d’Achar. C’est ce que se dit MeKaYePTi pour soulager sa conscience ; alors que leur cycle d’engraissement est terminé et qu’il s’agit de leur dernière rentrée aux étables avant la case abattoir.
En deux battements d’ailes, les bergers ont déjà encerclé les animaux. Effrayés par le bruit électrique des piques, il est aisé de les regrouper au centre de la prairie. À trois, ils n’ont aucun mal à gérer les cent individus de ce troupeau.
Les silhouettes se pressent, les zigues se poussent et les Sapiens se dispersent. C’est avec effarement que les Horusses constatent qu’au lieu de rester compact comme à son habitude, le noyau de bétail explose !
Plutôt que de trembler par peur des décharges électriques et d’obtempérer docilement dans l’apathie inhérente à ce type de bétail, les humains se réveillent en chœur ! Comme si une intelligence émanant de ces êtres inférieurs leur avait soufflé le mot de leur funeste destinée. Là, un spécimen vivace galope, ici, un autre impavide déambule, hagard dans la confusion. Pris au dépourvu, les Horusses brandissent leurs piques et griffent l’air entre ces créatures suffisamment petites et agiles pour se faufiler entre leurs serres.
L’instigateur de cette rébellion fonce en tête. Plus athlétique que ses confrères, l’humain boudait ses rations trop grasses et se tractait aux tuyaux de chauffage de son box pour se muscler. Il sait depuis longtemps quelle mort certaine l’attend s’il reste dans l’étable. Il observe, étudie et analyse leurs systèmes de sécurité depuis des mois pour y déceler un point faible. Accompagné d’une dizaine de volontaires ralliés à sa cause, le fauteur de troubles se jette sur MeKaYePTi : l’Horusse le plus gros et le plus lent.
L’humain esquive sans mal la pique, s’en saisit et désarme la pie ; déjà terrassée par la sidération avant l’assaut des humains. Le meneur de l’insurrection cavale jusqu’à la porte magnétique de la guérite. Il brandit l’embout électrifié contre le champ répulsif. Les deux courants se rencontrent et l’onde de choc provoque un court-circuit tout en projetant l’humain au loin.
Le fuyard déterminé ne reste pas sonné longtemps : la voie est libre ! Aidé par deux compagnons, il se relève bien vite et récupère l’arme dérobée. La horde se hâte à travers les couloirs inconnus du Nid. Hélas, il fallait bien que le réseau télépathique des Horusses ait sonné l’alerte.
Les oiseaux de malheur déboulent et bouchent l’avancée des humains. Leurs becs acérés pointent et piquent le bétail récalcitrant. Piaillements des gallinacés et cris des hominidés mêlent leurs harmoniques dans un improbable brouhaha. L’effet de surprise de la rébellion humaine ne prend pas deux fois ! Usant des pieux dérobés aux râteliers, les affranchis s’efforcent de lutter contre les serres meurtrières, mais ploient inéluctablement dans ce rapport de force défavorable.
Le meneur ne voit rien de tout cela. Sa vie est en jeu. Alors même que les suppliques de ses camarades éventrent son cœur, il ne peut se risquer à jeter un œil en arrière. Un regard et son âme sensible l’obligera à revenir sur ses pas. Un regard et il pourra dire adieu à sa liberté. Se sacrifier collectivement ne changera pas la donne. Fuir individuellement véhiculera au moins un espoir. Un espoir plus vacillant que les flammes naissantes d’un foyer, mais destiné à se répandre comme un incendie.
Les reflets azuréens des couloirs métallisés de la ferme d’élevage cèdent la place à un environnement inédit. Le Nid s’offre aux yeux vierges de l’humain dans un dégradé de gris si nombreux et aux nuances si subtiles qu’elles ne peuvent être toutes différenciées par ses sens inférieurs. Ce handicap n’empêche pas l’homme de s’émerveiller devant le réseau de lignes verticales : troncs infinis de conifères minéraux aux écorces d’hématites. Ainsi se déploie la cité des Horusses, narguant les nuages sur leurs îlots escarpés, à l’image de ces arbres séculaires.
Le fuyard n’a guère le loisir de s’attarder sur la contemplation de ce paysage. Un seul bâtiment attire son attention : perché sur le plus haut relief, le temple de ShaNaMTe se distingue, taillé à même la pierre précieuse anthracite. Au fil de sa captivité, l’humain n’eut pas besoin de comprendre le langage de ses geôliers pour s’imprégner de leurs mœurs et de leur culture. Il fallait qu’il atteigne ce temple ! Il savait qu’il serait en sécurité là-bas.
Le bétail reprend sa course, l’homme entame son ascension et l’insurgé grignote les mètres comme une victoire de chaque instant sur la paroi. Mais ses geôliers ont tôt fait de le rattraper ; avantagés par leur faculté à voler. L’humain n’a pas besoin de détourner son attention des prises pour entendre le claquement des ailes des Horusses. Il le fait cependant, lorsque le bruit est suffisamment proche. Lorsqu’il réalise qu’il a échoué.
C’est alors qu’un nouvel oiseau apparaît dans son champ de vision. Depuis un autre angle. En provenance du sommet. Du temple.
Ses ailes battent l’air en surplace comme le cœur de l’humain bat la chamade. Son corps fait barrage aux poursuivants et des nervures électriques irisent leurs plumages. Même si l’humain ne peut comprendre leur échange télépathique, il saisit que le nouvel arrivant est en train de prendre sa défense. Il n’est d’ailleurs pas seul ! De nouveaux Horusses dévalent la montagne. L’un enroule ses serres autour de la ridicule silhouette prostrée sur sa paroi. La peur l’assaille, par réflexe. Pourtant, il sait qu’il n’a rien à craindre. Ces Horusses-là ne lui veulent pas de mal.
Il se détend et troque sa prise sur la roche contre l’emprise de l’immense oiseau noir. Les contours des toits sacrés se détachent sur sa vision alors que l’ascension de son sauveur l’y amène. L’humain sent une larme de soulagement perler au coin de son œil.
Je l’ai fait. Je suis sauvé. Je suis en vie !
100-1
NaFaRePCya pose ses yeux jaunes ronds et incrédules sur le troupeau amputé d’un individu dont elle avait la garde. Plus que quatre-vingt-dix-neuf bêtes à étiqueter pour l’abattoir. À bien y regarder, l’Horusse ne comprend toujours pas comment ces bipèdes diminués sont parvenus à semer un tel grabuge. Une fois replacés dans leurs cages, ils ressemblent exactement à ce qu’ils devraient être : des créatures misérables, inadaptées et stupides.
Et pourtant… Cet humain a franchi les portes de l’étable, il s’est dirigé d’emblée vers le temple de ShaNaMTe, comme s’il avait été au fait des préceptes strictement antispécistes et végétaliens des prêtres, comme s’il avait su qu’un refuge pour animaux existait au sommet de leur crête. L’Horusse a beau croire en ShaNaMTe, elle ne saisit pas pourquoi ses plus fidèles serviteurs se privent du plaisir légitime de l’alimentation carnée. Soi-disant que ces animaux seraient des êtres dotés de conscience !
NaFaRePCya s’égosille dans un rire strident. Bien sûr que non ! Si un humain pouvait développer une quelconque intelligence, une espèce aussi surévoluée que la leur l’aurait bien vu avant.
Il a simplement eu de la chance.
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