Issue de secours
La première fois qu’il avait pris la porte, ce fut pendant le cours d’histoire et géographie de Madame Lanvin. Après une nuit mouvementée à se rêver fendant le ciel aux commandes d’un oiseau mécanique, Nassim n’avait pu réprimer un bâillement inconvenant. D’un doigt ferme et sévère, la professeure lui désigna la porte. L’élève zélé s’exécuta, ravi de pouvoir rendre service. Il empoigna le large panneau de PVC entre ses mains frêles, et le dégonda de toutes forces. Son exploit déposé sur le côté, il se retourna sur la forêt des regards médusés de ses camarades.
Les adultes employaient des gros mots pour parler de son trouble, de sa « pathologie ». Mais Nassim ne se sentait pas malade. Il était lui et s’en contentait parfaitement.
La deuxième fois, Nassim avait appris. Lorsque son boss le vira, il poussa docilement le battant de l’open space, son carton de maigres effets personnels sous le bras.
D’autres fois, c’était les portes qui l’agressaient. Il se souvenait des traits distordus, déformés, dévastés de Nadia alors qu’elle jetait avec l’énergie de la rage ses affaires sur le palier. Espèce de taré, lui avait-elle hurlé, ne m’approche plus jamais ! Nassim avait tenté un pas en avant, en quête de plus amples explications ; le refus de bois lui claqua au nez. Ses narines pissaient le sang sur les dernières traces de leur vie commune.
Mais quelques fois, il empruntait les portes du paradis. Un été, en forêt, un buvard de LSD sous la langue. Il voyageait, allongé près du feu de camp. La nuit noire se parait d’aurores boréales ; fractales filantes dans les fuseaux de vent. Les kaléidoscopes s’égrenaient entre ses palmes tendues. Les cieux l’attiraient à lui d’une force supplantant la gravité.
Et soudain, il volait. Parmi les oiseaux-miroirs charriant des pennes de flammes, il chassait les nuages doux de velours et tissait entre ses ailes les courants célestes. Alors il riait, de tout son saoul, à pleins poumons, avalait et soufflait sa joie sur ce monde qui ne voulait pas de lui ; sur ces pauvres hères collés à terre, incapables de se saisir de son bonheur, de sa singularité. De sa liberté.
Puis il chut. Les lianes de la réalité le rappelèrent à ce sol, trop dur, trop froid ; inhospitalier. Nassim aimait rêver, de ces rêves que chaque seconde à grandir tue.
La suite de sa vie ne fut qu’une succession de portes closes. Celle des aides sociales qui demeurait sourde à ses suppliques ; celle du marché de l’emploi qui enrobait son inaptitude en refus mielleux ; celle de son appartement dont le bailleur avait fait changer la serrure.
Un raté ? Non, les malheureux insersseurs qui héritaient de son dossier pinçaient les lèvres et lissaient : « désaccordement social », « écueil adaptatif » ou « asynchronicité semi-volontaire ». Nassim les observait exécuter leurs pirouettes précautionneuses et ne comprenait jamais le problème. Pourquoi ne voulait-on pas de lui ?
Jusqu’au jour où son cas échoua entre les mains d’un assermenteur qui avait oublié la langue de bois : il ne garderait jamais un travail ni ne s’adapterait à une vie stable dans son état actuel. Ce qu’il lui fallait, c’était une cure de sérénification. On lui prescrivit trois mois, prolongeables huit si nécessaire, et après… Il n’y avait pas d’après. Il fallait que ça réussisse.
Sa dernière chance.
Au début, le traitement n’avait rien du déplaisir qu’imaginait Nassim. Les sessions de thérapies imposées, ça le connaissait ; ces minutes – ces heures ! – le cul vissé au plastique rigide d’une chaise inconfortable, sous le regard sévère d’un spécialiste qui guettait ses mots, les fauchait et les jugeait au sortir de ses lèvres. Mais l’institut des Hélianthes ne ressemblait à rien de tout cela.
Il disposait de ses propres thermes ! Pas moins de quatorze bassins aux cascades de températures contrôlées se relayaient entre les jardins aménagés, les potagers éducatifs ou les bosquets à préservation diversitaires. Au sein des dômes émergeant de terre comme des bulles paisibles, les journées se rythmaient entre les trop nombreuses activités que proposait l’établissement. Oratiothérapie, nucléothérapie, ridéothérapie… Nassim était bien incapable d’en retenir toutes les déclinaisons, mais une chose était sûre : on voulait son bien. On voulait le guérir. De quoi ? Nassim ne savait pas vraiment. Mais s’entraîner à la calligraphie sanskrite entre deux séances de coaching en self-confidence ne lui semblait pas aussi insurmontable que remplir des tableurs de données pour son ancienne boîte.
Au début…
Le chemin de la vacuité reprit très vite son cours. Les réveils matinaux à la lumière naturelle n'en étaient pas moins millimétrés et militaires ; les espaces de détente s’avérèrent repoussants avec leurs accès conditionnés aux bons points ; les activités lui parurent rébarbatives lorsqu’il s’agissait de construire une tour de cubes dans une architecture définie et de ne surtout pas y déroger.
L’ennui trouvait sa quintessence dans les groupes de paroles. Tour à tour les brebis égarées confessaient une vie de déviance et leur désir de réintégrer une norme salvatrice. Ce fut à Nassim d’exprimer avec sincérité ce qu’il avait sur le cœur. Ces sourires bienveillants l’y encourageaient ; personne ne le jugerait ici. Alors il parla de ces rêves qui lui traversaient la tête :
— Parfois, j’m’imagine dehors. Pas ce dehors dans les allées taillées de l’institut, j’veux dire, dehors, au cœur de ces trésors boudés par l’homme, sur ces sentiers envahis de chiendents et chardons. Je marcherais le long de ces chemins boueux, là où le parfum des noisettes se mêle à celui de la vase. Les chuchotements du vent dans les feuillages me murmureraient leurs secrets et les nuages se teinteraient en nuances tangerine quand l’astre disparaîtrait dans leurs ombres. Et je prendrais plaisir – oui ! un tel plaisir – à humer cet air du soir, le rendre à son habitat et me fondre avec lui dans la valse des feuilles d’automne. Alors je volerais.
Les sourires encourageants se muèrent en grimace contrariée. Mauvaise réponse. On le confina dans sa chambre jusqu’à ce que Nassim apprenne à mentir.
Un lit, une table, une chaise et une salle de bain. C’était suffisant, non ? Pour méditer sur sa vie, sur ses erreurs, ses projets, mais rien ne venait. Alors Nassim passa ses jours à balader ses yeux sur ces quatre murs ; peints de tons pastel, agrémentés de tableaux apaisants. Un esprit serein dans une prison saine. Mais quatre murs restaient quatre murs.
Lorsqu’il se sentit étouffer, on l’autorisa à sortir.
L’institut des Hélianthes avait perdu ses couleurs. La nourriture croquait fade sous son palais, il ne sentait plus l’encens qui embaumait les activités de quête corporelle, même le chant des oiseaux au matin dissonait à ses oreilles et les pétales de fleurs lui semblaient faits de papier crépon.
Lorsqu’il en parla à son optimoralisateur, on lui expliqua qu’il s’agissait d’une réaction tout à fait normale au processus d’adaptation. On lui prescrivit un arc-en-ciel de pilules. La bleue avec la mixture bouillie du petit-déjeuner, la verte après les travaux de coloriage, la jaune en se rendant au renforcement physique et la rouge lorsqu’il passait devant cette porte.
Cette porte.
Nassim ne l’avait jamais remarqué avant. Pourtant brillante d’acier, sa poignée lisse ne demandait qu’à être enlacée et poussée vers des frontières de nouveautés. Ajustée dans un pan de plâtre, elle ornait ce mur triste d’une fente en désir de s’ébahir. En couronne sur sa tête luisait un verdoyant et éloquent indicatif : SORTIE DE SECOURS.
À présent que cette vision s’était imprimée dans sa mémoire, Nassim ne pouvait plus se défaire de son attraction. À chaque passage, ces sirènes émeraude l’appelaient de leurs chants envoûtants, ce battant suppliait qu’on le pousse. À chaque tentation, ses doigts se tendaient, à l’orée d’un effleurement honni. À chaque fois, un Gentil Encadrant le sermonnait et le ramenait dans le droit chemin.
Mais le désir ne se tarissait pas. Non, ce n’était même plus un souhait : il devait ouvrir cette porte.
Alors renouvelant ses tentatives, ses doigts finissaient par s’échouer sur la surface lisse du métal... et les prises des GE se raffermissaient autour de sa taille, le ceinturaient, le tiraient, le décrochaient, le privaient de son Graal.
Nassim ne renonça pas.
Un soir après le repas, il se prétendit pale. Deux GE l’escortèrent à l’infirmerie. Il poussa le premier dans l’escalier, frappa le second à l’estomac. De toute façon, plus aucune notion de bien ou de mal n’importait pour Nassim. Seule la porte comptait.
Il galopa, traversa le couloir, avala les mètres. Les néons s’alignèrent en raies blanches au rythme de sa course, lignes de fuites pointant sa destination, la seule issue. Le panneau SORTIE DE SECOURS pulsait comme son palpitant effréné. Presque !
Sa paume empoigna la proéminente poignée et…
De nouveau, des bras le tirèrent. Pas maintenant… il était proche. Si proche !
— Lâchez-moi ! Laissez-moi ouvrir cette porte ! Lâchez-moi, espèces de robots dévitalisés !
Le directeur de l’institut en personne intervint. Nassim ne le voyait que pour la deuxième fois. Quel honneur ! Il exigea qu’il se calme, qu’il modère ses propos – peut-être que des séances supplémentaires de relaxation lui seraient bénéfiques – en tout cas, il n’était pas acceptable qu’il crie si fort. Il risquait de déranger les autres résidents.
Mais Nassim était incapable de se calmer. Alors réduit à l’immobilisme, cruelle impuissance à quelques centimètres de son dessein, il dégobilla un geyser de larmes.
— Je vous en supplie ! Je veux juste savoir ce qu’il y a derrière cette porte ! Ouvrez-la pour moi, par pitié, mais montrez-moi !
Les sourcils broussailleux du directeur se froncèrent de réprobation ; de surprise, aussi. Une porte ? Quelle porte ? Il n’y avait aucune porte, voyons. Les hallucinations étaient un effet secondaire courant de son traitement. On allait lui changer ses doses et tout rentrerait dans l’ordre.
— Non, non, non, j’vous jure qu’elle existe ! Elle est là, je l’ai sentie ! Touchez-la, actionnez cette poignée, putain de merde !
L’obséquieux bonhomme singea un rire contenu. Ses doigts se posèrent sur la surface métallique et assurèrent qu’ils ne rencontraient rien d’autre que le plâtre habituel. Ils se baladèrent mollement, à la recherche de la poignée. Jamais ne la touchèrent.
— Pas là, plus bas, non, remontez !
Toujours l’esquivèrent.
Nassim se débattait, n’en pouvait plus… Qu’ils le laissent essayer, au moins une fois, rien qu’une fois ! Mais le directeur jugea que le cirque avait assez duré : qu’on le reconduise à sa chambre ! Alors Nassim banda ses muscles, se fit anguille entre les poignes d’acier de ses GE, se fit roc lorsque son coup d’épaule renversa le directeur ; les propulsa tous deux à travers la porte.
La porte.
Nuée de noir, étrange antre sans consistance. Les sons, les odeurs, les touchers ; ces signaux falsifiés cessèrent d’exister. Lui aussi cessa d’exister.
.
Il rouvrit les yeux. L’architecture brutaliste du bâtiment heurta sa conscience en premier. La série de connecteurs fichés dans ses membres mécaniques, en deuxième. Ses souvenirs effusèrent en torrent dès qu’il lut le panneau accroché à son compartiment.
MATRICULE N4551M / Tentative de reprogrammation : 3 / INTERROMPUE / Statut : ERREUR
Ses cartes mémoires grésillèrent, lui rappelèrent ce qui l’attendrait si le troisième essai échouait. La panique s’insinua dans ses circuits, sans souci de son intégrité physique, il décrocha son châssis du support ; et courut.
Déjà les modèles GE400 détectaient l’anomalie, fusaient depuis leurs alcôves symétriques et s’abattaient sur le récalcitrant ; prêt à infliger la sanction. Le reformatage.
Alors Nassim court. Là-bas, une porte. Nassim accélère. Là-bas, la liberté. Nassim réalise son rêve.
Nassim vole.
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