Si les abysses pouvaient parler (1/2)

20 minutes de lecture

En accord avec la famille d’Eugène Müller, l’Ouest-Éclair a choisi de publier l’intégralité de son journal, retrouvé le 7 août 1923 aux Açores. Dans un souci de transparence, nous vous garantissons que le texte original a été fidèlement retranscrit.


3 octobre 1920, Brest

Le crachin breton accompagnait les manutentions de la matinée. Les gouttes perlaient sur les cirés des débardeurs, rodés à la météo locale. Ils charriaient, imperturbables, caisses et containers sur le pont, tandis que je tremblais transi du froid et de l’attente à quai.

La fébrilité se joignait pourtant à la cohorte de frissons. Alors que le manteau de brume se dissipait sur la rade de Brest, que les lumières des commerces fendaient la grisaille et que l’agitation des marins animait le port, l’Astrolabe m’écrasait de sa prestance.

Bien que j’eus toujours été attiré par ses sirènes lointaines, la mer n’est pas mon premier amour. Parisien, plus adapté à la faune des galas qu’aux fonds marins, je ne devais ma présence sur les terres éloignées de la Bretagne qu’aux directives du cabinet du ministère de l’Industrie. Le président Poincarré en personne avait insisté pour que l’état français soit représenté lors de cette expédition. Et j’avais été désigné pour cette tâche.

Depuis le traité de Sarajevo de 1914 — lors duquel la France s’est couchée d’humiliation devant la puissance d’armement allemande pour éviter une guerre qui aurait été soi-disant meurtrière — l’institut Baden-Merceaux, que je représente, assure l’équilibre des partenariats entre nos deux pays. Avec un succès relatif ; la créativité française fait pâle figure face à l’intelligence outre-Rhin. Comme le dit si justement Monsieur Chaptal, mon directeur : « Mieux vaut céder quelques miettes aux Teutons que de se faire coiffer au poteau par les Anglais. »

Car s’il était bien un point sur lequel nous nous accordions, c’était que l’alliance franco-germanique devait mettre la main sur cette météorite avant l’Empire britannique.

Lorsque les astrophysiciens de Cap Canaveral publièrent le spectre UV atypique de sa traînée, le mois dernier, la comète Calypso passa du statut de caillou stellaire commun à celui de trophée sous l’océan Atlantique. L’un de ces gens de science eut le malheur d’émettre l’hypothèse que la densité de Calypso serait anormalement élevée et qu’elle serait constituée d’un alliage extrêmement riche en platine. Une hypothèse qui ne convainquit pas toute la communauté, mais qui suffit à financer des expéditions à sa recherche.

Le calcul des rétrotrajectoires des raz-de-marée qui frappèrent les côtes normandes et irlandaises permit d’estimer son point d’impact au niveau du talus continental entre le Royaume-Uni et la France.

La guerre n’a pas eu lieu contre les Allemands, mais nous n’en avons jamais été si proches avec les Anglais. Depuis leur débâcle au Myanmar, qui a porté un sacré camouflet à leur suprématie dans les Indes orientales, le conflit larvé s’est transformé en course au progrès technologique.

Nos partenaires allemands d’Anschütz GmbH mirent donc à notre disposition leur technologie d’échosondage marin et leur tout nouveau modèle de bathyscaphe — qui ont tous deux fait leurs preuves pour retrouver l’épave du Titanic, l’année dernière. Si les projets de remorquage de cette dernière n’ont pas abouti du fait de sa profondeur, Hermann Anschütz-Kaempfe — l’inventeur phare de sa compagnie éponyme — est plus confiant pour Calypso.

« La météorite git sur le talus continental, à des profondeurs tolérables. Une fois que nous aurons précisément localisé le site de crash de la météorite grâce à notre bathyscaphe, nous déploierons nos tanks-chalutiers téléopérées en conditions extrêmes. Ces innovations permettront non seulement de draguer les fonds marins jusqu’à mille cinq cents mètres, mais aussi de filtrer le métal des sédiments et du calcaire in situ. Couronné de succès, ce projet vous permettra de multiplier par mille votre investissement ! » C’est du moins l’argumentaire qu’il a servi à notre institut pour réclamer le financement de cette mission et l’affrètement du navire français, l’Astrolabe.

Entre nous, le ministre de l’Industrie sembla plus réceptif au sourire impeccable et aux cheveux gominés de l’inventeur qu’à son exposé technique. Qu’importe : tout est bon pour couper l’herbe sous le pied des Anglais, n’est-ce pas ?

« Nous vivons un moment historique, n’est-ce pas, Eugène ? » s’exclama Anschütz en surgissant dans mon dos.

C’est aussi ce qu’il avait répété aux journalistes rodant en masse derrière l’accès restreint au quai, et il me faudrait encore le redire lors du communiqué radiophonique de cet après-midi.

L’Astrolabe ne partirait que demain. Le chef de mission allemand mettait un point d’honneur à veiller à l’acheminement et à l’installation méticuleuse de son matériel. Il avait revêtu un manteau caban par-dessus son costume trois-pièce et se fondait dans le décor, si ce n’était cette blondeur toute germanique et son accent à couper au couteau dès qu’il s’essayait au français.

Avec moi, il ne cherchait pas à atténuer la rugosité de sa langue natale. De par mon père allemand, il me considérait son compatriote. Chose que ma fierté française ne pouvait que réprouver. Anschütz ne sembla heureusement pas se rendre compte de ma froide réaction, tout absorbé par le transbahutage de sa progéniture.

Un bel enfançon de plusieurs tonnes de métal sous lequel grinçait la grue. À la différence des sous-marins militaires qui ensevelissent pudiquement leur carrure de titan sous les vagues, le Nautilus m’impressionnait parce qu’il tanguait au bout de son filin, battu par les rafales du large, et pourtant imperturbable.

Une sensation d’effroi lessiva mon estomac, à des lieues de l’enthousiasme presque enfantin de l’inventeur. En face de la bête qui nous avalerait, je prenais conscience que j’avais accepté de me tasser dans cette coquille de métal aveugle avec Hermann Anschütz-Kaempfe, son opérateur et Agathe Lefebvre.

*

4 octobre 1923, Brest

Les derniers ravitaillements effectués, l’Astrolabe était prêt à quitter le port. Le capitaine — un homme charmant qui conspue les Anglais avec la même politesse compassée des Anglais — nous annonça la nouvelle lors d’un petit-déjeuner fructueux à bord.

Notre hôte avait à cœur de faire bonne impression devant un envoyé du gouvernement ; il me sembla en revanche moins expansif face à la curiosité d’Armand Landron. Seul journaliste accrédité à bord, en compagnie du photographe de l’Ouest-Éclair, il était intarissable.

Pas autant que Jean-Marie Tessier. Représentant du syndicat patronal des métallurgistes, il se moquait comme de ses derniers bas de laine de l’exploration des abysses à la recherche de la météorite et ne prendrait pas part à la descente dans le Nautilus. En revanche, il semblait prêt à sortir le chèque sitôt que les machines d’excavation d’Anschütz feraient leurs preuves, dans la seconde phase du projet. Sa moustache, dressée à l’huile de Macassar, montait et descendait au rythme de ses questions.

Alors qu’Anschütz se concentrait sur le déploiement technique de son instrumentation avec Egon Schultz — son opérateur — le financier parlait bénéfices, coûts d’exploitation et achats.

Une voix resta inaudible, la seule féminine de la tablée. Agathe Lefebvre émiettait avec attention sa viennoiserie sans y goûter. Je ne sus s’il fallait mettre cette timidité sur le compte de l’anxiété du départ ou sur sa condition de femme. Je m’étonnai du choix du prestigieux Institut Océanographique, fondé par Albert Ier de Monaco, d’envoyer une océanologue avec si peu d’allant.

J’eus pourtant l’occasion de lui découvrir un caractère plus trempé plus tard, lorsque —partageant les origines bretonnes des marins — elle échangea rires, bières et cigarettes avec ces petites mains. J’appris plus tard que son père possédait un catamaran et qu’elle avait parcouru la côte du Pays basque jusqu’à la Flandre, qu’elle connaissait les voies de navigation du Finistère mieux que ses propres poches. Quelle belle jambe ! C’était son expertise scientifique des fonds marins que nous attendions au tournant.

Je ne pus m’empêcher de trouver ses manières inconvenantes : Agathe portait le pantalon à bretelles des marins, l’estimant plus adapté aux déplacements sur un navire. Même chose pour ses cheveux qu’elle ne jugeait pas nécessaire d’attacher comme une dame ; au prétexte que le vent la décoifferait. Ce fut surtout sa réaction face aux machines d’Anschütz qui me confirma que la fondation d’Albert Ier avait mal réfléchi le choix de sa caution scientifique.

Je m’égare. Narrons plutôt les évènements dans l’ordre chronologique.

À huit heures, le capitaine nous envoya sur le pont supérieur tandis que l’équipage s’activait aux manœuvres sur le pont principal. En dépit de la rudesse de leurs joues abrasées par le sel et de leurs mains calleuses, je leur trouvais une grâce fascinante dans le maniement des gréements. Une danse que l’habitude avait rendue chorégraphie battue par l’orchestre des goélands. Ceux-là nous suivraient longtemps, avides du festin de déchets que l’Astrolabe sèmerait dans son sillage. Les remparts de Brest s’affaissaient à l’horizon, puis se fondaient dans la ligne rougeâtre de la côte jusqu’à la houle de haute mer soulève la coque de profondes inspirations et que le noroît me glace les oreilles. Jusqu’à ce que la voix hachée d’Anschütz me tire des reliefs frisés des vagues :

« Souhaitez-vous que je vous présente le matériel et l’instrumentation de l’expédition ? »

Notre trio transi de froid acquiesça et se mit en branle. L’Allemand voulut sans doute garder le clou du spectacle pour la fin, car il nous balada d’abord sur la passerelle où avaient été montées un tas de consoles encombrantes. La quantité de voyants et de boutons me donnait déjà le tournis, les explications d’Egon à propos de bathymétrie, de gyrocompas et de sondeurs acoustiques monofaisceaux m’achevèrent.

Je dus pourtant faire bonne figure, car il m’incombait de traduire pour les journalistes et le syndicaliste, lesquels semblaient s’ennuyer profondément. Seule Agathe manifestait un intérêt pour ce charabia technique.

Lorsque le photographe se fut lassé d’user son flash sur ces instrumentations inextricables, l’inventeur nous conduisit vers une destination plus trépidante.

Sur le pont principal, les marins venaient de dégager l’espace et les ingénieurs d’Anschütz s’activaient autour du bathyscaphe. Ils laissèrent au patron le privilège d’en dévoiler la splendeur. Il tira la bâche.

Bien que je l’eus vue dans son étreinte de chaîne la veille, la sphère m’impressionna de près. Ses boulons épais comme ma paume, aux soudures échancrées de rouille, traçaient une ligne de dents d’acier sur sa circonférence. Posée sur quatre pieds hydrauliques qui ployaient, sa taille m’emplit d’un sentiment de mal-être. La trouvais-je trop petite pour quatre passagers ou au contraire trop grosse pour le treuil qui assurerait notre lien vers la surface ? Les moteurs latéraux suffiraient pour naviguer latéralement ; pas pour tirer ce monstre de la prison des flots.

« Madame et messieurs, je vous présente le Nautilus ! »

Fier comme le pape, Anschütz tourna l’épaisse barre du sas qui dévoila un intérieur étriqué. Il s’encombrait de bouteilles d’air comprimé et de myriades de câbles, si bien qu’il ne restait pas de place à des êtres humains pour s’y dégourdir les jambes. En son centre : un boîtier de commande et un périscope. L’ingénieur avait conçu son engin pour des profondeurs abyssales ; des hublots auraient fragilisé la structure.

À nouveau, je m’appliquai à masquer la claustrophobie qui me saisit ; l’engin avait déjà effectué quatre descentes — et remontées ! — avec succès. Je me martelai ces faits.

La bâche recouvrit le bestiau et on nous entraîna vers le pont roulant. Un marin actionna les lampes à vapeur de mercure et le hangar s’anima de spectres vert glauque. La bouche d’Armand Landron s’ouvrit avec la même superbe qu’un poisson avant qu’il n’ordonne frénétiquement à son photographe d’immortaliser le moment sous le moindre angle.

C’est ici que s’entreposaient les moissonneuses. Alors que je me prenais à comparer le Nautilus à une bête, que dire de ces gueules, rouleaux féroces prêts à broyer roches et sédiments de ces chenilles de tank va-t’en guerre contre les fonds marins. J’y voyais le prodige ; l’indéniable progrès qui nous octroie les clés des derniers territoires inconnus, depuis que Roald Amundsen s’était arrogé celles de l’Antarctique. La peur envolée, la conscience que les machines d’Anschütz révolutionneront le dragage et nous feront entrer dans l’Histoire me grisa.

« C’est une catastrophe. »

Agathe Lefebvre n’avait pipé mot jusqu’à présent. Elle se décida au moment où l’ingénieur expliquait la supériorité de la ferronnerie allemande qui saurait tenir tête aux reliefs sous-marins les plus coriaces.

« Je vous demande pardon ? » rétorqua-t-il, choqué comme nous, par l’outrecuidance de l’océanologue.

« Vous avez conscience que vos machines vont dévorer tout ce qui se trouve sous nos pieds, sans distinction ? Tous les organismes abyssaux et leurs habitats, les coraux…

— Des coraux ! Enfin Madame Lefebvre, vous vous êtes trompée d’expédition ? Nous allons dans l’Atlantique Nord, pas à Nouméa ! Où voulez-vous trouver des coraux à mille mètres de fond, dans la noirceur et le froid ? »

J’accompagnai le rire de Tessier, qui faisait fort bien de recarder nos enjeux : nous croisions pour racler les fonds, pas pour y sauver la poiscaille. Derrière l’hilarité, la situation m’inquiétait. Après avoir considéré Agathe comme un charlatan, j’en venais à me demander si c’était vraiment elle que l’Institut Océanographique avait dépêchée.

« Des coraux, oui, ce n’est pas moi qui l’affirme, mais les docteurs Trait et Murray qui ont mis en évidence quatre genres de coraux profonds lors de la campagne de sondages du HMS Challenger dans cette zone de l’Atlantique Nord il y a deux ans.

— Des Anglais, donc ! Parce que vous avez foi en ce que racontent ces fichus Anglais ?

— J’ai foi en la science, Monsieur Tessier. »

Agathe ne flanchait pas. Ses petits yeux sombres tenaient tête sans gêne au journaliste, quand bien même elle était la seule à se couvrir de ridicule. Je décidai de calmer le jeu.

« Même s’il se trouvait des coraux sous nos pieds, ils ne font pas l’objet de notre mission. Nous recherchons la météorite.

— Et vous ne trouverez rien que d’insignifiants débris parmi la faune grouillante des éponges, vers polychètes, mollusques, crustacés, ophiures, étoiles de mer, oursins, bryozoaires, araignées de mer et autres espèces de vertébrés et d'invertébrés. Regardez vos mastodontes ! Vous comptez leur faire ratisser des centaines de kilomètres carrés pour quelques fragments de métaux ? Valent-ils de sacrifier tout un écosystème ?

— Pourquoi être venue si c’est ainsi que vous pensez ? »

Je me plantai devant elle, armé de ma colère et aussi — bien que je sois réticent à l’admettre — de ma fierté blessée à l’idée qu’elle puisse avoir raison. Oui, je doutais que le jeu en vaille la chandelle. On nous piquait, dans cette course au profit futile. Lévriers français contre greyhounds anglais. Tout ceci était avant tout politique, il fallait que l’union franco-germanique ramène son trophée, mais cela, je me gardais de l’énoncer à voix haute. Au contraire d’Agathe, je connais ma place.

« Je suis venue dans l’espoir qu’en découvrant la beauté cachée des fonds marins à l’aide du Nautilus, vous renonciez à ces projets de dragages et de chalutages profonds mortifères. Hélas, plus j’apprends à vous connaître, moins je me fais d’illusions. »

Et elle tourna les talons, comme si nous n’étions qu’un parterre de planctons et non d’importantes personnalités. Quoiqu’Agathe aurait probablement mieux considéré du plancton.

« Ah, les femmes… » s’esclaffa Tessier.

Il fut le seul à rire.

*

5 octobre 1923, Océan Atlantique

L’altercation de la veille me travailla longtemps avant que je ne trouve le sommeil et quand les rêves me soulagèrent du poids de la fatigue, ce fut pour mieux me pourchasser dans les abysses. Mes cauchemars prirent la forme des calmars géants de Jules Verne ou des serpents édentés des sagas nordiques, à qui il suffisait d’une bouchée pour engloutir ma pauvre carcasse et la damner à la noirceur éternelle.

Je me réveillai pourtant apaisé. Les propos d’Agathe émanaient du délire d’une femme souffrant d’un besoin d’attention évident ; il me suffirait de les ignorer. Pourtant, je me retrouvai en sa compagnie une heure plus tard.

J’avais boudé le petit-déjeuner : le mal de mer me prenait en traitre. J’espérais que l’air du large me passerait cette nausée. Hélas, un grain vicieux rinçait le pont et secouait l’Astrolabe comme le linge dans une lessiveuse. Cela ne freinait pas l’activité ; et je plissai des yeux curieux sur les étranges manœuvres des marins. Ils actionnaient des treuils et remontaient bidons et filets.

« Posez ça là, s’il vous plaît », surgit la seule voix féminine à bord.

Comme la veille, la chercheuse s’était contentée de nouer ses cheveux dans une natte grossière, si bien que les mèches blondes et filandreuses qui s’en évadaient lui donnaient un aspect d’épouvantail. De ses doigts bleus gelés, elle étiquetait pourtant de ses gestes sûrs les flacons d’eau de mer que lui rapportaient les marins. Je devrais m’étonner qu’ils lui obéissent telles les souris d’Hamelin menées à la flûte, mais Agathe avait cette aisance, une fois dans son élément, qui forçait le respect.

Elle œuvrait dans un laboratoire humide au sol en caillebotis et aux paillasses de bois traité sur lesquelles gisaient une dizaine de poissons morts. J’appris plus tard, en lisant ses notes, les différentes espèces : deux dorades, trois thons, un aiglefin, une sole, un cabillaud et deux anchois. Sur le moment, je ne voyais que leurs yeux globuleux et leur bouche ouverte molle.

Sidéré, je ne manifestai pas ma présence et l’observai en silence. Je n’étais pourtant pas discret, planté au milieu de la pièce tel un arbre en travers de la route. Agathe ne me prêtait simplement aucune attention, occupée à noter sur un carnet les informations de latitude, longitude et profondeur que les marins lui rapportaient. Elle devait y ajouter ses propres remarques, car sa plume s’attardait longtemps après le passage de ses assistants improvisés. Puis elle dégaina un scalpel et ouvrit dans la longueur la carcasse pélagique.

Une subite envie de rendre les vestiges de mon dernier repas me blanchit les joues. Je ne sus s’il fallait l’imputer au mal de mer ou à cette petite femme éventrant sans une once de dégoût les mêmes créatures qu’elle avait défendues la veille.

« Eh bien, Monsieur Müller, avez-vous quelque chose à me demander ou espérez-vous soigner votre mal de mer en regardant des dissections ? »

La provocation me tira de ma léthargie. En essayant de reprendre une posture digne, je tanguai au prochain roulis. Agathe ne se moqua pas, en fait, elle ne vit pas, elle ne leva pas le nez de son poisson.

« Que faites-vous ?

— Des prélèvements. Cela fait partie de ma mission : étudier l’impact d’une potentielle contamination aux métaux lourds sur les organismes marins à mesure de nous approchons du site du crash.

— Vous avez une drôle de façon de préserver la faune aquatique…

— N’insultez pas notre intelligence. Vous comme moi savons que ce n’est pas le problème.

— Quel est-il alors ? »

J’étais vexé qu’elle me croie stupide, mais je ne saisissais véritablement pas son propos. Elle soupira.

« Cette expédition est un test pour les machines d’Anschütz. Si leur déploiement est concluant, alors il bénéficiera d’une mise en avant médiatique impressionnante et de quoi assurer des ventes fructueuses à l’international. Alors le problème ne concerna pas dix échantillons, mais l’exploitation des fonds marins à l’échelle de la planète.

— Je vois, mais je trouve que vous dramatisez : les océans sont vastes.

— Si vastes que nous nous situons à l’aube de leur découverte. Songez à tous ces mystères que nous risquons de détruire avant même de les comprendre. »

Voici donc sa crainte : que les industriels volent le pain de la bouche des scientifiques ! Bien que je trouve cet argument plus rationnel que son plaidoyer d’hier pour la vie des poissons, il ne résonnait pas en moi.

Je m’éclaircis la gorge :

« Et donc ? Vous déduisez quelque chose de ces… expériences ? »

Plutôt qu’une réponse orale, elle m’offrit un geste de la main ; une invitation à me rapprocher.

« Vous voyez ces ecchymoses ? »

Difficile de les rater. Neuf poissons sur dix présentaient des blessures : écailles arrachées, yeux crevés, estafilades, nageoires tordues… L’un était même amputé de sa mâchoire inférieure.

« C’est le filet qui les a amochés ?

— Non. Ils se sont blessés entre eux ou eux-mêmes… Je ne comprends pas pourquoi. Ce n’était pas dans le but de se nourrir. »

En effet, je n’imaginais pas les poissons comme des pugilistes armés de cran d’arrêt et de poings américains.

« Serait-ce les effets d’une contamination aux métaux que vous recherchez ?

— Peu probable. La folie fait partie des symptômes du saturnisme chez les humains, mais je n’ai jamais rien entendu de tel chez les poissons. »

Agathe poursuivit son affaire sans plus d’émotions. Ses gestes étaient fluides, précis, alors même que ses mains se tachaient de sang à mesure qu’elle extirpait les organes de la pauvre bête. Un haut-le-cœur me rattrapa lorsqu’elle incisa l’estomac et déversa la bouillie gastrique dans une écuelle.

« Si vous devez vomir, évitez mes échantillons, s’il vous plaît. »

J’allai prendre l’air pour juguler la maladie. En revenant, l’air vicié du laboratoire me malmena à nouveau. Agathe avait éventré chacun de ses poissons et détaillait, circonspecte, une lame mince qu’elle venait de fabriquer.

« Quelque chose vous tracasse, » demandai-je sans que cela sonne comme une question.

« C’est du sang.

— Après avoir ouvert toutes ces malheureuses bêtes, cela vous étonne ?

— Je veux dire : le contenu de leurs estomacs baigne dans le sang. Ce n’est pas normal. Ces espèces mangent du plancton. Si seulement j’avais pu emporter un microscope à bord… Je vais devoir attendre d’être de retour à l’Institut pour en savoir plus. »

Je me creusai la tête tandis qu’elle annotait ses lames et les rangeait dans une boite.

« Une maladie ?

— Une épidémie, oui. Vous voyez, Monsieur Müller, si je ne les avais pas tués, ils n’auraient eu que quelques jours supplémentaires avant de succomber d’une péritonite ou d’inanition. Je referai des prélèvements ce soir et demain matin. L’arrivée sur site est toujours prévue demain matin ? »

Je n’eus pas l’occasion de répondre, car le journaliste débarqua avec son entrain agaçant et son photographe plus pâlot encore que moi. Landron infligea à Agathe une avalanche de questions, davantage à propos de son esclandre de la veille que de son étrange découverte.

Je pris congé et décidai de monter à la passerelle pour prendre des nouvelles de notre trajet. La vue de ces poissons malades m’avait définitivement coupé l’appétit.

*

6 octobre 1923, Océan Atlantique

Agathe avait raison. C’est une épidémie. Le jour se leva sur un spectacle macabre : des centaines et des centaines de carcasses gisaient à la surface de l’océan. Le banc de globicéphales qui suivait l’Astrolabe de près depuis avant-hier clapotait désormais contre la coque, ventre à l’air, à chaque remous. Les eaux noires les soulevaient comme une colonie de pustules logées sur une poitrine ridée et souffreteuse.

Je n’avais jamais été un croyant assidu, mais en cet instant, j’y voyais l’œuvre du diable ; et adressai une prière discrète à Dieu.

Agathe devait être encore plus athée, car elle poursuivit ses analyses sans témoigner de la moindre faiblesse.

J’eus l’occasion de me détourner de ces mystères inquiétants pour un autre mystère troublant. Anschütz nous convoqua à la passerelle.

Son technicien, assigné à la cartographie de la zone par échosondage, avait perdu son masque d’assurance et de froide supériorité pour nous exposer une anomalie inexplicable.

« Le bateau a tourné trois fois au-dessus de ce point pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une faille instrumentale », traduisis-je. « Il faut accepter les faits. Le signal… disparaît. »

Des explications trop techniques, j’avais retenu que leur machine fonctionnait comme un radar : un faisceau était projeté sous l’eau et selon le temps qu’il mettait à revenir, la machine calculait une profondeur.

« Quelque chose absorberait le faisceau ? » hasardais-je.

La météorite ? Ou du moins, l’un de ses fragments. Pensions-nous sans oser l’exprimer. Anschütz ferma son visage dans un déni catégorique.

« Impossible. Aucun matériau n’aurait cette propriété. La seule possibilité serait qu’il se trouve une crevasse très profonde, ce qui serait improbable : le talus se nivèle entre cinq cents et mille mètres. Notre système a été éprouvé avec succès dans la fosse de Porto Rico à plus de 8000 mètres. Il ne peut y avoir un trou plus profond sur seulement une centaine de mètres de rayon.

— Agathe aurait peut-être une explication ? »

La scientifique était occupée à son laboratoire, et étant donné son aversion pour l’Allemand, elle ne devait pas être mécontente d’échapper à cette réunion. Anschütz se laissa aller à un reniflement méprisant.

« Je ne vois pas comment, mais vous pouvez toujours lui poser la question en descendant. » Puis il se composa un air plus rassurant, prenant conscience du voile sinistre qui couvrait l’assemblée. « Ne vous inquiétez pas. Il s’agit probablement d’un simple défaut matériel, un mauvais angle de réflexion qui détourne le faisceau de la cellule réceptrice. »

Je fis un détour par le laboratoire d’Agathe. Elle n’avait pas d’explication.

*

13h12

Je dus interrompre brutalement ma précédente entrée, car une alerte retentit de la passerelle. Le capitaine, cette fois. Un navire avait été aperçu à l’horizon et l’échange radio confirma qu’il s’agissait du HMS Challenger. Les Anglais nous talonnent. Ils nous avaient même devancés, jusqu’à cet appel de détresse qui dit en substance :

« Nous sommes sans nouvelle de notre bathyscaphe Oberon depuis vingt-quatre heures. Dernier contact en N 50°1’ O 16°17’ à 13h12. Trois passagers à bord. Entre douze et trente heures d’oxygène restantes. Requérons assistance immédiate. »

C’est une situation que personne n’aurait pu anticiper. L’idée que les Anglais aient échoué si près du but devrait nous ravir, mais trois vies étaient en danger. De plus, le droit maritime ne nous permet pas d’ignorer un appel de détresse ; à moins d’une guerre. Si les Anglais sont nos rivaux, Dieu merci, nous n’en sommes pas au conflit armé. Leur refuser assistance pourrait en revanche devenir un casus belli.

Egon s’approcha et souffla à l’oreille d’Anschütz :

« Ce sont les coordonnées de l’anomalie. »

Il avait parlé en allemand, si bien qu’Anschütz et moi fûmes les seuls à comprendre. Je vis le chef de mission se fermer et blanchir, sa bouche resta scellée. S’il ne partageait pas l’information, je ne le ferais pas non plus. L’atmosphère était suffisamment pesante pour y ajouter une couche d’inquiétude.

J’écris ces mots sous le pont roulant, mon carnet calé sur une cuisse, pendant que marins et ingénieurs travaillent de concert aux préparatifs du Nautilus. Un nœud noue mes entrailles alors que sont testés les attaches du treuil et lestés les ballasts. Autour de nous, l’océan se convulse sous sa pellicule de matière organique morte. Si un submersible anglais s’est volatilisé dans ce cloaque, quelle arrogance de croire que nous sauverons la situation avec notre boite de conserve pendante au bout de son fil !

Il est trop tard pour reculer.

Je pourrais me désister, prétexter un mal soudain et me terrer dans ma cabine. Anschütz et son opérateur n’ont pas besoin de moi pour manœuvrer leur bête. Je ne pouvais me résoudre à cet acte de lâcheté. Et puis… cela va sembler idiot… j’ai l’impression que quelque chose m’attire derrière le voile opaque de la mer. Est-ce de la curiosité, le sentiment de faire face à un phénomène qui me dépasse et de ne pouvoir l’ignorer ? Quelle étrange sensation. Je m’étais toujours contenté d’une vie sans heurt. Mon goût pour le confort et ma révulsion des conflits m’a poussé à embrasser cette carrière de diplomate. J’avais toujours œuvré à réduire les risques et aujourd’hui, j’y sautais à pieds joints.

Je fis bonne figure devant Landron. Il fallait jouer la comédie, honorer l’évènement historique comme il se devait.

Je n’avais pas partagé mes craintes avec Tessier. Je n’avais développé aucune affinité avec le financier. Je suis convaincu qu’il se serait moqué de ma superstition. Les poissons morts, l’anomalie de l’échosondeur, le sous-marin disparu… Tous ces phénomènes pouvaient avoir une dizaine d’explications et n’anticipaient en rien de notre propre naufrage. Du moins, l’investisseur aurait trouvé toutes les raisons du monde pour ne pas admettre que la météorite était le dénominateur commun de ces ennuis. Pour ne pas renoncer au profit.

J’avais en revanche parlé avec Agathe, puisqu’elle embarquait. Elle s’était contentée de hocher la tête gravement. Elle non plus ne comptait pas renoncer. Elle aussi ressentait ce besoin de comprendre. De voir de ses yeux ce qui se terrait au fond des eaux noires.

En cet instant, je fus pris d’une émotion que je ne sais identifier. Une impression de gâchis. Alors que je commençais à découvrir cette femme, à l’apprécier, il me semblait que nous signions un pacte avec la mort.

Anschütz nous fait signe. Le Nautilus est prêt. Je ne peux me résoudre à laisser mon carnet. S’il se passe… quoi que ce soit d’anormal, je veux pouvoir consigner les derniers instants sur ce papier. Puisse Dieu faire en sorte que ce carnet trouve ma famille s’il devait m’arriver malheur.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire LuizEsc ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0