Le manuscrit

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   Paul laissa une dernière fois ses mains gantées de nitrile noir courir sur la couverture de son imposant manuscrit. Tout était prêt. Il le glissa dans la forte enveloppe brune prétimbrée, puis prit la route pour aller la poster, loin, en toute discrétion.  

   Tout en conduisant, il se remémorait les dizaines de manuscrits qu'il avait auparavant envoyés, en pure perte, à de nombreux éditeurs. Des années passées à écrire, à corriger, à traquer les moindres fautes, à se relire et à importuner ses proches, à parcourir des romans pas toujours intéressants dans le seul but de parfaire son style, tout cela pour ça : une lettre de refus standardisée, en quelques lignes « nous sommes au regret de vous informer que votre manuscrit ne s'intègre pas dans notre ligne éditoriale...».    

    Paul avait espéré, attendu, recommencé. Au début de sa décevante carrière, il s'était réjoui de voir quelques lettres enthousiastes lui revenir, jusqu'au moment où, quelques lignes plus bas, il avait compris que son livre serait publié uniquement s'il réglait quelques menus frais se comptant en milliers d'euros. Il aurait pu éditer lui même ses œuvres, démarcher les libraires et les blogs, se faire un nom par sa force de persuasion autant que par sa plume, mais Paul ne rêvait pas de cela.

   Il étouffait dans sa vie, dans son métier. Il concevait des patchs pour l'industrie pharmaceutique, c'était un expert des dispositifs transdermiques que l'on utilisait pour sevrer les fumeurs de leur nicotine ou pour délivrer lentement des hormones contraceptives. Mais ce que d'aucuns auraient pu prendre pour une éclatante réussite professionnelle ne lui avait apporté aucune satisfaction : ayant consacré sa jeunesse aux études, il était seul, et sa véritable vocation, c'était d'être écrivain. Ou plutôt, grand écrivain.

    Paul ne voulait pas devenir un de ces auteurs secondaires célèbres dans leur quartier, qui hantent les petites librairies et se satisfont de vendre quatre livres par semaine via des éditeurs inconnus. Non, Paul se voulait l'égal des plus grands. Il voulait son roman étalé sur les linéaires, ceint des écharpes rouges signalant les vainqueurs des prix littéraires, il voulait arborer un look improbable pour se distinguer, s'inventer une biographie remarquable pour ses milliers de fans, il voulait voir son nom écrit plus gros que les titres de ses livres, il voulait les séances de dédicaces dans les capitales où la foule fait la queue dans la rue comme au lancement d'un nouvel iphone, il voulait, il voulait... Mais les années passaient, les manuscrits refusés s'entassaient, et rien ne venait. Il faut dire que Paul ne s'adressait qu'aux plus grands éditeurs, ceux qui faisaient la pluie et le beau temps dans le monde littéraire. Il se voyait l'égal des Proust, des Camus, des Hemingway, il posait déjà, en rêve, au café de flore, il pontifiait en songe dans les émissions littéraires qui font les joies des insomniaques allergiques aux « histoires naturelles », et était sincèrement persuadé que, dans un futur lointain, des colloques universitaires auraient pour thème l'exégèse de son œuvre foisonnante...  

    Son œuvre. Il avait tout tenté, tout appris, tout écrit. Les petits sorciers étaient-ils à la mode ? Il avait écrit l'académie des enchanteurs. Les vampires faisaient-ils la une ? Les dents de l'ombre lui étaient revenues sans même avoir été ouvertes. Le réchauffement climatique emplissait-il les journaux ? Le constructeur d'iceberg n'avait pourtant pas su trouver un écho favorable. Il avait essayé la romance (La lune était si bleue), le thriller (L'inspecteur T), l'érotisme (À tous chemins), la franche pornographie (Les baveuses), la littérature jeunesse (la bande des quatre contre le racisme), la poésie engagée (Soleils d'est), la science-fiction (Politiciens intègres), le fantastique (Les dents de la lune), l'essai philosophique (La condition inhumaine)... en vain.  

  Ces soirées et ces nuits passées seul devant son clavier, ces séances tardives à la grosse photocopieuse de l'entreprise pour sortir ses manuscrits, son abonnement chez le spécialiste en reprographie le plus proche pour réaliser ses reliures, qui l'avait vu vieillir alors que les générations d'étudiants passaient, insouciantes et indifférentes à son talent, ignorantes qu'elles côtoyaient un génie, à côté de lui...  

   Et puis, un mois plus tôt, le coup de grâce : un éditeur reconnu, l'Amateur, lui avait envoyé une lettre de refus détaillée qu'il n'avait pas digérée : « Monsieur, nous devons en être à plus d'une vingtaine de manuscrits reçus de votre main. Notre temps est précieux, le vôtre aussi, je suppose, quoique vous le gaspilliez maintenant depuis si longtemps en vain que cela doit vous échapper quelque peu, comme un symptôme d'incontinence littéraire. Je ne reviendrai pas sur votre style anémique, votre orthographe exotique, votre "écriture" scolaire (grande section) et la pauvreté de vos intrigues, qui doivent faire se retourner l'abbé Pierre dans sa tombe. La littérature, fort heureusement, n'a pas besoin de vous. Heureusement pour elle. Il en est de même de nous et, sans m'avancer, de tous les autres éditeurs sérieux de la place. Cessez donc de nous importuner et trouvez-vous un loisir plus constructif, comme la pêche à la ligne, par exemple, où au moins vous n'importunerez que les poissons. Bien à vous, et adieu. »
Paul avait lentement regardé le manuscrit de sa dernière œuvre magistrale, Le livre champêtre, puis, froidement, il avait décidé que les choses allaient changer.    

    C'en était fini de ces lecteurs « professionnels » payés à la page lue, qui scellaient le sort d'années d'efforts en parcourant une ou deux lignes au hasard dans un manuscrit de trois cent cinquante pages. Paul ne doutait pas une seconde que si son œuvre était lue in extenso, le lecteur, son chef, toute la chaîne, l'intégralité du monde de l'édition reconnaîtrait immédiatement la magnitude de son génie.
Alors, il allait les forcer à le lire. Le roman qu'il allait poster, sous un nouveau pseudonyme, serait le premier de la série qui établirait sa gloire. Son titre était tout un programme, appliquant, faute comprise, le conseil de l'Amateur : Poisons.

    Au-dehors, la route s'achevait devant l'océan. Il était à plus de deux cents kilomètres de chez lui, en pleine nuit. Rien ne bougeait dans ce village en bord de mer où, l'été, il était venu chercher l'inspiration, écrivant sur la plage, sans un regard pour le soleil, la mer ou les jolies baigneuses, son roman Grains de folie. Il tordit un peu son manuscrit pour le faire entrer dans la grande boite aux lettres, et un sourire naquit sur ses lèvres au moment où il entendit sa grosse lettre choir, avec un bruit mou, dans la prison métallique de la poste. C'était le temps de sa délivrance.

***

Alfred considéra d'un œil désabusé la pile de manuscrits qui dépassait le mètre, s'élevant depuis le sol en un équilibre douteux. Il était neuf heures, il fallait qu'ils en aient terminé avant l'arrivée du courrier, vers onze heures. Cette pile contenait les manuscrits déballés et rangés que ses deux collègues et lui même n'avaient pas eu le temps de traiter la veille.

Qu'avaient donc tous ces gens à vouloir écrire dans un monde où il y avait de moins en moins de clients pour la lecture ? Malgré son master en métiers de l'édition, Alfred se refusait à envisager sérieusement cette question. Il était depuis peu lecteur chez l'Amateur, un éditeur réputé pour ses réponses incisives aux recalés de la publication. Payé à la page lue, il se devait, avec ses deux collègues, de filtrer cette masse d'excréments de papier, comme disait leur patron, pour en retirer, si possible, le très hypothétique trésor qu'elle pouvait contenir. Dans le cas contraire, ce ne serait pas si grave, la maison pouvait très bien vivre en éditant des œuvres étrangères dont le succès était déjà assuré. Il suffisait de faire appel à des traducteurs, sous-payés eux aussi, qui se feraient un plaisir de retranscrire de façon acceptable des phrases qui n'étaient, de toute façon, pas les leurs.
Alfred s'enfonça dans son fauteuil en agrippant le premier manuscrit. Ses deux collègues, des étudiants en lettre stagiaires, ne seraient pas là avant une heure, lorsque ce serait le rush, à cause de la livraison du courrier. À côté de lui, un grand carton servait de poubelle, et un autre, plus petit, était destiné aux manuscrits à retourner, pour lesquels l'auteur avait pris la précaution de joindre une enveloppe timbrée à son adresse.
Il empoigna le premier manuscrit. Le cycle du Khogndur. Sur la couverture, l'auteur avait cru bon de dessiner un gros dragon qui ressemblait plutôt à un lézard constipé. Délire d'ado biberonné au Tolkien. Direct poubelle. Le second s'intitulait Chaudes hellènes. Un coup d'œil au centre du manuscrit suffit à repèrer un érotisme poisseux sans intérêt. La maison ne faisait pas dans ce genre, ils ne pouvaient pas s'en rendre compte, ces foutus auteurs ? Poubelle. Le troisième, Le crayon de bois. Bof. Il l'ouvrit à peu près au deux tiers : « La maison été vide, et le poil ronflait en dispensant une doce chaleur ». Encore un qui n'avait jamais connu ni relecture, ni Bescherelle. Cela rimait avec poubelle. Le quatrième était très lourd, et s'intitulait En arrière. Il l'ouvrit donc vers la fin, et lut : « Est-ce là le signe indubitable d'une eschatologie du signifiant, ou bien l'ombre portée de la métacognition, instrumentée par les classes possédantes, obscurcit-elle notre jugement au moment de décider si le Pythagorisme est, en lui même, une re-production, une surjection numérale de notre peur (du non-être), au risque de l'étant ? ». Mais qui aurait envie de lire cette merde ? Poubelle.
Il nota scrupuleusement le nombre de pages lues avant de se remettre à l'ouvrage. Le prochain manuscrit décrivait une intrigue vaguement policière dans l'Athènes de Péricles. Ce n'était pas mal écrit. Après avoir pioché quelques phrases, au hasard, Alfred lut un chapitre entier, se demandant s'il allait rédiger une fiche. C'était rudement bien écrit. Hum, il était tard, le courrier n'allait pas tarder. Et puis il y a avait trop de verbes au passé, et parfois même au subjonctif, des phrases longues, trop de virgules... Trop peu de gens étaient capables de lire ce genre de chose aujourd'hui. Et puis Péricles, il y a longtemps qu'il était mort. En plus, l'antiquité n'était pas à la mode en ce moment. L'auteur avait inséré une enveloppe retour. Alfred secoua rapidement le manuscrit en le tenant verticalement et en faisant bouffer les pages. Gagné : un petit morceau de papier coloré s'échappa. Encore un malin qui voulait être sûr qu'on avait lu son bouzin. Poubelle à renvoyer.  

    Lorsque ses deux collègues arrivèrent, il remarqua surtout la jupe courte de la jolie Alexandra. Il aimait bien la mater à la dérobée, pendant qu'elle lisait. Il avait bien essayé quelques travaux d'approche, mais pour l'instant en vain. L'autre étudiant, Caïn, avait une mine patibulaire et ne parlait presque pas. Parfois, il le regardait à la dérobée. Alfred en était vaguement gêné. Il restait un peu de temps avant le courrier, aussi chacun se saisit d'un des trois manuscrits restants et se fit une joie de le parcourir, même si leur intérêt était finalement des plus limité : une énième histoire de vampire dans un camp de vacances, truffée de fautes d'accord, une histoire de femme battue qui tendait un piège à son mari, mais avec des descriptions à n'en plus finir et un style qui avait un siècle de retard, et l'histoire d'une plage qui s'exprimait et racontait l'histoire des générations venues mourir, vivre et aimer sur ses rives. Visiblement, l'autrice devait habiter un autre monde, mais, séduit, il rédigea une fiche de lecture, vu qu'il avait le temps. On verrait bien. Ensuite, ils s'amusèrent à utiliser les deux manuscrits à virer comme des ballons de basket, la poubelle symbolisant le panier. Alexandra faisait les bons gestes d'une sportive. Cela faisait remonter sa jupe, ce qui permit à Alfred de constater qu'elle ne portait pas de collants, mais des bas. C'était cool.
Le courrier les occupa le reste de la matinée. Des dizaines de grosses enveloppes à ouvrir, les lettres d'accompagnement à parcourir ; sur le mur, un titre à traiter avec égards, l'auteur ayant été « recommandé » par on ne sait qui. Il aurait droit immédiatement à sa fiche de lecture, mais le manuscrit devait, on ne sait pourquoi, arriver par la poste.
Vers onze heures trente, ils commencèrent leurs lectures de la nouvelle fournée. Alfred se saisit d'un manuscrit intitulé sobrement Poisons, d'un certain R. Inye, et dont la couverture était faite d'un très beau carton rigide, presque plastifié, légèrement rugueux. Il n'en avait jamais vu comme cela, et pourtant, les auteurs avaient de l'imagination ! Il y en avait même qui parfumaient leurs manuscrits, qui imprimaient sur du papyrus, ou faisaient des couvertures style parchemin. Le plus souvent, c'était direct poubelle. Ce fut aussi le cas de ce manuscrit. Quelques minutes plus tard, Alfred commença par avoir mal au ventre. Il s'excusa auprès de ses collègues et se dirigea vers les toilettes, qu'il n'eut pas le temps d'atteindre : ayant fait trois pas, il commença, à sa grande honte, à se vider par tous ses orifices. Une odeur infecte emplit la petite pièce sous les regards horrifiés de ses collègues qui déguerpirent à la recherche des secours.

***

   Le mail avait bien failli partir au spam avec les autres, mais le titre avait retenu l'attention de Luc de St-Germain, le directeur de collection des éditions l'Amateur : un de vos lecteurs est en train de mourir : lisez bien ce qui suit. Il lut avec stupéfaction le message suivant, oscillant entre l'envie de rire de cette bonne blague, d'aller faire un tour dans le bureau des lecteurs ou d'appeler les flics : « Bonjour. Si mon manuscrit a été manipulé par un de vos lecteurs, ce dernier a été empoisonné et a déjà commencé à ressentir les effets des toxines que j'y ai intégrées. Il a dû commencer par ressentir des vomissements et des diarrhées. Il sera mort dans quelques heures si vous ne suivez pas les instructions suivantes : ce même lecteur doit lire entièrement, de façon détaillée, mon manuscrit intitulé Poisons. Il doit s'en pénétrer, et trouver les instructions pour confectionner un antidote que j'ai disséminé dans l'histoire. Vous n'avez que quelques heures. Si vous prévenez la police ou cherchez à le faire hospitaliser, il sera mort avant ce soir. Si vous avez déjà jeté mon manuscrit, tant pis pour vous. Lui seul peut vous sauver. Vous recevrez un de mes messages chaque heure. R. Inye. »    

   Luc se dit que cet auteur était un malin, et que, peut-être, il pourrait le contacter. Il avait eu une bonne idée. Mais lorsqu'il tenta de répondre au mail, son courrier lui revint : l'adresse, située sur un serveur russe, avait été désactivée. Il n'eu pas le temps de sentir la boule dans sa gorge avant qu'Alexandra, la lectrice stagiaire à qui il avait promis un poste contre quelques bienveillances particulières, ne déboule affolée dans son bureau, apportant avec elle, la porte restante ouverte, des remugles de wc publics : « Venez vite, on a un problème ! »

    Alfred, se tenant le ventre, lisait à toute vitesse ce foutu manuscrit posé sur le bureau du directeur de collection. La douleur qui irradiait de ses intestins était difficile à supporter, mais elle allait en décroissant. L'humiliation qu'il avait ressentie, elle, ne faisait que croitre. Il avait le teint verdâtre, cireux, et le directeur lisait en même temps que lui, à la recherche des indications pour confectionner l'antidote. Ils avaient parcouru en vain deux chapitres. Le manuscrit racontait l'histoire d'un auteur sans talent qui empoisonnait ses manuscrits pour se débarrasser des éditeurs qu'il exécrait. Mise en abîme. Il y avait quelques indications de chimie, mais pas de traces d'antidote. Le pire, c'était que ce manuscrit n'était pas si mal écrit. Il y avait du suspense. Alfred réprima un haut-le-cœur. Luc avait bien pensé à appeler le SAMU, mais il avait du mal à croire à la réalité de ce qu'il était en train de vivre. Et puis le fameux R. Ynies avait été clair : sans l'antidote, Alfred mourrait. Ce dernier n'avait jamais lu aussi vite, tournant les pages d'un index fébrile. Après une heure, ils en étaient au tiers de l'ouvrage. Un nouveau mail arriva : « Bonjour (si l'on peut dire). Vous devez en être au chapitre treize. Si vous l'avez dépassé, c'est que vous allez trop vite. Prenez des notes, j'ai envie de recevoir, pour une fois, un avis provenant de quelqu'un qui m'aura lu avec attention ;-). Votre lecteur va avoir, toutes les deux heures environ, une crise de vomissements. Prévoyez une bassine. R. Ynies. »
Ce mec était dingue. Comme tous ces auteurs à trois sous qui se prenaient pour des génies et les inondaient de manuscrits pourris. Dire que ces guignols commençaient à couiner que leur 5 % de droit c'était trop peu ! 1 % oui, et encore ! C'est bien tout ce qu'ils méritaient, ces pisseurs de copies ! Bien heureux que l'on veuille se pencher une seconde sur leurs délires tapés avec les pieds... Luc de St-Germain préférait largement éditer les succès étrangers ou démarcher les peoples, dont le nom ferait vendre n'importe quoi. Avec ça et les poulains recommandés par les copains du milieu germanopratin, il avait de quoi assurer l'avenir de sa maison pendant des décennies sans s'encombrer de cette piétaille, de la recherche perpétuelle du St Graal, la perle dans le courrier. Et à propos de perles...
Bien involontairement, Alfred, travaillé par les toxines se diffusant en lui, se voyait contraint de « lâcher la pression », et Luc dut ouvrir les fenêtres. « Quel manuscrit de merde ! », pensa-t-il, et, ne pouvant se retenir, il éclata de rire. Au loin miroitait la Seine.

  Ils lisaient trop vite. Ralentissant le rythme, Alfred et lui griffonnèrent quelques notes, machinalement, quitte à faire aussi de petits dessins sur le manuscrit, comme lorsqu'on s'occupe les mains au téléphone ou dans quelque ennuyeuse réunion administrative. Le second mail n'était pas encore arrivé lorsque Alfred bafouilla un « excusez-moi » et partit d'un pas mal assuré vers les toilettes. Luc se rendit compte que son smartphone s'était mis à crépiter : les messages s'empilaient à une vitesse vertigineuse : quelqu'un avait cru bon de signaler sur les réseaux leur mésaventure. Qui avait été aussi con ? Alexandra ? Non, elle ne souhaitait qu'une chose, devenir éditrice, et ne se compromettrait pas. Caïn ? C'était le mignon du patron, un auteur de talent, mais vu comme exécrable : il avait osé critiquer publiquement un blog influent où l'un de ses romans avait été chroniqué, et son éditeur avait rompu son contrat. À tous les coups, c'était lui. Le salaud ! Il faudrait régler les comptes, tout protégé qu'il était. En attendant Alfred, il se demanda si, finalement, l'antidote n'était pas signalé à la fin du manuscrit. Il lut la dernière page. Le roman se terminait par cette réplique du héros : « bien essayé, mais c'est inutile : l'important n'est pas le but, mais le chemin ». Cet auteur tordu était un fondu d'arts martiaux ou de films de kung-fu ?
Dans le foisonnement de mails qui lui demandait des informations, il repéra celui de son maître chanteur.
« Bonjour. Ceci est mon avant-dernier mail. Vous n'allez pas tarder à découvrir l'antidote. Veuillez charger sur un compte dropbox public les notes que vous avez prises. Photographiez-les simplement et envoyez-moi le lien à cette adresse mail ». Suivait un compte apparemment situé dans la ville de Nuremberg. Le salaud. Il avait prévu cela aussi ! Alfred poursuivait sa lecture, de plus en plus désespéré, la mine sombre et crayeuse. Luc rédigeait à toute vitesse, d'une écriture nerveuse, des notes vagues et enthousiastes, histoire de calmer le fou qui les harcelait. Il expédiait le tout au fur et à mesure. La panique commençait à le gagner, car aucune indication sur la fabrication d'un antidote n'apparaissait. Enfin, au chapitre vingt-deux, le héros testait sur lui-même son poison et commençait à expliquer comment se soigner. L'après-midi était déjà bien entamé, mais personne ne pensait à manger. Son téléphone crépitait, les mails s'empilaient. On verrait plus tard. Si Alfred y passait, il était fini, et peut être même l'entreprise avec. On pourrait toujours camoufler ça en attaque contre la liberté d'expression, pour avoir le soutien de la profession... Ouais, il fallait un plan B.
Fausse piste. Dans le roman, le héros mentionnait un ingrédient secret incorporé à son antidote, composé seulement de Coca-Cola et d'ibuprofène. Il en prépara tout de même pour Alfred et lui fit boire. Deux heures plus tard, ils en étaient presque à la fin du roman, et toujours pas d'antidote. Alfred, toutefois, avait le teint moins cireux, il reprenait des couleurs. Il parvint à réprimer un haut-le-cœur. Le dernier mail leur parvint.
« Chers amis. J'ai parcouru vos notes sur le compte de Nuremberg. Inutile de chercher à m'y tracer, ce n'est pas le mien, mais celui de la mairie, que j'ai hacké. Je vois avec plaisir que, cette fois, vous m'avez lu. Pensez-y à l'avenir. Le malaise que vous ressentez, et que vous allez ressentir, c'est celui de tous ces sans-grade de la plume que vous méprisez cordialement.
J'allais oublier : l'antidote était contenu dans le papier des pages que votre lecteur a tournées. Il s'est donc diffusé en lui, et il est hors de danger. Il n'a jamais, d'ailleurs, été réellement en danger, car, au pire, sans antidote, le mélange de laxatif et de vomitif que je lui ai administré aurait cessé de faire effet au bout d'une journée environ. Toutefois, j'ai cru utile de prévenir anonymement la police, les pompiers, le SAMU, la presse et quelques autres de vos amis, qui seront sans doute très intéressés de voir pourquoi vous avez mis en danger la vie d'un de vos lecteurs en traitant tout cela en interne. Je sais, vous étiez paniqués. Vous leur expliquerez. Je retourne à la pêche aux poisons. Inutile de me remercier. Le bienveillant R. Ynies. »
Luc de St-Germain saisit le manuscrit à pleine main et l'envoya directement au fond de sa corbeille à papier. « Saloperie ! » Il regretta rapidement son geste en sentant son estomac commencer à remuer lorsque les gyrophares se garèrent devant les locaux de sa maison d'édition et que la porte s'ouvrit pour laisser passage au très sélect Camille de cinq Sens, directeur et propriétaire des éditions l'Amateur, rapidement accompagné de la police et des pompiers, tous inutiles. Malgré sa honte, il eut le temps de se demander ce qu'il allait bien pouvoir leur raconter avant qu'une odeur pestilentielle n'envahisse brutalement son bureau. Perdant connaissance dans ses déjections, il eut le temps de regretter de ne pas avoir pris de gants, avec personne, et aperçut, une fraction de seconde, le miroitement moqueur de la Seine au travers de la fenêtre restée ouverte.

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