Chapitre 2.4

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Sélène avait été chargée du ménage du salon privé de Sa Majesté. Pourquoi avait-elle hérité de cette tâche de si bon matin alors que la majorité des femmes de chambre nettoyaient la salle de réception ? Sélène avait eu la maladresse de percuter madame Crépel au petit déjeuner et celle-ci avait renversé sa tasse de thé sur ses vêtements. Outre le savon qu’elle lui avait immédiatement passé, madame Crépel avait jugé bon de lui faire nettoyer seule une pièce dont Sa Majesté se servait très souvent. La quantité de poussière sur les meubles indiquait clairement que personne ne l’avait entretenu depuis un moment. L'âtre de la cheminée était empli de cendres froides, et l'air de la pièce était glacial.

Elle sut plus tard qu'habituellement, c'était Annabelle qui était chargée de nettoyer cette pièce.

Après environ une heure de travail, Sélène eut envie de faire une pause, frottant ses mains l’une contre l’autre pour se réchauffer. Elle s’était occupée à rendre leur éclat aux vieux meubles en bois sombre et aux bibelots, avait battu le tissu des chaises et des rideaux pour en retirer la poussière et ouvert une fenêtre pour aérer la pièce. Il lui restait encore à nettoyer le sol. Elle s’apprêtait à passer le balai quand des voix s’élevèrent dans le couloir adjacent. Elle reconnut celles de la reine et de son conseiller qui se disputaient vivement.

« Vous aviez promis de choisir l’un d’entre eux, Votre Majesté.

  • Nous avions promis de prendre une décision.
  • Je vous en prie, entendez raison. Vous ne pouvez gouverner.
  • Lequel nous conseillez-vous, Zorian ? Quel homme est digne de remplacer le roi Drasyl ? Y en a-t-il un seul qui arrive à sa hauteur ?
  • Le problème ne se situe pas là, Votre Majesté. Vous ne voulez pas laisser le trône, mais ce choix ne vous revient pas. Vous devez vous conformer à la loi, une loi que votre père approuvait.
  • Approuverait-il que son royaume tombe aux mains d’un autre ?
  • En ce cas, le jeune Cassian Porel semble un choix tout indiqué.
  • Il reste qu’il n’est pas de notre famille. Et que serait la réaction des autres prétendants en apprenant que nous nous sommes liés à quelqu’un d’inférieur à leur rang et au nôtre ?
  • Malgré vos réticences, je vois que vous y avez réfléchi. Il est vrai qu’ils pourraient se sentir insultés. Serait-ce votre cas ?
  • Ne soyez pas grossier. »

Sélène s’approcha de la porte pour mieux entendre la conversation lorsque celle-ci s’ouvrit sur elle. Elle tomba nez à nez avec la reine qui fronça les sourcils en la voyant. Au lieu de la gronder, elle se tourna vers Zorian qui se trouvait plus loin dans le couloir. D’où il était, il ne pouvait pas voir Sélène se décomposait intérieurement, craignant la future punition qui allait suivre son indiscrétion.

« Nous allons poursuivre notre réflexion à ce sujet. Laissez-nous seule désormais, fit-elle sèchement.

  • Permettez-moi ce conseil, Majesté : ne remettez pas à demain ce qui doit être fait aujourd’hui. »

Le vieux conseiller tourna les talons sous les yeux de braise de la jeune reine qui maudissait intérieurement son entêtement. Si elle appréciait la droiture de l’homme, elle désapprouvait également le manque de souplesse de son esprit. Il était intraitable sur certains sujets : la succession du trône était l’un d’eux, le premier même, sur lequel il ne laisserait personne revenir dessus.

Les pupilles royales se glissèrent d’un trait vers la jeune femme de chambre dont la colonne vertébrale se raidit un peu plus.

« Que fais-tu ici ? Nous espionnais-tu ? » fit la voix grondante de Sa Majesté.

Elle voulut bégayer qu’on l’avait envoyée nettoyer la pièce, mais Khiara ne lui laissa pas le temps de répondre et enchaîna :

« Oublierais-tu que tu tiens la vie de ton père entre tes mains ? Peut-être avons-nous été trop clémente ? Cela peut toujours être arrangé. Nous n’aurions aucune peine à le faire exécuter. Si nous devions te retrouver à écouter aux portes, cela serait fait dans la seconde, sommes-nous suffisamment claire ? »

Sélène hocha vivement la tête de haut en bas. Une boule s’était formée dans sa gorge et son sang courait plus vite dans ses veines. Elle n’avait jamais imaginé que la vie de son père serait ainsi remise en jeu, elle croyait l’affaire close. Un sentiment d’injustice l’envahit, mais jamais elle n’oserait contredire Sa Majesté.

« Va auprès de l’intendante et dis-lui de te donner du travail jusqu’à ce que tes mains saignent ou que la fatigue t’emporte, suivant lequel prendra le plus de temps.

  • M-mais, je n’ai pas fini ici » répondit Sélène à demi voix et évitant précautionneusement le regard que lui jetait la reine.

Khiara balaya la pièce d’un regard et remarqua finalement que sa jeune femme de chambre n’était pas là par hasard. D’ailleurs, de ce qu’elle pouvait en voir, elle avait fait du bon travail. Le salon n’avait pas été si resplendissant depuis plusieurs mois. Annabelle considérait la tâche bien trop ingrate pour ses délicates mains blanches, et la laissait volontairement de côté.

« Eh bien finis ici et va voir Mme Crépel. Si nous apprenons que tu t’ais dérobée à ta punition, elle sera bien pire. »

Sélène avait compris qu’aussi injuste fut la situation, Sa Majesté avait décidé de la punir. Sans doute passait-elle ses nerfs sur elle. A vrai dire, elle en était convaincue. Bien sûr qu’elle ne pouvait pas punir son conseiller comme elle la punissait présentement pour avoir été au mauvais endroit au mauvais moment ! Il est vrai qu’elle avait écouté aux portes, mais aucunement pour nuire. Il s’agissait simplement de curiosité. Combien de fois son père le lui avait-il répété ? La curiosité était un vilain défaut. Devait-elle pour autant en être sévèrement punie ? Sélène pensait que non et avait envie de protester.

« Si tu penses que cela est injuste, sache que la vie est injuste, se radoucit Khiara en examinant la surface propre d’un meuble en lui tournant le dos. Si aujourd’hui encore, tu ne sais pas cela, c’est l’occasion de l’apprendre. »

Et elle en savait quelque chose ! pensa Sélène sans oser le dire. Une jeune souveraine qui devait abandonner le trône à un autre sous prétexte d’être une femme, il y avait de quoi crier à l’injustice ! Devait-elle pour autant se répercuter sur son entourage comme une maladie ?

Le visage fermé, Sélène fixait le sol. Cette reine était vraiment mauvaise, en fin de compte. Les rumeurs à son sujet étaient justifiées. Elle ne méritait ni le trône ni la couronne ni même l’intérêt que lui portaient ses prétendants. Elle ne serait ni une bonne épouse ni une bonne mère. Comment pourrait-elle l’être en étant si impitoyable ? Comment pourrait-elle être une bonne souveraine ? C’était impossible. Sélène se réjouit secrètement qu’elle soit obligée de prendre un époux et que celui-ci soit amené à gouverner à sa place. Ainsi peut-être ne subirait-elle plus les bassesses de Sa Majesté Khiara. Bien qu’elle fût habituée à voir le meilleur chez tous ceux qu’elle rencontrait, Sélène était certaine qu’il n’y avait rien à garder chez cette reine.

Cette dernière semblait déjà avoir la tête ailleurs et ne lui prêtait plus attention. Elle s’était assise dans un fauteuil, la tête tournée vers la peinture au-dessus de la cheminée, l’air pensif. Le tableau représentait un couple – un homme aux cheveux châtains et avec une petite barbe enlaçant tendrement une femme aux longs cheveux noirs et à l'expression douce. Sélène devina grâce à sa ressemblance avec Khiara qu’il s’agissait de sa mère, la reine Ophélia. Et du roi Drasyl.

Elle finit en silence de balayer la pièce, consciente que les yeux royaux se posaient sur elle de temps à autre. A chaque fois qu’elle sentait son regard pesant, elle pestait intérieurement des mots qu’elle ne se serait jamais autorisée à dire pour qualifier Khiara.

« Sélène, fit soudain celle-ci, pensive. Connais-tu l’origine de ton nom ?

  • Non, Votre Majesté.
  • Il vient de la déesse de la lune, Sélène. On raconte que c’était une femme, et qu’après avoir été violée, elle enfanta un nourrisson que sa famille rejeta avec force. Elle refusa de l’abandonner, alors une nuit, son père enleva l’enfant et le jeta dans une rivière. Son chagrin était tel qu’il la transforma en l’astre que nous connaissons aujourd’hui, et elle fit une promesse ce jour-là, celle de veiller sur tous les enfants qui manqueraient d’une mère.
  • Je ne connaissais pas cette histoire. Je vous remercie de l’avoir partagé avec moi, Votre Majesté. »

Les joyaux azurs de Khiara ne la quittèrent pas. Manifestement ses pensées étaient accaparées par quelque chose.

« Pourquoi tes parents t-ont-il donné ce nom ? Te pensaient-ils vouée à un destin similaire ?

  • Mon père a toujours dit que j’étais blanche comme le lait à la naissance et que mes cheveux ont mis du temps à pousser.
  • Une sorte de… petite lune ? l’interrogea Sa Majesté en arquant un sourcil.
  • Entendons-nous bien Majesté, je préfère tirer parti de votre histoire et dire que j’ai à cœur d’aider les autres autant que faire se peut » fit Sélène en relevant le menton avec fierté, sentant que la reine s’était adoucie.

Pour la première fois, elle la vit s’autoriser un sourire, les yeux baissés.

« Êtes-vous en train de vous moquer ? osa-t-elle demander en feignant de bouder. Vous nous imaginez nue comme un ver, le teint cireux et des cratères parsemés sur le visage, n’est-ce pas ? »

Khiara sourit de plus belle. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas eu une conversation si simple et légère. Hélas, ses pensées furent rapidement de nouveau assaillies par des sujets plus épineux. Et son visage se ferma brusquement. Sélène comprit son tourment et se sentit un peu bête de lui avoir souhaiter de mauvaises choses. Il était dur d’être une femme quand tous vous pensez bien inférieur en tout, davantage en ayant une couronne sur la tête.

« Voulez-vous que je ferme la fenêtre, demanda-t-elle en la voyant trembler.

  • Non, ce froid nous fait du bien.
  • Vous risquez de tomber malade, insista-t-elle avec douceur.
  • Cela ira, tu peux nous laisser. »

Sélène s’inclina brièvement, attrapa balai et chiffons et se dirigea vers la porte avant d’être interrompue par la voix de Khiara :

« Oh, petite lune, ignore cette histoire de punition. Nous n’aurions pas dû nous en prendre à toi sous prétexte que tu as entendu notre conversation. D’ailleurs, nous avons crié si fort que tout le palais doit avoir entendu. »

Celle-ci se retourna et vit la souveraine, dos à elle, le regard fixé sur l’horizon qu’encadrait la fenêtre.

« Bien, Votre Majesté. »

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