Chapitre 1 (1ère partie)
du frontChacun sait où le soulier le blesse.
(Plutarque ; Les vies parallèles)
I
La Jeep fit demi-tour et repartit vers l’arrière du front. Le conducteur apercevant l’adjudant dans la lumière des phares, lui indiqua d’un geste de la main qu’il allait revenir. Le ciel était de plus en plus menaçant. La voiture disparut au bout du chemin, derrière les tentes, et ce fut de nouveau le silence.
Un grondement sourd roula dans le lointain ! Puis plus rien. Tout à coup, déchirant la nuit, un éclair transperça les nuages. Un instant illuminés, ils apparurent semblant presque accrochés au sommet des pics, puis la pluie tomba chaude et drue.
L'adjudant Talline, sorti de sa tente pour fumer une cigarette et profiter de l'air frais de la soirée, releva le col de sa capote et traversa en courant l'espace qui le séparait de l'infirmerie. Tout était calme. Probablement n'y aurait-il pas d'alerte cette nuit. Sous la tente, l'air était épais, humide, comme poisseux et la plupart des blessés, étendus sur des lits de camp, dormaient du sommeil agité que l'on a, lorsqu'épuisé, seules les drogues permettent un repos relatif.
Il passa lentement entre les rangées de lits afin d'examiner les blessés et se rendre compte de leur état général.
Deux d'entre eux, à peine séparés des autres, ne passeraient pas la nuit. Ils râlaient doucement et n'étaient probablement qu'à demi conscients. Les blessures qu'ils portaient à la tête étaient maintenant cachées par des pansements, mais plusieurs années d'expérience lui avaient appris à distinguer rapidement les blessés que l'on ne pouvait sauver. Ces deux là seraient sans doute morts avant demain matin ; Pensivement, il regarda les infirmiers de garde qui jouaient aux cartes en chuchotant au fond de la tente. La nuit serait tranquille. Il pouvait aller se coucher.
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... Une effervescence inhabituelle le réveilla. Ce bruissement soudain que l'on perçoit, ces appels au loin, ces bruits caractéristiques de remue-ménage, toute cette modification dans la perception qui fait que l’on passe du sommeil à l’éveil. Il entendit tout cela, lui qui habituellement réveillait les autres. Pour une fois, il s’était endormi tard, et la fatigue aidant… Il regarda l’heure : six heures, le rapport dans moins d’une demi-heure ! Il se dépêcha de se raser puis de s’habiller. L’adjudant responsable des services généraux de l’hôpital de campagne ne pouvait arriver en retard au rapport. C’était un gaillard très musclé, de taille moyenne le cheveu brun, ondulé plutôt que frisé avec des yeux gris verts qui vous fixaient sans ciller. Il avait des mains puissantes, comme il sied pour un boxeur qu’il était lorsqu’il participait aux activités sportives de son régiment. Bref un homme qui en imposait par la carrure, le grade et le charisme.
Lorsqu’il sortit, les hommes étaient déjà en place et le commandant arrivait.
— Gaaaarde à vous ! Hurla-t-il, joignant le geste à la parole en saluant.
C'est à cet instant que retentirent les premiers coups de canons.
Et puis ce fut l'apocalypse !
Sur les hauteurs, les batteries allemandes avaient repris leurs tirs et des bombardiers, là-haut dans le ciel, semaient la mort sur leur position. Lassé de reculer et céder du terrain face aux alliés, l'état-major nazi avait décidé une contre-attaque.
— Ca va être un carnage mon commandant ! – S'écria Talline en courant vers l'infirmerie, – Il faut vite transporter les blessés vers l'arrière !
Il pensait avec juste raison que le front reculait.
— Grouillez-vous les gars ! – cria-t-il à ses hommes, – Il faut les sortir de là, faites venir les ambulances !
Ce fut le branle-bas général, les hommes couraient dans tous les sens, qui pour amener les véhicules, qui pour déménager les blessés. Il fallait rassembler les matériels, le ravitaillement, entasser les blessés dans les camions et les ambulances, regrouper les documents, les matériels, les médicaments, les vivres, les effets. Tout le monde mettait la main à la pâte. Le camp, désormais, ressemblait à une fourmilière dévastée par un coup de pied maladroit. Les ordres fusaient de toutes parts, les hommes, fébriles, essayaient de faire le plus vite possible, ne tenant pas à s'attarder sous le déluge de pluie et de bombes.
Petit à petit, les tirs d'obus se firent plus rares. De temps à autre, une explosion toute proche jetait les hommes à terre, puis l'agitation reprenait au milieu des paquets.
En fin de compte, les tirs imprécis de l'ennemi faisaient assez peu de dégâts mais créaient la panique. On pouvait quand même voir quelques morts au milieu des tentes et c'était déjà beaucoup trop. Heureusement, la plupart des véhicules chargés, avaient pris la route, se dirigeant vers l'arrière.
La pluie qui avait presque cessé, reprit de la vigueur. Les dernières ambulances partaient. La capote sur la tête, l'adjudant Talline finit de charger le bureau et sa cantine sur un camion.
Les tirs d'armes automatiques paraissaient très proches, la ligne de front qui se trouvait jusqu'alors à environ deux kilomètres, semblait s'être rompue.
Après un dernier coup d'œil sur le chargement, il fit signe au chauffeur de partir. Le commandant venait de monter dans sa voiture et s'apprêtait à quitter le camp derrière la colonne qui s'étirait au loin, vers l'arrière et l'hôpital, situé à une bonne vingtaine de kilomètres de là. Talline se dirigea à son tour vers sa voiture. Le chauffeur était installé derrière son volant.
À cet instant, les bombardements reprirent de plus belle. Une explosion, tout près, jeta Talline dans la boue, une autre le souleva de terre. À plat ventre sur le chemin, il croyait sa dernière heure venue. Sentant une douleur à la cuisse, il se crût blessé et commença lentement à ramper afin de se mettre à l'abri. Adossé contre un arbre, il put constater qu'il ne s'agissait que d'une grosse estafilade, sans doute provoquée par un morceau de tôle projeté par l'explosion de sa voiture. Il nettoya sommairement la plaie et, se relevant péniblement, pu vérifier que sa voiture était inutilisable. Le chauffeur n'était pas en vue, peut-être était-il mort à l'intérieur ?
En regardant autour de lui, il s'aperçut que tout le monde était parti le laissant seul dans le camp. Il décida d'aller vérifier si le chauffeur de sa voiture était toujours présent, mort ou vivant. Il traînait un peu la jambe mais la douleur diminuait au fur et à mesure de son avancée. En jetant un coup d'œil dans la voiture, il vit le corps affalé sur le plancher, il ne respirait plus et en voulant lui redresser la tête, Talline vit la plaie béante sur le crâne. Un éclat d'obus lui avait arraché la moitié de la nuque.
Il était bien le dernier dans le camp, mais des coups de feu, tirés non loin de là, le firent sursauter. Des bruits de moteur se rapprochaient. Il s'accroupit derrière le véhicule au moment ou une Jeep apparut dans le virage à l'entrée, près des premières tentes. À peine se relevait-il, que la voiture était déjà passée avec à son bord des officiers battant en retraite. À pied, derrière, une troupe d'officiers et de sous-officiers s’en allait à vau-de-route au pas de gymnastique.
— Qu’est-ce qu'il se passe ? interrogea Talline.
— Les boches font une percée ! On peut plus les contenir !
— On a reçu l’ordre de rallier l’arrière parce que les batteries vont arroser le coin d'ici un quart d’heure !
— Filez d'ici... Filons ou on va tous y crever...
En se retournant, il vit qu'à l'orée du petit bois, à sept ou huit cents mètres, les soldats de ce régiment semblaient résister à l'ennemi malgré la défection de leurs chefs. Ceux-ci étaient déjà sur la route, au-delà du camp et ils ne semblaient pas se soucier de la troupe dont l'encerclement de la position paraissait imminent.
JI 29/01/22
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