Partie 5/5

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Un pacte avec un diable ! Inutile de le rappeler, vos tremblements s’en chargent très bien. Voilà un moment que je ne vous avais pas vus dans cet état, mes enfants. Non car vous craignez pour la vie de Ceralia, plutôt car vous êtes assez malins pour vous douter des conséquences.

La brave pirate ne versait pas trop dans ces arts, aussi elle dut appeler à l’aide. Daelyn était bien loin et n’allait pas lui donner toutes les instructions, quand même ! Peu de personnes étaient prêts à accepter un tel risque, surtout lorsque la demande venait de la tristement célèbre Ceralia.

C’est pourquoi elle rassembla ses maigres économies pour engager un voleur. Ce dernier s’infiltra dans la prison de Kargaros pour libérer un célèbre mage noir, enfermé car il avait justement invoqué des démons.

Vous m’interrompez encore. Une telle personne à l’air extérieur serait dangereux, en effet. La malédiction de Ceralia ne l’empêcherait pas de commettre le mal indirectement ? Ce serait sous-estimer l’impératrice. Tout le monde en sortit vainqueur : le voleur soutira les instructions sur comment invoquer le diable… Avant d’égorger le mage noir. La ligne entre voleur et assassin se fait de plus en plus fine, à notre époque.

L’ancienne capitaine avait tout ce qu’elle désirait. Un rituel inquiétant dans une chambre vide, où elle prononça quelques lignes démoniques dans un horrible accent. Malgré sa maladresse, une fumée rougeâtre jaillit à son plus grand bonheur. Et se dissipa sur une figure qui la pétrifia.

Une aura sombre s’étendait au-delà même du cercle d’invocation. Il était d’une stature impressionnante, déployant une paire d’ailes de large envergure, ainsi qu’une queue longue et pointue. Il n’était vêtu que d’un pagne et laissait donc entrevoir l’intense pourpre de sa peau. Ceralia aurait pu l’admirer, tant il était bien sculpté, si son regard luisant n’était pas prompt à transpercer l’acier.

— Je m’appelle Vetaresh, dit-il d’une voix sombre. Et on ne m’invoque pas par accident. Dévoile-moi tes intentions, et je te ferai une offre.

Rappelez-vous ce que disait Daelyn plus tôt. Y’a-t-il une justice en ce monde ? Ceralia avait été implacable tout le long de sa carrière de pirate. Mais face à une impératrice sirène ou un diable, c’était du pareil au même : elle était une mortelle comme les autres. Elle devait s’empêcher de déglutir, refouler ses tressaillements. Pour ainsi mieux se dresser face à lui.

— Je suis victime d’une malédiction, expliqua-t-elle. Et si vous m’en délivrez, ça arrangera vos plans.

— Crois-tu connaître mes desseins, humaine ? se froissa Vetaresh. Je te donne une chance de développer.

— Cette malédiction est un obstacle à mes ambitions. Parcourir les océans et m’enrichir peu importe les moyens. J’étais une capitaine pirate redoutable et redoutée, Ceralia elle-même ! Nombreux ont été celles et ceux à trépasser sous ma lame, et les autres en portent les cicatrices. Tu surgis des enfers, diable. Quelqu’un comme moi devrait faire ta fierté.

— Ha, c’est si ennuyeux.

En un instant, les yeux de Ceralia se dilatèrent. Au moins ses frissons avaient disparu. Lisait-elle… de l’agacement sur le visage de son interlocuteur ? Était-ce seulement possible ?

— D’ordinaire, clarifia Vetaresh, ce sont les bonnes personnes qui font appel aux diables. Un parent déchiré qui veut revoir son enfant. Un faible souhaitant renverser un tyran, mais qui a besoin de nos pouvoirs. Nous nous emparons de leurs âmes pures pour notre plus grand plaisir. La tienne, Ceralia, est déjà corrompue.

— Justement ! insista la pirate. Je n’ai pas besoin de vous donner mon âme.

— Qu’es-tu prête à sacrifier, dans ce cas ?

— Rien du tout.

Admettons-le, mes enfants. Il fallait une sacrée dose de courage pour prononcer ces mots devant un être capable de vous consumer d’un claquement de doigts. Non contente de son exploit, Ceralia rentra elle-même dans le cercle, et planta ses yeux sur les globes de terreur.

— J’ai déjà tout sacrifié, rappela-t-elle. Mon équipage m’a rejetée. Je suis devenue la risée des continents et des océans. Battue, humiliée. Ma vie a été ruinée ! Je mérite le soulagement, Vetaresh.

— Sans rien donner en échange ?

— Mais enfin, je ne devrais pas à avoir à me répéter. Libre, je sers vos intérêts ! Vous avez besoin de personnes comme moi, sinon personne ne ferait appel à vous !

— Très bien. Je te dicterai les termes. Accepte-les si tu y adhères, en preuve de mon honnêteté.

Ceralia se cala momentanément. Elle était parée à discours des heures durant. Pourtant Vetaresh s’était laissé persuader, puisqu’aucun sourire mesquin ne s’étendait sur son faciès. Il invoqua un parchemin rempli d’écriture démonique, qu’il tendit à l’ancienne capitaine.

— Voici les termes, déclara-t-il. Premièrement, en signant ce pacte, tu seras délivrée de la malédiction. Est-ce bien ce que tu souhaites ?

— Oui ! s’exclama Ceralia, son cœur battant la chamade.

— Deuxièmement, tu retrouveras la mer. Les océans n’auront plus de secret pour toi. Est-ce aussi ce que tu souhaites ?

— C’est mon plus ardent désir.

— Dernièrement, plus jamais tu ne souffriras une fois la malédiction brisée. Es-tu bien certaine de faire ce choix ?

— Ça va de soi après les deux premiers, non ? Donc vous connaissez ma réponse.

— Parfait. Signe ici et le pacte rentrera en vigueur immédiatement.

Ceralia enferma la plume dans ses mains et griffonna le parchemin d’un geste grossier. Elle n’accepterait pas sa malédiction une seconde de plus ! Aussitôt, la fumée rougeâtre réapparut, mais une fois disparue, elle pouvait exhaler un soupir.

Si seulement elle pouvait respirer.

Une immense pression s’exerçait sur Ceralia. Bien peu de lumière atteignait de telles abysses. Pourquoi donc s’agiter, si elle ne pouvait jamais atteindre la surface ? L’océan serait son tombeau.

Oh, il lui restait un peu de force pour maudire, oui maudire ! Maudire ce diable d’avoir joué avec les mots. Maudire cette paladine de l’avoir piégée, ou bien d’avoir été d’une naïveté affligeante. Maudire ce troubadour, cette sorcière, son équipage, tout le monde !

Maudire d’avoir été maudite.

Ses battements de cœur ralentirent. Elle n’avait qu’à se laisser emporter, et ce serait la fin. Elle descendrait aux enfers. Peut-être qu’elle y rencontrerait certaines de ses victimes, songea-t-elle. Ils pouvaient lui infliger mille souffrances, rien ne serait pire que dans le monde des vivants.

Une légende s’éteignit. Quoiqu’en vérité, la terreur de Ceralia n’existait déjà plus. La femme qui sombra ce jour-là gardait sa malveillance enfouie en elle… Et les océans n’en avaient pas fini avec elle.

— Tu es saine et sauve ! s’écria Tejiki.

Ceralia se réveilla en sursaut, après ce qui lui parut une éternité. Piégée dans une demeure de corail et de pierre, elle se heurtait à une sirène en larme, qui l’étreignait avec une force insoupçonnée.

— J’étais anéantie ! poursuivit Tejiki. Passer un pacte avec un diable… La malédiction t’a poussée à une attitude suicidaire.

— Pourquoi je suis encore vivante, alors ? s’étonna Ceralia.

— Notre illustre impératrice t’a secourue.

— Mais je ne lui ai rien demandé ! Je ne vois même pas de bulle d’air.

— Tu n’en as pas besoin. Encore trop déboussolée, il semblerait.

Ceralia dut se détacher de cette sirène collante. Elle se disait bien qu’elle ressentait une étrange sensation aux jambes !

Parce qu’elle n’en avait plus. À place, la moitié basse de son corps se constituait d’une queue en écailles à l’intense noir.

Une vision d’horreur. Pire que l’enfer ? Peut-être pas, mais Ceralia ne s’était jamais autant agitée, n’avait jamais autant hurlé. Tejiki se boucha les oreilles pour se préserver de ses jurons. Après quoi elle fit appel à Nebura pour la stabiliser.

— Elle m’a transformée en sirène ? fit Ceralia, à peine calmée. Moi, sa pire ennemie ? Elle a perdu la raison !

— La vantardise aurait dû t’étrangler, lâcha Askara. Tu es loin d’être sa pire ennemie.

— La transition peut être rude, concéda Nebura. Pense à tous les avantages. Respirer sous l’eau comme à la surface. Un vieillissement fortement ralenti. Des pouvoirs faciles à maîtriser. Et pour toi, une sensation inégalée de liberté.

— Bienvenue parmi nous ! se réjouit Tejiki. J’ai hâte de devenir amie avec toi. J’ai tout le temps du monde pour te rendre gentille, dorénavant.

Ceralia se fendit de son rire le plus nerveux. Face à de telles perspectives, la vue de Maleth paraissait presque rassurante. Étrangement, la vampire croisait les bras en soufflant.

— C’est nul, grommela-t-elle. J’ai toujours faim, moi !

— Petite précision, éclaircit Nebura. Tu n’es pas la seule à bénéficier d’une malédiction de notre impératrice, Ceralia. Celle de Maleth l’empêche d’attaquer d’autres sirènes.

Face à la déception de son amie, Nebura se précipita vers elle, animée par un nouvel élan.

— Ne sois pas si bougonne ! fit-elle. Et si nous allions attaquer quelques pirates ? Tu auras du sang à foison !

— Frais comme je l’aime, dit Maleth en se léchant les lèvres.

Le duo s’en fut pour vivre leurs propres aventures, laissant Ceralia en plan. Leur rire résonnait dans les abysses.

L’ancienne capitaine profiterait d’un semblant de répit si Tejiki ne la lorgnait pas autant. Et si Askara ne lui tira pas la queue vers l’extérieur, au mépris de l’opposition de son amie.

— Ne prends pas encore tes aises ! réclama Askara. Maintenant que tu es réveillée, notre impératrice aimerait parler avec toi.

— Pourquoi ? demanda Ceralia.

Le sourire d’Askara lui parut alors plus terrifiant que ceux de Maleth.

— Vous avez un compte à régler.

L’entretien ultime, mes enfants. Je vous avais fait croire que le conte s’achèverait précédemment. Mais sans une dernière apparition de Tharadia ? Hors de question !

Tout rappela à Ceralia sa première rencontre avec l’impératrice. Une série de lumières s’illuminant sur son passage. La mine implacable imprimée sur les traits de Tharadia. La présence de Varakor aux côtés de sa bien-aimée… Ceralia l’aurait bien foudroyé du regard si le marin n’avait pas la plus grande chance.

De toute manière, il se retira suite à un long et langoureux baiser avec Tharadia. Cette histoire se conclurait uniquement entre Ceralia et Tharadia.

— Je ne te souhaite pas la bienvenue, affirma l’impératrice sur un ton glacial. Tu m’as forcée à intervenir.

— Je ne vous avais rien demandé ! répliqua la pirate. Je me serais noyée, et tout le monde aurait été débarrassé de moi.

Tharadia crispa ses mains sur ses accoudoirs. Une onde magique se propagea et déstabilisa Ceralia, qui pourtant appréciait nager comme une sirène.

— Cruauté et intelligence ne vont pas toujours de pair, cingla Tharadia. N’as-tu jamais vraiment deviné ? Aucun surin fatal lorsque tu étais mendiante ? Pas la moindre flèche s’enfonçant dans ta gorge au milieu des bois ? J’avais besoin de toi vivante. Tu as failli tout gâcher.

— Vivante ? s’étonna Ceralia. Pour me faire souffrir davantage ?

— Je te savais prête à beaucoup pour briser cette malédiction. Te voir te dépêtrer fut… divertissant. Mais invoquer un diable ? Même moi, je ne peux rivaliser avec ses pouvoirs. Une bonne raison de te transformer en sirène. Il y en a une seconde.

— Je suis tout ce que vous méprisez. Pourquoi me garder à vos côtés, même si je ne peux pas m’en prendre à vous ?

Tharadia se pencha vers la pirate. Sa magie rayonnait tant que Ceralia se sentit immobilisée, quand bien même elle remuait sa queue à l’excès.

— Car je garde le contrôle sur toi, lança l’impératrice.

— Juste sur moi ! objecta Ceralia. Mon ancienne seconde Reigad doit terroriser les mers avec mon équipage, en ce moment.

— Qu’ils fassent ce qu’ils veulent, tant qu’ils n’effleurent pas mon Varakor.

— Je ne comprends plus rien…

— Laisse-moi définitivement clarifier mes intentions.

Ceralia avait tremblé face au diable, en effet. Ce n’était rien comparé à l’impératrice sirène. D’un simple geste de la main, Tharadia l’attira vers elle, et l’empoigna avec une force inouïe. Ceralia savait. Elle savait qu’une mauvaise réplique et son interlocutrice l’arracherait en deux.

— Tu es mon trophée, déclara-t-elle. Pour prouver qu’elles ont tort.

— Qui a tort ? demanda timidement Ceralia.

— Les autres sirènes. Certaines pensent que nous devons rester cachées au fond de l’océan. D’autres s’imaginent que nous devons même interagir positivement avec les autres peuples. Deux options inacceptables.

— Mais quel est mon rôle dans tout ça ? Me tuer aurait été plus simple !

— Il ne s’agit pas d’ôter des vies, Ceralia. Je maîtrise des pouvoirs que beaucoup d’autres peuples rêveraient d’avoir. Des pouvoirs permettant de briser quelqu’un comme toi. Ton simple nom évoquait la peur. Plus aujourd’hui, Ceralia. Qui sait de quoi d’autre je suis capable ?

Ceralia n’osa rien répondre.

— Retourne désormais à ta place, ordonna l’impératrice. Tu auras le privilège d’assister à mon ascension.

Mes enfants, mes enfants… Interdiction de tressaillir, maintenant. Il était plus que temps que je vous conte cette histoire, non ?

Ce débat fait encore rage parmi nous. Les méthodes de notre impératrice sont contestées, mais moi, je les approuve totalement.

Vous n’aviez jamais entendu parler d’elle, n’est-ce pas ? L’histoire de la sirène maudite, autrefois une cruelle pirate humaine ? On l’aperçoit parfois, errant dans les abysses, condamnée à vivre, à ne pas heurter qui que ce soit. On la reconnaît à son cache-œil, son crochet, et bien sûr, ses écailles noires. Elle n’est pas condamnée à errer dans la solitude. En vérité, elle réapparaît autant que nécessaire. Chaque fois que Tharadia désire prouver ses ambitions.

Mes enfants… Encore et toujours, vous m’avez mal comprise. Vous ne devez pas avoir peur de notre glorieuse impératrice. Et vous ne serez pas forcées à la servir quand vous serez plus grandes. Sachez juste que l’isolationnisme promu par les autres sirènes n’est pas l’unique option viable.

Reposez-vous, maintenant. Promis, la prochaine fois, je vous conterai une histoire fictive.

Réfléchissez juste au credo de notre impératrice.

S’ils veulent nous craindre, nous allons leur donner de bonnes raisons de l’être.

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