Chapitre 3

34 minutes de lecture

3. Corneille Pierre

Installés face à la mer sur la terrasse de ce petit restaurant, nous profitons du doux soleil de septembre que nous offre cette belle journée. Le vent vient de se lever mais on a de la chance, il nous a laissés tranquilles pendant le repas et a attendu le dessert pour faire son apparition. Il souffle dans les cheveux d’Emma et fait briller ses yeux. Elle sourit à pleines dents et laisse son regard dériver sur l’horizon, là où le ciel plonge dans l’océan.

On s’est parlé plusieurs fois au cours des derniers jours mais on ne s’était pas revu depuis samedi dernier. Déjà une semaine. Lorsque je lui ai demandé si elle avait envie de faire quelque chose de particulier elle n’a pas hésité une seconde, elle m’a dit qu’elle aimerait voir l’endroit où on s’était rencontré avec sa mère, si cela ne me dérangeait pas. J’ai accepté sans hésiter et c’est donc une sorte de pèlerinage que nous effectuons tous les deux aujourd’hui. Après avoir garé la voiture nous avons déambulé dans la petite station balnéaire sur les traces, 20 ans plus tard, de ses géniteurs ; la place où nous avions joué et sur laquelle nous nous sommes vus pour la première fois, le bar dans lequel nous avons passé une partie de la soirée, la boite de nuit, fidèle au poste, dont le public ne vieillit jamais, et enfin la plage sur laquelle nous nous sommes embrassés, et j’en suis pudiquement resté là. J’ai du mal à me rendre compte de ce que cette visite peut représenter pour Emma mais j’ai vu que son sourire ne l’avait pratiquement jamais quitté donc je suppose que cela répond à ses attentes. Je m’aperçois que son sourire est contagieux. A moins que je ne sois tout simplement content, peut-être même heureux, d’être là avec elle.

Je suis étonné de la facilité avec laquelle nous nous parlons. Parfois on a du mal à trouver des sujets de conversation avec les personnes que l’on ne connaît pas très bien. Ce n’est pas du tout notre cas. On parle de tout et de rien, en passant du coq à l’âne sans que cela soit ni gênant, ni douloureux, ni même emprunté. Je sais très bien qu’il s’agit d’un cliché éculé mais cela me donne l’impression qu’on se connaissait avant de se rencontrer et qu’on se cherchait avant de se trouver. Tout ça parce qu’elle porte mes gênes…

Emma n’est pas restée souvent silencieuse au cours des dernières heures, mais c’est le cas depuis quelques instants. Jusque-là, peut-être pour essayer de rattraper le temps perdu ou simplement parce qu’elle se sent en confiance, elle s’est beaucoup livrée. Elle m’a raconté son enfance, très heureuse, à peine ternie quelquefois par l’absence de père et la pointe de jalousie qu’elle éprouvait envers ses copines qui ne mesurait pas la chance d’en avoir un. Elle m’a parlé de sa mère, de ses grands-parents et de ses amies, surtout de Manon qu’elle connaît depuis la maternelle. Elle m’a expliqué la maladie de Sophie, les peines, les espoirs et le chagrin infini. Elle m’a raconté des souvenirs, des anecdotes et des expériences, elle a même évoqué le premier garçon et son premier baiser. Elle m’a fait le résumé de sa vie, un peu comme une remise à niveau, pour que je sache qui elle est. En retour, je lui ai parlé de moi, de celui que j’étais à l’époque où j’ai rencontré sa mère, pour autant que je m’en souvienne, cet homme encore jeune qui tentait de se remettre de ses échecs mais qui transportait avec lui des tonnes de regrets et quelques remords. Je suis rapidement passé sur mon expérience parisienne puis je lui ai raconté ma rencontre avec Stéphanie et les années de bonheur auprès de cette femme merveilleuse. Je lui ai révélé la façon dont j’avais « hérité » de la troupe au moment où Georges Daubert s’était retiré et la manière dont j’étais parvenu, avec l’aide de Stéphanie, à la garder bien vivante tout en la faisant évoluer. Puis j’ai évoqué notre rupture, il y a quelques mois, inconcevable, inéluctable et insurmontable. Que je tente pourtant de surmonter, avec plus ou moins de réussite selon les jours. Moi aussi je me suis livré finalement, même si j’ai laissé un pan de ma vie dans l’ombre.

Emma laisse l’océan s’amuser avec ses vagues et tourne la tête vers moi. Son regard est à la fois doux et incisif. Chaleureux et pénétrant. Il me sonde. Mais ça ne suffit pas, alors elle y joint la parole.

— Qu’est-ce que tu penses de tout ça ? demande-t-elle.

— Tout quoi ?

— Nous. Nous deux… Qu’est-ce que ça te fait ? J’aimerais savoir ce que tu ressens.

Je peux me tromper mais je décèle dans sa voix une pointe d’inquiétude. Un peu comme une amoureuse qui n’aurait pas encore la certitude que ses sentiments sont partagés. C’est touchant. Émouvant même. Et ça me retourne le cœur. Je me souviens de ce qu’elle m’a dit l’autre jour, qu’on était pareil parce que « on est tout seul, on n’a plus personne » et sur le coup ça m’a fait souffrir car je pensais à moi. Aujourd’hui, c’est pour elle que ça me fait mal, cette très jeune adulte, à peine sortie de l’enfance, qui se retrouve seule au monde et qui, presque accidentellement, me trouve sur son chemin et se raccroche à moi comme à une bouée. En dépit de ce qu’elle veut bien montrer, je la sens fragile et perdue, elle a besoin d’une épaule pour la soutenir et d’une main pour la guider. Alors, venant de je ne sais où, je sens monter en moi un sentiment étrange, un mélange, une émotion particulière… Est-ce mon cœur, mon cerveau ou mon instinct qui se réveille ?

— C’est encore un peu embrouillé, dis-je. Ça me fait toujours bizarre de me dire que j’ai une fille qui a grandi sans moi et sans qu’on se connaisse. Par contre, je suis content que ce soit toi.

Elle sourit de nouveau.

— C’est vrai, continué-je en souriant à mon tour, je crois que si j’avais du choisir une fille c’est toi que j’aurais prise.

— Ça me fait plaisir…

— Tout au long de la semaine j’ai pensé à toi et sans y faire attention, sans même le vouloir, je sentais que je m’attachais à toi. Peut-être parce que, sans qu’on le sache, les fils étaient déjà noués. Les liens du sang, tu y crois ?

— Bien sûr. C’est pareil pour moi. L’autre jour, lorsque j’ai sonné à ta porte, je n’avais aucune certitude mais au moment où on a commencé à parler j’ai tout de suite su que ça allait fonctionner. Et moi, parce que je l’ai choisi et que je m’y étais préparée, je n’ai aucune difficulté à me dire que tu es mon père.

— Tu n’es pas trop déçue ?

— Pas du tout, au contraire.

— On continue alors ?

— Tu n’as pas vraiment le choix, s’esclaffe-t-elle, je ne vais plus te lâcher maintenant.

— Ça me convient très bien. Et je crois que…

Je suis interrompu par la sonnerie de mon téléphone. Je regarde l’écran et je vois s’afficher le nom d’Isabelle Fratelli.

— Excuse-moi, dis-je à Emma, il faut que je décroche…

C’est ce que je fais. Simultanément, je me lève et m’éloigne de quelques pas afin de ne pas faire profiter toute la terrasse de ma conversation. Cela dure quelques minutes puis je retourne à ma table pour retrouver ma fille, c’est encore un peu étrange de dire ça. Elle m’interroge du regard et je décide de lui expliquer de quoi il retourne, elle est la première à qui j’en parle.

— Tu connais Isabelle Fratelli ? demandé-je.

— L’actrice ? Qui ne la connaît pas ?

— Le coup de téléphone c’était elle.

Je lui raconte en quelques mots notre rencontre de lundi et ce qu’elle attend de moi.

— Dis donc, c’est pas mal ça non ? s’exclame-t-elle. Ça t’intéresse ?

— Bien sûr. Pour moi c’est une extraordinaire opportunité. Créer un spectacle avec et autour d’elle, ça peut tout changer.

— De quelle façon ?

— Ça va me donner une plus grande visibilité.

— Tu as envie d’être célèbre ?

— J’en ai rêvé lorsque j’étais plus jeune. Aujourd’hui c’est différent… Mais si c’était le cas cela me permettrait surtout de développer de nouveaux projets, d’avoir accès à d’autres acteurs, de poursuivre mon métier dans de meilleures conditions.

— Je comprends… Et alors, qu’est-ce qu’elle voulait aujourd’hui ?

— Ce matin, avant de venir te chercher, je lui ai transmis par mail une pièce que j’ai écrite il y a quelques temps et que j’ai adaptée pour elle cette semaine. Elle appelait pour me dire ce qu’elle en avait pensé.

— Et alors ?

— Elle a adoré ! m’enthousiasmé-je. Elle m’a dit que c’était exactement ce qu’elle attendait de moi. On doit se rappeler pour régler quelques détails mais je crois que c’est bon, on va pouvoir se lancer.

En disant cela, en l’exprimant à haute voix, j’en prends pleinement conscience et pendant une fraction de seconde je suis terrorisé, un peu comme avant de se jeter d’un avion pour un saut en parachute ; l’excitation, l’envie d’y aller, l’adrénaline et, quelque part, l’instinct de conservation, celui qui sait bien qu’on n’est pas un oiseau, qui envoie une décharge de frayeur pure pour nous rappeler tout ce qui pourrait mal se passer au cours de ce saut. Mais ça disparaît immédiatement et je peux profiter de ce qui est surtout une très bonne nouvelle ; j’ai la pièce, j’ai l’actrice principale, sacrée actrice ou actrice sacrée comme on préfère, on va pouvoir se mettre au travail afin de concevoir le meilleur spectacle possible.

— Ça me fait plaisir pour toi, dit Emma. Quand est-ce que vous allez commencer ?

— Je ne sais pas exactement mais assez vite sans doute, je l’ai sentie plutôt impatiente. Mais il faut d’abord trouver le reste de la distribution et réfléchir à l’ensemble de la production, la salle, les décors, les costumes, une date pour la première… Il y a du boulot.

— C’est toi qui va t’occuper de tout ça ?

— Oui, avec elle je suppose. Ça fait partie des choses que l’on doit voir ensemble avant de démarrer vraiment ; comment on s’organise, jusqu’où veut-elle s’impliquer, qui fait quoi.

— Tu me la présenteras ?

— Bien sûr, si ça te fait plaisir. Tu pourras venir assister aux répétitions si tu en as envie.

— Oh oui, j’aimerais bien.

— Alors c’est d’accord, on fera ça.

On continue à parler de ce futur spectacle et Emma, portée par la fougue de ses 18 ans, semble tout aussi excitée que moi, peut-être même un peu plus. On dévie ensuite sur mes précédentes productions, dont elle m’avoue n’en avoir vu aucune, ce qui ne m’étonne pas. Puis on passe à autre chose, avant de rebondir sur un autre sujet, et encore sur un autre. On a tellement de choses à se dire, tellement de terrains à défricher, tellement de temps à rattraper… Pourtant, lorsque je la ramène chez elle et que la vois rentrer dans son immeuble je ne pense qu’à ce que je ne lui ai pas dit. Je sais que j’ai manqué de courage. Peut-être parce que je n’ai pas voulu gâcher cette journée mais c’est une piètre excuse. Il va pourtant bien falloir que je lui en parle, elle a le droit de savoir. De toute façon je n’ai pas le choix, si je veux la faire entrer dans ma vie, il faut qu’elle en connaisse toutes les composantes, y compris les plus sombres.

Pour faire vivre une petite troupe de théâtre de province, et parvenir à gagner convenablement sa vie, il est nécessaire de multiplier les activités car les représentations ne parviennent pas à elles seules à remplir suffisamment les caisses. Donc, comme à l’époque de Georges Daubert puisque c’est lui qui a mis tous ce système en place, nous nous produisons parfois pour des publics scolaires, pour des entreprises, dans des soirées privées, et à chaque fois nous adaptons notre répertoire. De plus, il y a une autre activité qui est presque exclusivement de mon ressort, ce sont les cours de théâtre que je dispense plusieurs fois par semaine à différents groupes d’apprentis comédiens. Ça aussi, c’est Georges qui les a créés, il appelait ça les Ateliers Théâtre, et il m’en a confié la responsabilité lorsque j’ai pris sa suite. Quatre fois par semaine j’anime donc des ateliers, des cours, pour des groupes de différents niveaux, les débutants, les confirmés et les chevronnés, tandis que le mercredi après-midi est réservé aux enfants et aux adolescents. C’est le cas aujourd’hui, je viens de terminer l’atelier « jeunes acteurs » et les mamans et les papas sont en train de récupérer leur progéniture. J’échange toujours quelques mots avec eux et certains, dont je connais les enfants depuis plusieurs années, sont presque devenus des amis. La salle est en train de se vider, je vais mettre un coup de balai sur la petite scène et ranger un peu en attendant l’arrivée des comédiens à qui j’ai demandé de passer aujourd’hui. Stéphanie doit venir aussi et ça me picote dans le bas du ventre ; ce n’est plus tout à fait aussi douloureux mais cela reste une épreuve. On s’est déjà vu à plusieurs reprises depuis que nous sommes séparés, bien obligés, mais il y a toujours une gêne, une réticence, comme un bouton qui démange, qu’on frotte, qui démange encore plus et qu’on gratte jusqu’au sang. Donc, en ce qui me concerne, le temps ne fait rien à l’affaire, je ne m’y habitue pas. Il faut absolument qu’on trouve une solution et qu’on s’éloigne définitivement. Même si ce mot, définitivement, me fait horreur.

Je n’ai pas la chance d’avoir une grande famille, c’est même tout le contraire ; cela n’a jamais été le cas mais au cours de la dernière période, allant de récent à très récent, elle s’est réduite comme peau de chagrin, expression de circonstance. Il y a trois ans, j’ai perdu mes deux parents à six mois d’intervalle. Ils ont été emportés par la maladie, l’un et l’autre, deux maladies différentes qui se sont succédé, enchaînées, entraînées sans doute aussi. C’est ma mère qui est partie la première et je suis certain que c’est son décès qui a causé la maladie de mon père. Il ne l’a pas supporté, son corps s’est affaibli et il a attrapé la première saloperie qui passait pour pouvoir la rejoindre au plus vite. Ce n’est pas un avis médical, c’est juste ce que je crois. Sans frère ni sœur je me suis retrouvé tout seul avec ma peine ; personne avec qui la partager même si j’avais Stéphanie et mes amis pour me soutenir. J’étais très malheureux, mais mes parents étaient tous les deux assez âgés, il n’y avait rien de scandaleux là-dedans. Et mis à part la proximité de leur décès, que j’arrive parfois à voir comme une chance pour eux, c’est un drame assez classique que vivent tous les enfants un jour ou l’autre.

Ce qui s’est passé il y a trois mois n’entre pas du tout dans la même catégorie. C’était une véritable tragédie, une terrible injustice, une catastrophe, un malheur qui ne cesse de me hanter. Mais je n’ai pas encore trouvé les mots pour en parler…

Pour pallier cette absence de famille, même si évidemment ça ne fonctionne pas comme ça, je peux compter sur mes amis dont certains, la plupart, font partie de ma troupe de théâtre. Ce sont eux que j’attends et qui commencent à arriver. Voici tout d’abord François, celui que je connais depuis le plus longtemps. Bientôt 30 ans. C’est ici, dans cette même salle de répétition qu’on s’est rencontré pour la première fois et je me demande qui de nous deux ou du local a le mieux traversé les années. François approche dangereusement la cinquantaine mais il conserve une allure de jeune homme, parfois même un look d’adolescent des années 70, mi-bohème, mi-hippie. Cheveux trop longs, barbe de plusieurs jours, jean usé, tee-shirt et blouson en cuir ou en jean selon la météo. C’est surprenant mais ça fait partie de son charme. Trois fois marié, trois fois divorcé, avec un enfant à chaque fois, il traverse la vie avec nonchalance en essayant d’y prendre le maximum de plaisir, et la plupart du temps il y parvient assez bien. En plus de tout ça, et c’est pour ça qu’il est là aujourd’hui, c’est un excellent acteur, capable d’incarner toutes sortes de personnages. Il s’approche de moi et vient m’embrasser. Je sais, c’est bizarre, je me le dis à chaque fois, mais on ne va pas changer maintenant, c’est trop tard.

— Dis donc, tu étais bien mystérieux au téléphone, me dit-il, il me tarde de savoir pourquoi tu m’as fait venir ici toutes affaires cessantes.

— Il faut que je vous parle d’un projet mais je préfère attendre que tout le monde soit là.

— A qui d’autre as-tu demandé de venir ?

— A Virginie et Julien…

Au moment où je prononce leur prénom, les voici justement qui pénètrent dans la salle. Ils arrivent ensemble, comme d’habitude, comme toujours. Virginie et Julien sont en couple depuis très longtemps, je ne les ai d’ailleurs jamais connus l’un sans l’autre, et ils représentent pour moi l’image de la famille à la fois ordinaire et idéale ; ils ont tous les deux une petite quarantaine d’années, ils semblent toujours très amoureux et ils ont deux enfants, un garçon et une fille dont ils parlent avec des étoiles dans les yeux. Elle est professeur de physique-chimie et il est comptable dans une petite entreprise. Je ne l’ai pas précisé jusqu’ici mais parmi tous les acteurs avec lesquels je travaille régulièrement, il y en a très peu qui ne vivent que de ça. La très grande majorité exerce une autre activité permettant de payer le loyer et de remplir le frigo. C’est le triste lot des acteurs de province, les cachets ne leur permettent que très rarement de vivre de leur art, ils sont obligés d’avoir des boulots alimentaires à côté. Mais, il faut le souligner, cela n’altère pas leurs performances, en tout cas pour ceux qui ont le talent nécessaire. Un acteur n’est pas un sportif de haut niveau, il n’a pas besoin de s’entraîner quotidiennement. Ce n’est pas un musicien non plus, un instrumentiste qui doit pratiquer plusieurs heures par jour pour conserver sa dextérité. Même pas un chanteur qui a quand même besoin de chanter régulièrement pour entretenir ses cordes vocales. Non, un acteur peut rester des mois, voire des années, sans jouer et le jour où il se retrouve sur une scène ou devant une caméra, comme lorsqu’on remonte sur un vélo, il sait exactement ce qu’il faut faire, il n’a rien perdu, il est là. Donc mes acteurs sont à la fois des professionnels et des amateurs, j’adore ce mot, et ils sont très bons. Pour en revenir à Virginie et Julien, ils sont néanmoins les seuls à avoir un « vrai » métier, sérieux et régulier, à côté de leurs activités théâtrales, ce qui leur permet de n’avoir aucune contrainte financière et de mener une vie presque normale. Et paradoxalement c’est leur normalité qui nous les fait paraître un peu étranges quelquefois.

— Ça me fait plaisir de te voir, me dit Virginie tout en m’embrassant.

— Moi aussi, réponds-je. Ça va Julien ?

— Oui, très bien, dit-il en me serrant la main. Avec Virginie on se demandait ce qui pouvait motiver cette convocation urgente que tu nous as adressée…

— C’est ce que je lui disais, intervient François.

— J’imagine que c’est important, dit Virginie.

— Un peu de patience, dis-je, vous saurez tout dès qu’on sera au complet.

C’est à cet instant que nous sommes interpellés par une voix que nous reconnaissons sans avoir besoin de tourner la tête pour vérifier l’identité de son propriétaire.

— Salut les vieux ! Comment ça va ? Vous tenez toujours le coup ? Alzheimer vous laisse un peu de répit ?

Amusé par sa propre blague, c’est avec un grand sourire que Maxime s’avance vers nous. C’est le plus jeune de la bande, ceci expliquant sans doute cela, le plus extraverti aussi, le plus décontracté et, parfois, le plus drôle. Acteur dilettante extrêmement doué, barman le jour, disc-jockey la nuit, animateur de soirées et parfois de journées, guitariste amateur, bourreau des cœurs et séducteur invétéré, Maxime, à peine 30 ans, est un peu mon chouchou. J’adore ce mec, il me fait rire mais il a déjà réussi plusieurs fois à me faire pleurer dans certaines scènes, il a un cœur immense, une sensibilité à fleur de peau, une grande gueule et un talent fou. Je dis que c’est mon chouchou mais c’est réducteur car on l’aime tous, les hommes comme les femmes, un peu comme un enfant turbulent qu’on ne parvient jamais vraiment à gronder. Il s’approche et prend Virginie dans ses bras pour l’embrasser avec une vigoureuse tendresse, il la soulève et la fait tourner puis la repose avant de serrer la main de tous les hommes présents en glissant à chacun de nous un petit mot et son délicieux sourire. Si le charme portait un prénom ce serait sans doute Maxime. Contrairement aux autres il ne me demande pas pourquoi il est là, il s’en fout, il est juste content de nous voir, ça lui suffit. Comme d’habitude il a quelque chose à nous raconter, sa dernière aventure, amoureuse ou sexuelle, une anecdote, un événement original, une blague, n’importe quoi, il fait le spectacle et nous on boit ses paroles.

L’ambiance est montée d’un ton depuis l’arrivée de Maxime, les conversations s’animent et les rires se multiplient. Cela ne m’empêche pas d’apercevoir la silhouette qui vient de pénétrer dans la salle et qui s’approche de nous. Maxime l’a vu aussi et il l’interpelle aussitôt.

— Jennifer ! La plus belle ! Ma future femme ! Comment ça va ?

Elle s’approche et vient nous rejoindre sur la petite scène avant de répondre.

— Je vois que tu es en forme, dit-elle avec un grand sourire. Bonjour tout le monde. Vous allez bien ?

Et elle commence une tournée de bises qui se termine par Maxime.

— Tu sais qu’il y a du boulot avant qu’on se marie, dit-elle en lui faisant un clin d’œil.

— J’adore les challenges, rétorque-t-il.

— Tu es de plus en plus belle, dit Virginie. Comment tu fais ?

— C’est un métier, répond-elle en riant, mais c’est gentil de le dire.

Effectivement, c’est le métier de Jennifer d’être belle, elle est mannequin. Enfin, c’est un de ses métiers puisqu’elle est aussi chanteuse et actrice. C’est en cumulant ces trois activités qu’elle parvient à joindre les deux bouts car évidemment mannequin pour une boutique du centre-ville ce n’est pas tout la fait la même chose, ni le même salaire que lorsque vous êtes l’égérie de Chanel ou de Dior, chanteuse dans les bars à Bordeaux ou au bord de l’océan l’été, c’est pas comme remplir l’Olympia, et actrice dans mes pièces ce n’est pas ce qui va lui rapporter un Molière ni un gros cachet. Quoique justement, ce que je vais leur annoncer à tous dans quelques instants va peut-être changer les choses sur ce plan là.

— On attend encore quelqu’un ? demande François.

— Oui, dis-je, j’ai demandé à Stéphanie de passer, on va avoir besoin d’elle.

Ils savent tous les cinq, avec plus ou moins de détails et de précisions, ce qui s’est passé entre Stéphanie et moi et ils se trouvent dans la position inconfortable de l’ami du couple qui se sépare et qui ne sait pas quelle attitude adopter. Dans notre cas c’est encore plus compliqué puisqu’on travaille encore tous ensemble et que cela altère forcément toutes les relations dès que Stéphanie et moi sommes dans la même pièce, ce qui arrive assez souvent. C’est bien pourquoi ils ne sont pas ravis d’apprendre que Stéphanie doit faire partie de notre réunion et je crois qu’ils sont encore plus impatients que moi de la voir quitter la troupe. Définitivement. Sauf qu’il est extrêmement difficile de la remplacer, au sein de la troupe comme dans ma vie. Parce que tout est entremêlé.

Nous nous sommes rencontrés il y a douze ans et on a su tout de suite que c’était sérieux. J’étais dans la trentaine, elle s’en approchait, nous avions déjà pas mal d’expérience et savions à quoi nous en tenir. On a rapidement fait le ménage dans nos vies respectives pour laisser de la place à l’autre et nous n’avons pas tardé pour vivre ensemble. On était très amoureux, très heureux aussi. Un peu plus tard Georges Daubert m’a confié les clés du théâtre et, parce que ça me faisait un peu peur, j’ai demandé à Stéphanie de venir m’aider. Même si ce n’était pas du tout son métier, elle travaillait pour une grosse boite d’informatique à l’époque, elle programmait des trucs et écrivait des codes, je n’y comprenais rien et ça ne m’intéressait pas vraiment, elle a accepté sans trop réfléchir. J’ai toujours été un peu bordélique, désorganisé disons, et j’avais besoin de quelqu’un qui puisse cadrer les choses à côté de moi, quelqu’un en qui je pouvais avoir confiance, sur qui je puisse me reposer et qui pouvait me donner des conseils utiles. Elle a donc commencé par se pencher sur le fonctionnement de la troupe puis, assez vite, elle s’est prise au jeu et s’est intéressée à la technique, à la lumière et au son, puis aux décors et aux costumes et au bout de quelque temps c’était elle qui dirigeait tout ça. Finalement, au bout de quelques années elle a démissionné pour se consacrer entièrement à la troupe et à la préparation des spectacles ; elle en est désormais la régisseuse, costumière, décoratrice et technicienne en chef. Pour résumer son travail, ce qui n’est pas facile, on pourrait dire que si je suis celui qui imagine, Stéphanie est celle qui permet de passer de l’imaginaire à la réalité ; je suis le rêveur, elle est celle qui veille, moi l’artiste, elle l’artisan et, malheureusement, nous sommes tous les deux indispensables. Et ce n’est pas aujourd’hui, à l’aube de cette nouvelle pièce capitale pour l’avenir de notre troupe que je vais me séparer, professionnellement, de celle qui est la mieux placée pour mettre en valeur le travail des comédiens et le mien. A Stéphanie et moi de faire la part des choses afin de ne pas laisser nos déboires privés interférer avec notre travail. Nous en sommes capables, j’en suis presque sûr…

Un par un nous quittons la scène pour aller nous installer sur la première rangée de fauteuils qui lui fait face. Des fauteuils rouges bien sûr, comme au théâtre, puisque c’est à ça qu’on a voulu faire ressembler cet espace qui nous sert à la fois de local de répétitions pour nos spectacles et pour les cours que je dispense, d’entrepôt pour tous les éléments de décors et de costumes qu’on a accumulés au fil des années ainsi que pour notre matériel scénique, mais également de bureaux et de cantine parfois. C’est ici, dans cet endroit chaleureux et un peu délabré, que bat le cœur de la troupe. Virginie et Julien se sont assis côte à côte, comme d’habitude, Maxime s’est installé à côté de Jennifer et François s’est mis au bout de la rangée. J’attrape une chaise pour m’asseoir face à eux. C’est au moment où je regarde ma montre que j’entends la porte du fond s’ouvrir et je n’ai pas besoin de relever la tête pour savoir à qui appartient la voix qui s’élève vers nous.

— Pardon, pardon, je suis en retard… Je n’arrivais pas à trouver de place pour me garer… Je suis désolée.

Ils se sont retournés et je me suis levé de ma chaise pour accueillir Stéphanie qui avance vers nous avec un grand sourire démentant ses dernières paroles. Elle commence par embrasser Virginie puis elle passe à Julien, à Maxime, Jennifer et enfin à François avant de s’approcher de moi. Elle ne sourit plus, elle se contente de me regarder fixement puis, j’ai l’impression que la scène se déroule au ralenti, elle dépose un baiser sur chacune de mes joues. Elle me fixe encore une demi-seconde puis elle va s’asseoir à côté de François tout en demandant si elle n’a rien loupé. Maxime lui répond qu’on l’attendait pour commencer

— Encore désolée…, dit Stéphanie en me regardant.

Désolée ? Pourquoi ce simple mot me donne-t-il une impression de déjà-vu ?

* * * * *

4 mois et 21 jours plus tôt

Jérôme est figé sur la terrasse. Comme prostré. Dos contre le mur il regarde sans la voir la pluie qui tombe sans discontinuer, inonde et noie sous des litres d’eau tout ce qu’il y a de vivant dans son jardin. Depuis combien de temps est-il là sans bouger ? Cinq minutes ? Une demi-heure ? Une heure ? Il est incapable de le dire. Il a perdu la notion du temps. Il aimerait tant n’avoir perdu que ça…

A l’intérieur, dans le salon, Stéphanie est toujours assise dans le fauteuil. Elle non plus n’a pas bougé. Elle est épuisée. Elle se sent lourde, elle a l’impression que le moindre mouvement lui demanderait un effort incommensurable. Elle voudrait fermer les yeux et s’endormir. Mais elle ne peut pas, elle n’en a pas le droit. Il faut terminer ce qu’ils ont commencé. Ce qu’elle a commencé. Il faut aller au bout. Trop tard pour reculer. Elle attend que Jérôme revienne.

Jérôme fait coulisser la baie vitrée et se glisse à l’intérieur. Il referme derrière lui et, sans un regard pour Stéphanie, se dirige vers la cuisine pour y boire un verre d’eau. Lentement. Puis il le pose dans l’évier, s’appuie quelques secondes sur le plan de travail, s’applique à remplir et à vider ses poumons le plus calmement possible, et se décide enfin à retourner sur le ring qu’est devenu le salon. Il prend place sur le canapé avec raideur et pose son regard sur l’écran noir du téléviseur juste en face de lui. Il se tait. S’il tournait la tête de quelques degrés sur sa gauche il apercevrait Stéphanie qui le fixe mais pour l’instant il s’y refuse, il ne veut pas la voir. Elle se redresse dans son fauteuil et se penche vers l’avant. Elle pose ses deux mains à plat sur ses genoux et baisse la tête pour regarder ses pieds quelques instants. Puis elle relève la tête, balaye de la main une mèche qui lui tombe sur les yeux et se décide à prendre la parole.

— Ça va ? dit-elle.

— Quoi ?

— Je te demande si ça va…

— A ton avis ?

Seul le silence lui répond.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? reprend Stéphanie.

— Tu ne le sais pas ?

— …

— Tu nous mets dans cette situation et maintenant tu ne sais plus quoi faire ?

— Ça ne dépend pas que de moi.

— Ah bon ? Maintenant j’ai mon mot à dire ? Si je l’avais eu un peu plus tôt, si on m’avait demandé mon avis, je t’aurais dit de ne pas faire ça. Si ça dépendait de moi on n’en serait pas là !

— Ça sert à rien de dire ça…

— Tu as raison, ça ne sert plus à rien.

De nouveau chacun se mure dans son silence, le temps de réfléchir à la suite, à ce qu’il est possible de dire ou de faire. Mais pour lui comme pour elle il est difficile de raisonner clairement, trop de pensées, trop d’émotions se bousculent. Jérôme tourne enfin la tête vers Stéphanie et c’est en la regardant dans les yeux, en s’y noyant encore une fois, qu’il déclare :

— Tu as tout cassé Stéphanie, c’est fini…

Elle ne peut soutenir son regard et lorsqu’elle ferme les yeux, les premières larmes s’en échappent.

— Tu le savais, poursuit-il. Tu savais ce que tu faisais. Tu connaissais les conséquences.

Elle a une boule au fond de la gorge, ça l’empêche de répondre. Mais que pourrait-elle dire de plus ? Elle sait qu’il a raison, il n’y a rien à rajouter. Tout a été fait en connaissance de cause et même si c’était un élan, une pulsion ou un embrasement, elle était parfaitement consciente de ses actes et de qu’ils allaient entraîner. Elle ne peut pas plaider l’ignorance, elle n’en a d’ailleurs aucune envie. Elle assume.

Dans la vie de Stéphanie, au milieu de tous ces artistes un peu bohèmes qui comptaient sur elle, il n’y avait aucune place pour l’improvisation. Depuis qu’elle avait intégré la troupe elle était celle qui incarnait le sérieux et la rationalité et ça lui convenait parfaitement. Elle aimait que tout soit bien préparé, bien réglé, à l’avance si possible, afin d’éviter les mauvaises surprises, dans son boulot comme dans sa vie privé. Avec Jérôme elle avait eu un peu de mal au début pour s’adapter à son caractère un peu fantasque et parfois imprévisible mais elle n’avait pas eu le choix elle était tombée follement amoureuse de lui. Et, chance extraordinaire, c’était réciproque. C’était un amour passionnel, fusionnel, charnel et, croyaient-ils, éternel. Mais l’éternité n’est pas de ce monde et l’amour, aussi puissant soit-il, peut connaître des absences. Pas au début, oh non, mais au bout de douze ans…

Dans cette vie bien réglée, sans qu’elle l’ait cherché ou prémédité, il y a eu un courant d’air. Frais. Vivifiant. Réjouissant. Revigorant. L’inconnu. Qu’on rencontre par hasard. Les poils du bras qui se hérisse en sa présence. La chair de poule lorsqu’il est à proximité. La tête qui tourne. Tout qui se bouscule. Et le corps qui bascule. C’était tellement simple, tellement facile. Tellement banal et extraordinaire à la fois. Elle n’avait jamais trompé Jérôme avant cela, elle n’y avait même jamais songé, mais elle le faisait sans regret ni remord, emportée par la vague du désir. Quelques semaines hors du temps, la tête dans les étoiles, le corps brûlant. Des rêves et du plaisir. Et des mensonges. Et puis, aussi brutalement qu’elle était apparue, la vague s’est retirée, les rêves se sont brisés et tout s’est refroidi, la tête la première. Depuis ce jour-là Stéphanie cherche une solution, un moyen de faire disparaître ce goût amer qu’elle a en permanence dans la bouche, une façon de se sentir un peu moins mal. Elle a tout envisagé, elle a passé en revue toutes les options mais elle n’avait pas besoin de tout ça pour savoir ce qu’elle devait faire. Seule la vérité pourrait la libérer. Qu’elles qu’en soient les conséquences.

Et voilà, on y est, l’aveu a explosé comme une bombe et tandis que la fumée se dissipe on ne distingue plus qu’un champ de ruines. Deux vies éclatées et des belligérants exsangues. Adultère, morne plaine.

— On va se séparer, dit Jérôme. On ne peut plus continuer…

— C’est ce que tu veux ?

— Non, ce n’est pas ce que je veux. Pas du tout. Moi je voulais juste qu’on continue à s’aimer. Je n’étais pas lassé, ni de toi, ni de nous. J’en voulais encore. Mais ce n’est plus possible.

— Tu crois ?

— Tu m’as trompé Stéphanie ! Pire, tu m’as trahi. Tu étais la personne en qui j’avais le plus confiance… Ce n’est pas qu’une question de sexe, c’est plus grave que ça. Tu m’as menti, tu t’es moqué de moi.

— Non.

— Si. Et tu t’es moqué du couple qu’on formait. Ce qu’on était, ce qu’on avait construit, oublié, balayé.

— Ça ne s’est pas passé comme ça.

— Ah bon ? Peu importe, le résultat est le même. Tout est cassé. Détruit.

C’est en prononçant ces mots que Jérôme prend pleinement conscience de l’ampleur du désastre. Ses paroles dessinent en temps réel sa nouvelle réalité. En l’exprimant, elles la définissent. Comme un train lancé à pleine vitesse, sa pensée fonce tout droit sur la voie la plus évidente, celle de la rupture. Il pourrait y avoir d’autres solutions car le passé, quel qu’il soit, n’implique jamais rien. A chaque instant le libre-arbitre peut intervenir et permettre de choisir son propre chemin, pas forcément celui qui semble tout tracé. Encore faut-il pour cela avoir les idées claires, ce qui n’est pas le cas de Jérôme en cet instant. Il est en pilotage automatique et enchaîne les manœuvres les plus classiques jusqu’au dénouement attendu.

— Je veux que tu t’en ailles, dit-il. Je ne veux plus te voir.

— Maintenant ?

— Oui. On verra comment on va s’arranger pour la suite mais là, ce soir, je veux que tu partes. Tu peux aller dormir chez ta sœur ?

— Euh… Oui, je crois…

— Très bien. C’est réglé alors.

Et il se lève pour retourner à la cuisine. Stéphanie reste immobile, abasourdie. Il la fout dehors ? Elle ne s’attendait pas à ça. En fait elle ne savait pas à quoi s’attendre, elle n’y avait pas réfléchi. Elle essuie ses yeux et se mouche puis elle se lève et se dirige vers la chambre. Elle attrape un sac et y jette quelques affaires en vitesse. Elle passe à la salle de bains récupérer deux ou trois trucs indispensables et en profite pour se regarder dans la glace. Ses yeux sont rouges et gonflés, elle a la peau terne et les traits tirés. Pas terrible. Elle se met un peu d’eau sur le visage pour essayer d’effacer tout ça, peine perdue. Elle se retrouve dans le couloir, son sac à la main, comme si elle partait en voyage, ou comme une étrangère de passage. Un passage d’une douzaine d’années tout de même. Jérôme vient la rejoindre.

— C’est bon ? Tu as tout ce qu’il te faut ? demande-t-il.

— Je crois…, parvient-elle à répondre.

— D’accord.

Il lui ouvre la porte. Elle se met en mouvement et lorsqu’elle arrive à sa hauteur elle s’arrête et le regarde dans les yeux.

— Je suis désolée Jérôme, murmure-t-elle, tellement désolée.

Elle n’attend pas de réponse. Elle franchit le seuil et s’éloigne rapidement. Jérôme referme la porte et s’appuie contre le battant.

— Moi aussi Stéphanie, soupire-t-il, si tu savais comme je suis désolé…

* * * * *

Je la regarde s’installer à côté de François, je m’assois face à ma rangée d’amis et je prends enfin la parole.

— Tout d’abord je tiens à vous remercier d’avoir réussi à vous libérer pour être là aujourd’hui. Je sais que c’était un peu précipité mais je n’avais pas vraiment le choix ; il fallait qu’on arrive à se voir tous ensemble le plus vite possible. Donc, merci d’être là.

— Avec plaisir, dit Maxime.

— De toute façon vous commenciez à me manquer, ajoute Jennifer.

— Ça avait l’air urgent et important, je suis très curieuse de savoir de quoi il s’agit, intervient Virginie.

— Effectivement, dis-je, c’est urgent. Et je crois que c’est important, ou en tout cas que ça peut l’être. J’ai un projet de nouveau spectacle.

— Ah, enfin ! dit François. Je commençais à me demander si tu n’avais pas perdu l’inspiration.

— C’est vrai ? dis-je.

— Tu exagères, lui dit Virginie, c’est quand même pas si vieux notre dernière création.

— Un peu plus d’un an, dit Julien. L’année dernière en septembre, en même temps que la rentrée des classes.

— Ah oui, tu as raison, ajoute Virginie, je m’en souviens.

— C’est bizarre, j’avais l’impression que c’était plus vieux que ça, dit François.

— Peut-être parce qu’on l’a beaucoup jouée, dit Jennifer.

— C’est sûr, intervient Maxime, c’est la pièce qu’on a le plus jouée. Largement. Ça va faire du bien de passer à autre chose.

— C’est la rançon du succès, souligne Virginie, quand ça marche on aurait tort de ne pas en profiter.

— Virginie a raison, dis-je. On travaille pour le public et c’est une vraie chance lorsqu’il aime ce qu’on lui propose, car cela n’arrive pas toujours, vous le savez bien… Mais revenons à ce qui nous occupe aujourd’hui, notre prochain spectacle. Il s’agit d’une pièce que j’ai écrite en début d’année mais j’attendais un peu avant de vous la proposer. En partie parce que justement on avait déjà quelque chose qui marchait bien, et d’autre part à cause des événements récents sur lesquels je ne vais pas revenir.

En entendant ces paroles mes amis adoptent deux attitudes différentes ; certains baissent la tête alors que les autres me regardent avec compassion. C’est douloureux pour tout le monde.

— Mais il vient de se passer quelque chose d’imprévu qui bouscule un peu les choses, continué-je. En réalité ça les bouscule énormément et cela risque même d’être un sacré bouleversement pour chacun d’entre nous.

Ils étaient déjà attentifs, ils deviennent concentrés et curieux. Je ménage quelques secondes de suspense. On est au théâtre après tout…

— J’ai été contacté par quelqu’un qui désire travailler avec nous. Une personne importante, très importante…

Je m’arrête. Ils attendent. Ils s’impatientent.

— Dis donc Jérôme, tu joues à quoi ? m’interpelle François. Tu te crois dans un jeu télévisée ? Tu veux faire monter l’audience ? Allez, vas-y, dis-nous de qui il s’agit, on veut savoir maintenant.

Tous les autres hochent la tête en signe d’approbation.

— Alors voilà, reprends-je, j’ai rencontré Isabelle Fratelli !

Je vois la surprise dans leurs yeux mais également pas mal d’incompréhension.

— Et ?…, interroge Virginie.

— Et elle veut participer à notre prochain spectacle, déclaré-je. Elle va jouer avec nous !

Je ne suis pour rien dans le silence qui suit cette annonce, ils ont besoin d’assimiler ce qu’ils viennent d’entendre. C’est Jennifer qui réagit la première.

— On va jouer avec Isabelle Fratelli ? Dans une de tes pièces ? C’est ce que tu es en train de dire ?

— Exactement, confirmé-je.

— Impossible ! assène François. Qu’est-ce que tu racontes ? T’es tombé sur la tête ou quoi ?

— C’est assez incroyable, dit Julien.

— C’est pourtant vrai, assuré-je. J’ai été aussi surpris que vous au début.

— Tu le sais depuis quand ? demande Maxime.

— Elle m’a contacté pour la première fois il y a une dizaine de jours.

— C’est très récent, dit Jennifer.

— On s’est vu, elle m’a dit ce qu’elle voulait, je lui ai proposé la pièce et ça lui a plu. Voilà, c’était très simple.

— C’est dingue, dit Jennifer.

— J’ai du mal à y croire, dit François.

— Pourtant tu devrais, m’amusé-je, dans quelques jours tu vas partager la scène avec elle…

— Mais attends, dit Virginie, je ne comprends pas. Que ta pièce lui plaise c’est déjà bizarre, pardon, mais admettons… Mais si c’est le cas elle pourrait la monter avec un metteur en scène et des acteurs connus. Pourquoi elle ne fait pas ça ?

— Je sais que c’est étrange, dis-je, mais elle a envie de travailler avec nous. Elle a vu certains de nos spectacles et elle les a aimés. Elle a envie de partager notre univers.

— N’importe quoi ! marmonne François.

--- Comment ça va se passer ? demande Maxime.

— Toutes les répétitions se feront ici, à Bordeaux je veux dire, et on commencera également par jouer ici. Ensuite, il y aura sans doute une tournée, ce n’est pas encore calé.

J’arrête de parler et je les regarde un à un : sans surprise, Maxime est aux anges, un immense sourire barre son visage, il s’y voit déjà, donnant sans trembler la réplique à la star du théâtre ; chez Jennifer c’est la stupéfaction qui domine, elle a compris la chance que cela pouvait représenter pour nous tous, et donc pour elle, et elle a encore un peu de mal à le croire ; François ne quitte pas son air renfrogné et ça ne laisse pas de me surprendre, lui qui appréhende la vie comme une suite continue d’expérience, je me demande ce qui le dérange dans celle que je lui propose ; Virginie, songeuse, est sans doute déjà en train de réfléchir à la façon dont ils vont pouvoir, elle et Julien, se débrouiller par rapport à leur boulot et à leurs enfants ; quant à Julien, comme d’habitude, il se pose des tonnes de questions, il se demande s’il va être à la hauteur, Fratelli ou pas, car il est toujours sceptique concernant son propre talent.

Et Stéphanie, que pense-t-elle de tout ça ? Elle n’a pas dit un mot et son visage est impénétrable. C’est elle que je connais le mieux et c’est pourtant celle que je déchiffre le moins bien. Je me demande si elle cache volontairement ses émotions ou si cela ne lui fait ni chaud ni froid. Je vais bientôt le savoir, c’est elle qui pose la question suivante.

— Pourquoi tu m’as fait venir Jérôme ?

Un vent glacial vient de s’immiscer parmi nous. Il a figé toutes les conversations.

— Pour te mettre au courant, réponds-je, comme les autres.

— Oui, mais pourquoi ?

— Pour que tu commences à réfléchir à ta partie, les décors, les costumes, les accessoires, les lumières… Comme d’habitude quoi.

Cinq regards sont posés sur nous et comme au bord d’un court de tennis, ils passent alternativement de l’un à l’autre dans un silence religieux. On n’entend que le bruit des balles.

— Tu veux que je participe ? Tu es sûr de toi ?

— Oui, j’en suis sûr. Il faut qu’on réussisse ce spectacle, c’est le plus important, et pour ça on a besoin de toi. C’est tout.

— D’accord. Je vois. Vous pourrez compter sur moi.

— Parfait.

— C’est ça.

Avec un bon couteau on pourrait se couper une tranche du malaise que nous venons de créer. Ça promet. Mais même si je sais que la présence de Stéphanie risque de perturber l’ambiance générale au cours des prochaines semaines, je refuse de me passer d’elle car je la crois irremplaçable. Et je ne veux pas savoir qui de l’homme ou du metteur en scène en est le plus convaincu. Pour évacuer un peu de tension je lance une question générale.

— Alors, qu’est-ce que vous pensez de tout ça ? Ça vous fait plaisir de rencontrer une star ?

— Vachement ! s’exclame Maxime. Mais je veux savoir, comment elle est en vrai ? Tu l’as trouvée sympa ?

La conversation repart de plus belle et s’emballe, ils ont besoin de détails et de précisions, ils veulent tout savoir, l’utile et le superflu, ils posent des centaines de questions auxquelles je m’efforce de répondre, sans y parvenir totalement à chaque fois. Néanmoins, au fur et à mesure, cela devient de plus en plus réel pour eux et ils commencent à imaginer comment les choses vont se dérouler. Passés la surprise et les premiers instants de flottement, ils se projettent déjà complètement dans cette aventure inattendue et inespérée et ils la savourent à l’avance. Ils se trouvent dans la même situation qu’une petite équipe de footballeurs du dimanche à qui on annoncerait qu’ils vont jouer le prochain match aux côtés de Zidane ou de M’Bappé ; ça fait un peu peur au début mais c’est surtout une joie immense et une grande fierté. Je suis content pour mes petits footballeurs, enfin pour mes acteurs, leur allégresse est communicative, et je suis sûr que nous allons tous passer de très bons moments.

Du travail et du plaisir pour les semaines à venir, c’est ce que j’imagine et c’est tout ce que je nous souhaite. La vie reprend. Non, la vie ne s’arrête jamais, elle se poursuit sans cesse et parfois nous parvenons à la rattraper.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Frank Andella ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0