Chapitre 5
Le départ fut prévu pour le lendemain matin.
L'intendant du roi resta souper en compagnie de Yukina et de ses parents. Le repas était copieux et soigneusement préparé, mais l'ambiance restait tendue. Le soulagement qui s'était lu sur le visage de la mère de la jeune femme lorsqu'elle avait accepté la demande royale avait fait place à une inquiétude palpable. Quant à son père, il mangeait en silence, jetant de temps à autres des coups d'oeil inquiets en direction de l'intendant. L'homme du roi ne cessait de complimenter sa mère pour sa cuisine délicieuse, mais le voile de gêne qui obstruait la pièce ne disparut pas pour autant.
L'intendant finit par les saluer pour aller se coucher, et Yukina ne put s'empêcher de lâcher un inaudible soupir de soulagement. Depuis son arrivée, cet étrange homme portant les insignes de la cour sur sa grande cape noire la mettait mal à l'aise. Et ses histoires de tyran noir n'étaient pas faites pour la réconforter ! S'il souhaite faire de moi une guerrier-mage, et si pour cela il faut traverser le pays pour me rendre dans une école de magie... songea-t-elle, tout en se mordant inconsciement la lèvre inférieure. Eh bien j'irai. Après tout, l'esprit Lëniah a fait de moi son élue. Elle pensa également à ses parents. Ils allaient très certainement se faire grand souci pour elle durant son absence. Mais je les rendrai fiers !
Allongée dans son lit, un filet de lune illuminant sa chambre, ses paupières finirent par se fermer, et Yukina fut emportée dans le monde des songes. L'appréhension de son voyage futur la quitta, et elle entrevit une dernière fois le visage lunaire de Lëniah, avant que tout ne devienne noir.
☼ ☾ ☼
La jeune femme fut réveillée par son père, dont le sourire rassurant était mêlé de tristesse.
— Debout, héroïne d'Etheria ! s'exclama-t-il d'une voix rauque et fatiguée. L'intendant est prêt à partir. Tu as dormi comme un loir, à croire qu'un ange de la nuit a veillé sur ton sommeil !
Cette remarque amusa intérieurement Yukina, et elle se leva pour se vêtir. Après quoi la jeune femme descendit en attrapant son déjeuner. L'homme du roi se tenait sur le perron, enveloppé de sa cape noire. La mère de la mage lui tendit un bagage léger, puis se retira sur le côté, les mains croisées devant elle, tout en acquiesçant doucement.
— Il nous faut partir au plus vite, déclara l'intendant en consultant d'un oeil inquiet le soleil matinal. Plus nous avancerons vite, mieux cela sera. J'espère atteindre le royaume d'Aphondis et une auberge avant la nuit.
— Nous n'y sommes pas encore, souffla Yukina en calant une mèche de cheveux derrière son oreille. Vous allez me manquer, ajouta-t-elle en direction de ses parents, les yeux embués de larmes.
Ils s'étreignirent un bref instant, puis les deux compagnons de voyage tournèrent les talons, en direction de l'Est. La jeune femme déglutit difficilement, marchant tête basse. Puis ses yeux rencontrèrent ceux, bienveillants, de l'intendant du roi. Telle est ma quête, songea-t-elle.
Ils marchèrent de longues heures, ne s'arrêtant que pour reprendre leur souffle ou boire quelques gorgées. Sous les yeux impressionnés de Yukina, le paysage verdoyant se transforma bien vite en une immense plaine sèche, percée çà et là de rocs gris pâle. Elle s'extasia de voire des antilopes d'Itchar galoper au loin, et même de la caresse du vent sur les hautes herbes. Le soleil déclinait au fur et à mesure de leur avancée, et il s'apprêtait à décliner lorsque l'intendant fit signe d'une nouvelle pause.
— Nous avons passé la frontière d'Aphondis depuis peu, annonça-t-il entre deux halètements. Je crains pourtant que nous n'atteignons l'auberge après la tombée du soir.
— Il nous suffit de marcher à bonne allure, proposa Yukina en s'attachant les cheveux d'un geste machinal.
L'homme à la cape obtempéra, et ils allaient repartir lorsqu'un grognement félin monta des herbes, droit devant eux. Les deux compagnons de route se mirent immédiatement sur la défensive. L'intendant dégaina un couteau nacré de sa ceinture, tandis que la jeune femme serra les poings, prête à en faire jaillir quelque flamme ou flèche de glace.
La lumière diminua peu à peu, et ils aperçurent deux paires d'yeux jaunes qui les lorgnaient depuis les fourrés. D'autres s'allumèrent encore, et le grondement des bêtes s'intensifia. Leurs grognements sonnaient comme une chorale de mort dans l'air frais de la soirée.
C'est alors que le premier fauve bondit. Il était aussi gros qu'une des antilopes, voire plus, et sa fourrure rase était noire, striée de marques blanches et dorées. Les doigts des pattes écartés, griffes luisant dans les derniers rayons du soleil, il parcourut les quelques mètres qui le séparait des deux humains en une poignée de secondes. Un éclat orangé naquit au creux de la main de Yukina, mais l'intendant fut plus rapide. Il fit un pas léger sur le côté et sa lame coupa la jugulaire de l'animal.
Les autres fauves restaient tapis dans l'ombre, indécis quant à leur propre réaction. Ils toisaient le cadavre encore chaud de leur frère en glapissant de colère.
— Je vais les repousser, gronda la jeune femme en direction de l'homme du roi.
Elle ferma un instant les yeux, puis ses talons décolèrent de quelques centimètres au-dessus du sol. Un halo bleuté entoura ses mains, puis ses bras, avant que d'elle-même n'émane une lumière cristalline. Puis elle écarta vivement les bras, et sa magie s'éparpilla autour d'elle, envoyant bouler les félins dans les herbes. Ils ébourrifèrent leur pelage couvert de givre avant de s'enfuir en geignant, oreilles rabattues en arrière.
Lentement, les paillettes de glace retombèrent au sol et le calme revint. Yukina se tourna vers l'intendant, presque d'un air de défi.
— Ta magie est extrêmement puissante, laissa-t-il échapper, encore chamboulé par le spectacle. Tu seras un atout évident pour notre armée, contre le tyran noir.
Elle acquiesça en silence, puis ils ramassèrent leurs sacs et poursuivirent leur route. Les premiers astres s'allumèrent dans le ciel, et, en jetant un regard à la lune, Yukina remercia l'esprit Lëniah de veiller sur elle.
Annotations
Versions