Deuxième photo

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Lui aussi est élégant.

Une autre photo en noir et blanc. Où l’artiste pose. J’aurais pu choisir une photo en couleurs, mais cette photo est bien raccord avec la précédente. Prise dans les mêmes conditions : la pose, pour prendre un joli cliché.

Lui aussi porte un costume rayé. Pas de pochette, mais un gilet sous sa veste. Un superbe complet trois-pièces. Chaussettes blanches, chaussures cirées.

Lui aussi porte un couvre-chef : un béret, cette fois.

Le regard perdu derrière ses lunettes, il sourit moins franchement que Robert Johnson.

Il est marié, cet homme-là ? Il porte un anneau à l’auriculaire de la main droite. La main qui tient son instrument.

Un harmonica.

Un seul.

Car en concert, il portait souvent une ceinture-harmonica, où il pouvait ranger des harmonicas de différentes tonalités, qu’il dégainait tour à tour, tel un cow-boy faisant la loi.

Il est assis au bout d’un banc.

Il me donne l’impression d’avoir été surpris : pris en photo, alors qu’il jouait de son instrument et qu’il s’est redressé pour voir qui le photographiait.

Je ne saurais dire si, à l’époque où cette photo a été prise, ses lunettes lui étaient encore utiles. Ou si c’était déjà pour cacher un peu ses yeux.

Car il avait un regard étrange : l’œil droit à moitié fermé, l’œil gauche qui semblait regarder au-dessus des lunettes, l’air méfiant.

On le disait aveugle. Pourquoi un aveugle aurait-il eu besoin de lunettes ? Pourquoi ne pas porter des lunettes noires, comme Ray Charles ?

Décidément, ces artistes de blues aiment s’entourer de mystère.

Il était né en 1911 à Greensboro, en Géorgie, au sud des États-Unis.

Son père était fermier et harmoniciste. C’est lui qui a appris à son fils à jouer de l'harmonica.

C’est à l'âge de 16 ans qu'il a perdu la vue – ou presque, car il lui était encore possible de voir quelques images – ayant été blessé aux yeux.

Ne pouvant plus être fermier, il dut essayer de gagner sa vie avec sa musique, en commençant par jouer dans les rues.

A la mort de son père, il partit vivre avec sa sœur aînée et son beau-frère.

Un docteur lui avait proposé une collaboration, dont il devait faire la promotion de ses produits miracles. Mais comme c’était un bonimenteur, l’artiste s’est vengé en lui tirant une balle dans la jambe. Bien visé, pour un aveugle.

Après cet incident, il partit rejoindre un de ses frères à Wadesboro, au Sud-Ouest de Charlotte, en Caroline du Nord. C'est là qu'il rencontra un autre artiste aveugle de quatre ans son aîné, Blind Boy Fuller, chanteur et guitariste de blues américain. Ensemble, ils ont joué à la sortie des usines, dans les rues…

En une seule journée, ils avaient gagné de quoi se rendre chez l'épicier, pour s’acheter de la nourriture pour la semaine. Ils ont ensuite enregistré des disques ensemble, en 1937. Blind Boy Fuller était pressenti pour jouer à Noël 1938 et 1939 au Carnegie Hall à New York.

Le Carnegie Hall !

Vous savez, cette salle de concert mythique à New York, située à Manhattan.

« Spirituals To Swing », c’était le nom des deux spectacles qui ont été organisés par un producteur de musique, musicien et critique de musique, qui s'appelait John Hammond. Hammond, comme les harmonicas Hammond HA-20 de chez Suzuki (et le fameux orgue Hammond, au passage).

Le 23 décembre 1938 et le 24 décembre 1939, eurent lieu des concerts majestueux avec les plus grands artistes de jazz, de boogie-woogie, de gospel et de blues. Citons pêle-mêle Benny Goodman, Big Joe Turner, le Golden Gate Quartet, Big Bill Broonzy… Il devait donc y avoir également Blind Fuller, mais comme il était en prison, il fut remplacé par notre héros.

A la mort de Fuller en 1941, il a entamé une longue collaboration avec un guitariste et chanteur de blues, Brownie McGhee. Avec McGhee, il a fondé l'un des duos les plus célèbres du blues. On disait d’eux qu’ils jouaient plutôt du country blues.

Leur musique était d'ailleurs très appréciée par le public blanc du mouvement folk des années 1950 et 1960 aux États-Unis, ce qui leur a valu de collaborer avec le guitariste et chanteur de folk américain Woody Guthrie, pour enregistrer des disques de musique traditionnelle et notamment de folk music.

Jusqu'à sa mort en 1986, il a su innover à l'harmonica.

Il avait été un jeu très particulier : c'est le génial inventeur du « whooping » où il allie le jeu rythmique à l'harmonica et le chant !

La première fois que je l'ai entendu faire du whooping, je me suis dit : « Mais qu'est-ce que c'est que ce type qui chante des Ouh et des Ah aux côtés de l'harmoniciste ? C’est quoi, ce délire ? »

En effet, j'étais persuadé qu’il y avait un homme à côté de lui, qui chantait en poussant des onomatopées, pendant le solo d’harmonica. J’ai réalisé plus tard, en regardant un film, que c’est l’harmoniciste lui-même, qui chantait en s’accompagnant à l'harmonica ! Sur le coup, je n’en ai pas cru mes yeux… Comment était-il possible de chanter et de jouer de l'harmonica en même temps ?

Enfin, pas simultanément, mais successivement : quelques accords soufflés-aspirés à l’harmonica, puis une note ou deux au chant, puis retour à l’harmonica, à une vitesse effrénée.

C'est une technique que j'ai apprise, mais qui est très difficile à réaliser : il faut avoir un sacré sens rythmique pour ponctuer ses phrases rythmiques et chanter quand l’harmonica ne joue pas, tout en gardant le rythme et en donnant l’impression que deux artistes s’expriment en même temps.

Cette innovation est toujours impressionnante, pour moi, tant il l’exécute avec brio sur le titre qu’il a composé – même si son interprétation tient plus à ses improvisations qu’à une réelle mélodie écrite – qui s’appelle très justement Whooping The Blues.

Whooping The Blues est un morceau qu’il joue, accompagné par la guitare de Brownie McGhee. C’est un morceau entraînant, un morceau dansant où il fait également chanter son harmonica !

Un son plaintif en sort, puis il chante « Mamma, Mamma » et l’harmonica semble lui répondre par des « Mamma, Mamma » plaintifs. Avant de découvrir ce morceau de bravoure, je ne savais pas qu'on pût sortir un son pareil de l'harmonica… J’entends l’harmonica pleurer sa mère… Comment fait-il cela ?

Le saurai-je un jour ? Je ne risque pas de pouvoir le lui demander, il nous a quittés en 1986, à l’âge de 74 ans.

Il s’appelait Sonny Terry.

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