Le point d'Orgue
La main qu'il posa sur le haut de sa cuisse acheva de la ramener sur Terre. Ses yeux noirs la dévoraient et pénétraient à travers elle comme la lame fine d'un coupe-papier. Pas assez de temps. Elle n'avait pas eu assez de temps pour refermer le barrage et rendre son âme imperméable. Imperméable à ses questions, imperméable à ses attentes, à sur ce qu'il voulait d'elle pour l'après. Le feu dans ses pupilles semblait attendre le moindre aveu de faiblesse pour tout brûler en elle, pour tout arracher, tout détruire. Il n'en resterait que des cendres tièdes. Rendre la vie à son jardin lui avait tellement coûté après le dernier incendie... Il avait d'abord fallu déblayer les restes de bois calcinés, se débarrasser de tous les déchets que le feu avait laissés. Elle avait frotté si fort pour se débarrasser de l'amour qui persistait en elle. Il avait avec le temps formé une épaisse couche de suie noire, empêchant les rayons du soleil de pénétrer. Il n'y a pas de vie sans lumière. Il n'y en a pas non plus sans eau, et les larmes versées avaient progressivement irriguées la terre stérile et sèche. Puis une semence avait germé et grandi, comme si la vie avait voulu prouver qu'elle résiste toujours à la mort. Cette flamme dans les yeux du jeune homme grandissait dangereusement et lui rappelait sans cesse que le feu n'était pas un ami. Elle n'avait pas ressuscité de ses cendres. Elle les avait balancées, jetées dans une fosse sans fond dont elle avait condamné l'accès. Elle était un phœnix à qui on avait coupé les ailes.
La marée noire était en train de tout détruire, il pouvait le sentir. Elle explosa les gonds avant d'envahir toute ses iris, entachant de noir le marron de ses yeux comme de l'encre. Son estomac se contracta. Il avait peur. Il ne fallait pas qu'elle s'échappe. Elle ne devait pas lui échapper.
« Est-ce qu'il y aura une prochaine fois ? ». Le barrage se referma dans un bruit sourd. Silence.
« Non. »
Ménala se redressa brusquement sur ses coudes.
_ Non ? Pourquoi ?
Chénoah ne daigna pas bouger et resta immobile, les yeux fixés sur le ciel. Il était à présent d'un noir terne. Un noir dans lequel on ne pouvait plus deviner les reliefs creusés par les reflets de la lumières. Un noir de goudron.
_ J'en sais rien, répondit-elle finalement, j'ai peur qu'une nouvelle rencontre entache les souvenirs de celle-ci.
_ Pourtant la plupart du temps quand on passe un moment agréable on veut réitérer l'expérience.
_ Ça devait de toute façon se terminer à l'aube.
Il émit un geste de recul. Ses traits se durcirent, mais la jeune femme ne sut pas distinguer si cela était causé par la peur ou par la colère. Son visage commençait à se brouiller et le jeune homme ne paraissait plus qu'être une ombre. Il en était presque menaçant.
_ Qu'est-ce que tu racontes ? De quoi est-ce que tu parles ?
_ Ça se serait de toute façon terminé à l'aube non ? Dans ton lit ou dans le mien. Ça n'a pas d'importance finalement. Le plus important c'est que de toute façon dans deux heures tout ça se sera évanoui comme si cette nuit n'avait jamais eu lieu, comme si...
Elle ne termina pas sa phrase. De nouveau le silence. De nouveau la douleur dans sa poitrine. De nouveau le bruit sourd de la douleur dans ses oreilles. Elle vibrait en lui. Elle jouait sa propre musique, et son cœur était sa partition. Son anti-douleur était en train de lui échapper. Son corps jusque-là durci par l'angoisse de perdre un antidote s'affaissa dans un bruit sourd.
_ Alors t'avais compris.
_ Bien sûr que j'avais compris. Aucun garçon n'accompagne une fille manger des cheetos goût fromage à minuit et dix minutes s'il n'espère pas la ramener chez lui après. Surtout s'il ne croit pas aux coups de foudre.
_ Cette question alors...
_ Exactement.
Pause. Son cerveau était sur pause. Même la vibration s'arrêta. Ce n'était que chaos immense : les rythmes, les couleurs de chaque note, les sons, tout était sens dessus dessous. Il ne restait plus que le silence.
_ Si tu le savais alors pourquoi as-tu continué comme si de rien était ?
_ Parce que je ne voulais pas que ce rêve s'arrête. Je voulais en profiter. Jusqu'au bout.
De l'eau apparu une nouvelle fois dans le regard de Chénoah. Elle perla le long de sa peau brune. Il réprima un frisson de dégoût.
_ J'ai changé d'avis.
_ Sur quoi ?
_ Sur la raison pour laquelle je voulais te suivre. Je voulais te ramener chez moi c'est vrai, mais j'ai changé d'avis en cours de route.
_ Quand ça ? Pourquoi ?
_ Dans la voiture, quand tu m'as demandé si j'étais en train de tomber amoureux. Les symptômes : les feux d'artifices, les explosions chimiques, les termites dans les tripes. Je ne pouvais plus les ignorer. Ce n'était pas théorique : c'était physique, c'était médical, c'était réel.
_ C'était tangible.
Ménala regarda Chénoah avec une tendresse presque furieuse. Il la voulait. Il la voulait. Il la voulait.
_ C'était ma preuve du coup de foudre.
Il restèrent un instant à genoux, l'un en face à l'autre. Il n'y avait plus que le silence pour exprimer ce que portaient les cœurs. Aucun mot n'était assez puissant pour dire. Peut-être que la musique aurait pu, elle. Il en avait les mains qui tremblaient. Il se décida à rompre le chant silencieux :
_ L'aube n'est pas seulement la fin de la nuit. Elle marque aussi le début d'un nouveau jour, tu ne crois pas ?
_ Oui, c'est vrai.
_ Alors je veux recommencer.
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