Chapitre 5
En fin de compte, j’ai plutôt bien dormi. Je suis habitué aux lits d’hôtel et celui-là était bon, ni trop dur, ni trop mou. Je n’avais pas fermé les volets ni tiré les rideaux : c’est la clarté du jour qui m’a éveillé vers sept heures et demie. Je n’en reviens pas.
Trente minutes plus tard, je suis dans la salle de l’auberge. En saison, le petit déjeuner est servi sous forme de buffet, mais ce matin, c’est une jeune serveuse qui vient prendre ma commande à table. Jus d’orange fraîchement pressé, yaourt nature, salade de fruits, œuf coque, thé Earl Grey, pain grillé, beurre demi-sel. J’arrête là. Pas de viennoiseries, pas de confiture, monsieur ? Non, merci, mademoiselle. Je suis revenu de la taille 44 à la 42, et j’ambitionne de redescendre au 40. Je note que c’est le premier projet d’avenir que je formule depuis trente-six heures. La crise serait-elle passée ?
Je déjeune au calme dans l’autre salle du restaurant, au plancher rustique qui craque sous les pas. Des pensées saugrenues m’habitent : si je ne veux pas utiliser ma carte et conserver du liquide, il faut que j’abandonne l’auberge à la cloche de bois. Je n’ai jamais agi de la sorte. Ça va m'être difficile. Direction la Suisse ou l’Italie ? Plutôt l’Italie, si je souhaite embarquer quelque part, non ? Dois-je laisser mes clés sur le tableau de bord du 4x4 ? Et mon passeport ? Si je le prends, on va me suivre à la trace très facilement ; dans le cas contraire, je devrai voyager en clandestin et prendre des risques. Est-ce que mon petit sac à dos est dans le coffre comme d’habitude, au moins ? Qu’est-ce que j’ai mis dans ma valise, à part des chemises et deux complets ? Une chemise à carreaux et un jean pour vendredi, c’est autorisé. Et mon coupe-vent, toujours sur la plage arrière.
Ce serait possible.
Je remonte dans ma chambre. Dans la salle de bain, un homme de quarante ans, les traits un peu fatigués, le cheveu en bataille, me fait face dans le miroir. Je le vois retirer son alliance et la déposer sur l’étagère en verre devant lui. Faire de même avec son portefeuille sur le chevet du lit.
Puis, il se change, range sa chemise blanche et son costume dans la penderie, met sa brosse à dents dans sa poche et sort de la chambre, en direction du parking de l’établissement. Là, il récupère un sac à dos bleu et rouge, y fourre un coupe-vent à capuche, laisse la carte à puce dans le lecteur du véhicule et son trousseau de clés sur la console centrale.
Il est neuf heures. Il traverse le village en direction de l’Est.
Le voilà, pouce en l’air, sur le bord de la départementale. Un camion de livraison s’arrête bientôt :
— Vous allez où ?
— Vers le sud.
— Jusqu’à Lyon, si vous voulez, pas plus loin avec moi.
— OK, ça marche, merci.
— Montez !
Alors que je me hisse sur le marchepied du trente tonnes, je suis pris d’un étourdissement : une avalanche d’images défile sous mes yeux, comme un accéléré de toute ma vie et ce kaléidoscope ralentit sur Claire en train d’arroser les fleurs sur la terrasse, puis s’arrête sur un visage inquiet, tandis que j’entends un appel de deux syllabes prononcées par une voix enfantine altérée : « Dada ! ».
Je repose pied à terre, sonné. Le chauffeur m’interroge :
— Ça va ?
— Ça va aller, mais j’ai changé d’avis, merci.
Il fait une grimace d’incompréhension.
— Il faut savoir ce que vous voulez, mon vieux.
— Désolé.
Je referme la portière, il embraye nerveusement et démarre.
Moi, je repars en direction de l’auberge.
À présent, je sais qu’une personne au moins me retient ici. Peut-être deux. On verra.
© Pierre-Alain GASSE, juillet 2017.
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