Chapitre 2 : Les rescapés / Clary

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“ Il y a quelque chose de plus fort que la mort, c’est la présence des absents dans la mémoire des vivants”. Jean d’Ormesson

Je me tiens à l’écart, ne pouvant supporter les regards emplis de pitié des habitants de notre quartier. Mes parents ont décidé de ne pas venir, ce qui n’est, bien sûr, pas une surprise. Ils doivent encore être en train de visionner les vidéos des spectacles de danse de ma sœur jumelle Thalya, en boucle, avachis sur le canapé de la salle à manger, avec un verre d’alcool à la main pour mon père et la boîte de mouchoirs pour ma mère. Ils ne se sont même pas rendu compte que j’étais partie. Pourtant, j’ai tenté de les interpeller, je leur ai crié que je partais, j’ai même claqué la porte en signe d’au-revoir mais ils n’ont même pas bougé. Je devrais être habituée depuis six mois maintenant que cette situation perdure mais pour autant, mon coeur saigne à chaque fois. Je n’existe plus pour eux. Je ne suis qu’une ombre parmi d’autres, un fantôme dans une maison brisée par le chagrin. Ils ne sont même pas venus me chercher à la descente du bus. J’ai entendu les murmures désapprobateurs des autres parents. Certains m’ont proposé de me raccompagner jusqu’à chez moi mais je ne voulais voir personne, alors je suis rentrée à pied. Personne ne m’attendait à la maison. Je me suis même demandée s’ils avaient été au courant de l’accident de bus. Bien sûr, vu les journaux déposés sur la table du salon. Ils ne m’ont posé aucune question lorsqu’ils sont rentrés ce soir-là après leur travail, ni même demandé ce que j’avais au poignet ou si j’étais blessée ailleurs. Rien. Seulement une parfaite indifférence. Comme je vous dis, un simple fantôme, une ombre.

Le retour au lycée est un calvaire mais je ne peux rester cachée indéfiniment dans ma chambre. Et revoir Léo me fait du bien, même si je n’arrive pas à lui parler. Juste sa présence m’apporte beaucoup. Je ne supporte pas les regards de pitié ou de compassion. A un moment, je me suis cachée pour pleurer dans les toilettes, en proie à une terrible crise d’angoisse. J’avais l’impression d’être glacée, que je n’arrivais plus à respirer, que j’allais mourir.

En arrivant dans le cimetière pour la commémoration aux disparus, j’aperçois Elise, la maman de Lucie. Je n’ose même pas imaginer ce que cette pauvre femme doit ressentir, la perte cruelle de deux êtres chers. Elise a toujours été très gentille avec moi, surtout après la mort de Thalya. Les premiers temps, elle m’a accueillie chez elle, quand mes parents devaient s’occuper des obsèques et de l’enquête de police. Elle a su m’écouter et me rassurer. C’était agréable pour une fois de sentir entourée mais aujourd’hui, je ne peux plus la regarder dans les yeux. Elle m’a appelé, comme elle l’a fait pour Léo pour prendre de nos nouvelles après l’accident. Mais je n’ai pas répondu, je ne peux pas.

Je ne peux tout simplement pas, rongé par une culpabilité qui par moment me coupe littéralement le souffle et me fait voir mille étoiles. La même culpabilité que je ressens pour la mort de ma sœur. J’aurais dû mourir à la place de Lucie ou de Nathan, tout comme j’aurais dû mourir à la place de Thalya.

Le reconnaître à voix haute devant Léo me fait du bien même si ses paroles suivantes ne font qu’effleurer la surface de mon mal-être. J’aimerais tellement le croire. Mais je ne le peux pas.

Léo m’a sauvé la vie ce jour-là, au détriment de celle de Lucie. C’est lui qui nous a fait descendre du bus, en nous tenant l’une et l’autre par le bras. J’étais littéralement terrifiée. Mais une fois dans l’eau, la force du courant était telle que nous avons tous été emportés, les uns après les autres. J’ai cru que ma jambe allait se briser sur le moment. Lucie et Léo ont réussi à se retenir au tronc d’un arbre et j’ai pu en faire de même, à quelques mètres derrière eux. Le bruit de la rivière en fureur était assourdissant. Je voyais Léo me crier quelque chose mais je n’arrivais pas à comprendre ce qu’il tentait de dire. Certains élèves ont réussi à se retenir à des arbres mais les autres ont vite été emportés au loin et on ne les a pas revu. Je me souviens de Nathan et du dernier regard qu’il m’a lancé avant de couler. Un regard incrédule et désespéré.

J’ai reporté mon regard sur Léo et Lucie, me disant que je n’étais pas toute seule.

J’ai vu la main de Lucie glisser de la sienne inexorablement. Il a essayé de la retenir de toutes ses forces mais il tentait tant bien que mal déjà de s’agripper à la branche d’arbre qui leur permettait de ne pas être emportés par le courant. Je l’ai entendu la supplier de tenir. Était-ce ce qu’avait ressenti Nathan en apercevant ma sœur tomber de ce foutu pont et chuter dans le vide ? Cette sensation horrible que malgré tous tes efforts, tu ne pouvais pas la sauver ?

Léo a lâché Lucie mais il a réussi à me rattraper au moment où je lâchais prise. Mon poignet droit avait heurté quelque chose et il était extrêmement douloureux. Je n’arrivais plus à me maintenir, surtout avec la force démentielle du courant. Léo n’a pas su retenir la main de Lucie mais il a rattrapé la mienne. Ce regard quand il a compris que Lucie était perdue…empli d’effroi, de désespoir, de détresse. Ce n’est pas juste. Personne ne méritait de mourir ce jour-là.

On me dit que c’était leur destin, que c’était ainsi, marqué dès le début dans le grand livre de la mort… Que nous devions nous trouver à cet endroit précis pour x raison et qu’on ne pouvait rien faire.

J’en veux à l’univers tout entier.

Je lui en veux de m’avoir enlevé ce que j’avais de plus cher au monde dans un accident stupide.

Je lui en veux de m’avoir enlevé ma meilleure amie dans un événement aussi tragique.

Et de m’avoir sauvée moi.

Ce que je n’ai dit à personne, c’est que depuis la mort de Thalya, je ne supporte plus de passer devant un miroir, une fenêtre, une vitrine, une flaque d’eau.

Le reflet.

Ce foutu reflet où je vois perpétuellement ma soeur. Nous étions de vraies jumelles, elle était l’aînée et elle en était tellement fière. Mais nos personnalités étaient diamétralement à l’opposé l’une de l’autre. Thalya était extravertie, insouciante, joyeuse et fêtarde. Je suis studieuse, renfermée et timide. Mais elle était une part de moi, je l’aimais tellement, même si parfois, je ne pouvais plus supporter son arrogance. Nous nous disputions, souvent, surtout depuis qu’elle sortait avec Nathan, le beau gosse du lycée, celui que toutes les filles voulaient. Peut-être était-ce aussi de la jalousie ? J’aurais aimé qu’un garçon s’intéresse aussi à moi.

Le soir où elle est morte, j’ai refusé de venir avec eux à la fête organisée dans le champ d’un de nos voisins. J’avais un important examen le lendemain et je devais réviser, je lui ai dit, en lui montrant mon livre d’histoire. Elle m’a longuement regardé, droit dans les yeux, le front plissé. Puis elle a soupiré, un air déçu sur le visage et a refermé tout doucement la porte derrière elle. C’est la dernière fois que j’ai vu ma sœur en vie.

Et depuis, j’ai l’impression de l’apercevoir comme cette fois-là. Elle me regarde d’un air désapprobateur et soupire avant de disparaître. Ce n’est bien sûr qu’un effet de mon imagination mais le reflet, lui, est bien réel. Et j’ai conscience que Nathan ressent…ressentait… je ne sais plus quel temps employer… Je sais que Nathan ressent la même chose. Nous n’étions pas amis, certainement pas, trop différents pour cela, mais on se tolérait, eu égard à Thalya. Mais après…

Après, il s’est mis à me détester. Il ne supportait plus de me voir, la réplique de celle qu’il avait tant aimée. Peu de temps avant l’accident, il avait demandé à changer de classe. Je ne peux pas le blâmer pour cela, je le comprends parfaitement. Une fois, j’ai tenté de l’approcher mais la discussion s’est vite envenimée en dispute.

"- Qu’est-ce que tu ne comprends pas dans “je ne veux plus te voir” Clary ? avait-il hurlé devant la plupart des autres élèves. Retourne dans ta petite vie insignifiante de meilleure élève de la classe, de chouchoute des profs. Je ne supporte plus de te voir.

- Parce que tu crois que j’ai encore une vie ? je lui avais lancé, la colère prenant le contrôle après des semaines de désespoir et de rage. Qu’est ce que tu sais de ce qu’est devenu mon quotidien ? Mes parents ne me parlent plus, je ne suis qu’un fantôme dans cette grande maison. Ma soeur est morte ! Pourquoi tu l’as laissé monter sur ce pont ? Pourquoi tu l’as laissé boire autant !

- Je n’étais pas sa mère ! On s’amusait, j’étais avec mes amis. Elle a disparu de ma vue et je ne me suis pas inquiété parce qu’elle avait le droit de faire ce qu’elle voulait. Tu n’avais qu’à être avec nous aussi ! Tu aurais pu l’empêcher de monter sur cette saleté de pont et de danser sur le parapet !

- Comment oses-tu ? C’est toi qui étais son petit copain…

- Et toi sa sœur. Cette conversation est terminée. Je ne veux plus te voir Clary. Je vais demander à changer de classe pour des raisons évidentes. Évite de croiser mon chemin car sinon… Je ne sais pas de quoi je serai capable.”

Il était parti sans se retourner une seule fois, me laissant seule, stupéfaite et profondément blessée, au milieu des ricanements des autres élèves. Ce jour là, lorsque je suis rentrée du lycée, j’ai découpé un vieux rideau de couleur noire en voile et j’en ai fait plusieurs morceaux pour recouvrir les miroirs de ma chambre. J’ai aussi coupé mes cheveux, que j’avais, comme Thalya, jusqu’au bas du dos, pour ne laisser qu’un carré au niveau des épaules. J’étais désemparée, ne sachant plus comment gérer mon deuil et j’étais si seule.

Lucie s’est rendu compte que j’étais en train de sombrer et elle m’a prise sous son aile. Elle venait me chercher avec Léo tous les jours pour rejoindre le bus. Elle mangeait avec moi à la cafétéria et me ramenait le soir. Nous pouvions passer des heures au téléphone à parler de tout et de rien.

Et aujourd’hui, elle aussi n’est plus là.

Un bruit attire mon regard vers le ciel. Comme le bruit d’un papier qu’on déchire. C’est très étrange. Je regarde Léo, qui semble aussi abasourdi que moi. Soudain, la terre se met à trembler. Je tente maladroitement de m’éloigner, et ce faisant, je perds de vue Léo. Les autres personnes se mettent à crier et à courir pour rejoindre la route. Je ne comprends pas ce qu’il se passe. Je sens quelqu’un prendre mon bras, c’est Elise, la maman de Lucie.

"- Clary, j’ai besoin de ton aide. Léo est tombé et il est inconscient. Je ne sais pas où est son frère. Il faut s’éloigner du cimetière et se mettre dans un lieu sécurisé."

En effet, Léo est par terre, à l’endroit où je l’avais laissé. La terre s’est arrêtée de trembler, aussi soudainement qu’elle avait commencé. Tout est redevenu normal à part pour une chose. La plaque commémorative pour les jeunes disparus, en marbre, haute d’un mètre, est fendue en deux. J’ai la désagréable impression d’entendre un rire, un rire d’enfant, un rire machiavélique.

Mais je n’ai pas le temps de me pencher sur ce phénomène. Léo reprend enfin connaissance. Il a l’air un peu perdu. Ses parents le rejoignent, avec Arthur son frère.

"- Qu’est-ce qu’il a eu ? s’inquiète aussitôt Arthur. Et qu’est-ce qu’il s’est passé?

- Je ne sais pas. Je l’ai vu devenir blême et il s’est effondré, explique Elise, en lui faisant boire un peu d’eau de la bouteille qu’elle avait pensé à emporter.

- Je ne me sentais pas bien. Ce bruit et ce tremblement, répondit Léo d’une voix encore tremblante.

- Tu ne manges quasiment plus rien depuis l’accident, remarque sa mère en l’aidant à se remettre debout. Ce n’est pas étonnant.

- On devrait tous rentrer, se mettre à l’abri et regarder les informations, rétorqua Arthur, en me jetant un regard en coin. Ce qui vient d’arriver n’est absolument pas normal. Clary, tu veux qu’on te ramène ?

- Volontiers, c’est très gentil.”

Je sens Léo auprès de moi encore bouleversé et je le vois fixer un lieu en particulier, une pierre sous un arbre. Je n’aperçois qu’une vague ombre mais le rire que j’ai cru entendre ne cesse de me hanter jusqu’à ce que j’arrive enfin chez moi.

Dans ma chambre, le voile du miroir s’est détaché mais ce n’est pas mon reflet que j’y aperçois.

Finalement, je crois que je suis devenue folle.

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