vingt-sept minutes
Lily scrutait avec attention son smartphone. Elle faisait défiler sous ses doigts les photos d’un weekend à Rome, d’un autre à Berlin, d’un séjour en Espagne. Deux ou trois photos d’évènements particuliers jouaient les intrus : un gâteau d’anniversaire recouvert de bougies, un félin câlin, des sourires amicaux.
Une fois rassasiée, Lily chercha l’horloge. Vingt-sept minutes, c’était le temps qui lui avait fallu pour revisiter un an de souvenirs figées, de poses savamment recherchées mais un an de bonheur véritable. Hélas vingt-sept minutes ce n’était pas assez pour comprendre ce qu’ils avaient loupé. Alors, Lily s’accorda vingt-sept autres minutes pour songer à cet amour chiffonné.
Lui, il l’avait nié. Elle, elle ne l’avait pas avoué. Pourtant, sans jamais en parler, ils s’étaient aimés. Lily en était intimement persuadée. Sinon, quoi ? Qu’était cet instinct qui lui permettait de le retrouver, toujours, parmi la foule ? Comme nommer ce besoin qu’il avait de la faire rire ? Si ce n’était pas de l’amour, alors pourquoi ce soulagement quand elle le retrouvait, comme si elle recouvrait une partie d’elle-même ? Pourquoi cet agacement quand elle ne pouvait pas lui accorder toute l’attention qu’il souhaitait ? Quel était le pouvoir de ses regards volés qui les portaient tous deux dans un monde inconnu ? Les souvenirs de leurs balades nocturnes, de leurs jeux comme une enfance retrouvée restaient gravés sous ses paupières.
Alors qu’était-ce, si ce n’est de l’amour ? Même si ni l’un, ni l’autre, ne l’avait jamais reconnu, ils se l’étaient confiés, pourtant, dans chacun de ces petits moments volés. Comme deux âmes qui se reconnaissent, se retrouvent, s’entremêlent.
Lily posa son téléphone quelque part entre les draps de son lit et sortit péniblement de sa transe inutile. Elle osa regarder un instant par la fenêtre, la rue vide de vies. Là, elle se souvenait de sa silhouette sombre un mardi d’octobre, quand il avait claqué la porte derrière lui. Après avoir pris soin de lui balancer ses trois ou quatre vérités à la figure. Comme deux aimants qui se repoussent avant de se retrouver, de s’enlacer.
L’amour, ça passe ou ça casse. Le sien avait éclaté en vol parce qu’elle s’était lassée de ce jeu du chat et de la souris. Elle avait senti ses propres yeux se faire plus doux, ses gestes plus lents et ses mots plus enveloppants. Il avait paniqué avant de reculer un peu trop loin pour qu’elle puisse le rattraper et elle l’avait regardé s’échapper.
Maintenant, confinée, seule dans son triste appartement, c’est la porte d’entrée qu’elle regardait silencieusement. Une part d’elle voulait sortir ; la solitude peut se faire étouffante. Mais où serait-elle allée ? Qui aurait-elle retrouvé ?
Quand il était partit, comme ça, les yeux implorants malgré un sourire noir sur les lèvres, il avait emporté ses repères à elle. Il ne s’en était même pas rendu compte. Il faut dire qu’elle n’était pas du genre à laisser les autres l’atteindre.
Après ça, Lily avait eu une peur bleue de sortir et de franchir cette porte. Elle n’était pas assez forte, à l’époque, pour supporter de le voir tous les jours sans pour autant être capable de le regarder, d’entendre sa voix et de sentir les mouvements de son corps sans craquer. Le fait qu’elle fût prête, enfin, à saisir cette poignée, c’était peut-être le signe qu’au fond, elle allait déjà mieux. Peut-être que ces souvenirs, comme les photos sur son téléphone, étaient bons à jeter.
Pour ne pas se laisser gagner par cette vieille peur qui lui rongeait le ventre, Lily récupéra son téléphone et s’accorda vingt-sept minutes d’un vieux bonheur. Puis, elle regarda une dernière fois la pendule. Il était à peine quinze heures. Cela lui laissait vingt fois vingt-sept-minutes pour se rappeler encore.
Le lendemain, elle prendrait le temps de l’oublier.
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