VII - La seconde journée
La seconde journée ne ressemblait déjà plus à la première. Chacun restait dans son coin, dans la patience et le silence. Mon humeur vira de bord, où un rien me contrariait. Irrité, j’avais le sentiment que tout était contre moi. Chaque mouvement me paraissait désagréable. Mes paroles elles-mêmes, d’habitude si chétives, me coûtaient une force que je n’avais plus. Mais je désirais en savoir plus sur l’organisation de ce camp. Et depuis mon arrivée ici, je ne me risquais jamais à rendre visite au Préparateur. Nombreuses étaient les questions que je souhaitais lui poser. Je laissais faire ma curiosité, et je pris l’initiative d’aller le voir. Souhaitais-je lui manifester de l’intérêt, suite à l’incident de la dernière fois, comme une excuse ? Ou bien me sentais-je devenu plus légitime dans ce groupe ? Je ne saurais dire.
Il n’était pas seul. Beagnach et Gáire, toujours fidèles au Préparateur, n’étaient pas loin de lui, et l’observaient en plein travail. Je leur demandais discrètement la raison pour laquelle il était le seul à préparer ces graines. Mais le vent avait dû voler dans la direction du Préparateur, transportant mes mots jusqu’à lui, car il planta son regard vers moi, et répondit lui-même à ma question : « Personne n’est en mesure de m’imiter, même après m’avoir vu faire. C’est un art particulier. Plutôt que d’aller voler le travail des autres, écoute-moi. Tu me vois à l’œuvre là, mais tu seras incapable de reproduire ma méthode. Oh ! je peux te montrer, je peux te montrer si tu le souhaites. Toi, Beagnach, devant moi, je te l’ai déjà bien assez montré. Toi aussi Gáire. Qui parmi vous est parvenu à un résultat satisfaisant ? Personne. N’est-ce pas ? Toi qui t’interroges, l’apprentissage de ma méthode est impossible, à la fois pour des raisons pratiques, mais surtout par manque de ressources. Je n’arrête pas de vous dire que nous n’avons plus de quoi produire, pas vrai ? Ce qui implique qu’il est hors de question de gâcher le peu qu’il nous reste. Regarde, vois-tu, il ne reste que ces quelques poignées, juste assez pour… disons trois lunes. C’est inquiétant… Il va falloir patienter un moment avant de permettre aux plantes de pousser. Ah ! et je vois que vous êtes tous ici intéressés… bien, bien ». Le reste du groupe s’était approché, cherchant peut-être à briser l’ennui de la journée par cette leçon.
« Vous êtes tous venus ? Eh bien ! Vous croyiez que j’étais en train de lui distribuer quelque chose, pas vrai ? ironisa le Préparateur. Non, non. J’étais en train de lui expliquer ma méthode au petit nouveau… Vois-tu, me dit-il, ce n’est pas la première fois que je l’explique. Gáire a tout juste réussi une seule fois, même Beagnach, mais c’est tout. Et j’ai bien dit “tout juste”, car j’étais là tout le long du travail. Puis, il n’est pas nécessaire que nous soyons plusieurs à savoir le faire, mais c’est un autre problème. Bon, avant, je dois te mettre en garde. Les autres le savent déjà : ne m’interromps pas pendant que j’agis, sous peine de gâcher ces petites graines que voilà. C’est précis, c’est minutieux. Bon. Juste pour cette fois, je te laisse essayer avec moi. Voyez, vous tous, je vais lui enseigner la méthode, annonça-t-il avec le soutien rieur de l’assemblée. Bon. Tout d’abord, tu dois veiller à ce que cette graine ne soit pas liquide à l’intérieur, tu la remues doucement à ton oreille comme ceci, et si tu n’entends rien de suspect, alors tu as déjà réalisé la première étape ».
Lorsque j’eus porté la graine à mon oreille, je n’entendais aucun bruit. Je m’efforçais de focaliser mon attention sur elle, et j’étais soudain convaincu d’entendre un léger clapotement. J’affirmais alors que ma graine devant être mauvaise, et qu’à mon grand regret cela ne servait à rien de continuer. « Passe là moi. Doucement. Hum. Tu te trompes, elle est en parfait état. Tu l’aurais donc déjà gâchée. Je te félicite, ha ! ha ! Tiens, reprends-là et continuons veux-tu ? Bon. La seconde étape est la plus difficile, il faut retirer l’écorce de la graine sans la percer, tu obtiendras une baie très souple et extrêmement fragile. Regarde ». Je l’observais retirer la coquille avec soin. Ses ongles fendaient la graine avec délicatesse, la coquille s’émiettait morceau par morceau, ne laissant à la fin qu’une baie toute pâle ressemblant à une bulle d’écume minuscule. J’enfonçais à mon tour mon ongle dans la coquille avec une pression ridicule, et à peine l’ai-je touchée, qu’un liquide s’échappât du creux. « Comment est-ce possible ? Je l’ai à peine effleurée ! » clamai-je spontanément. Le camp riait à l’unisson.
« Tu as loupé ton coup d’essai, dit-il. C’est fini pour toi. Maintenant, observe la suite. Je vais laisser cette baie durcir au contact de l’air. Il n’est pas nécessaire d’attendre trop longtemps. Je saurais que la baie sera prête lorsque son goût sera… particulier, sucré. Malheureusement, je ne peux te le décrire. Tu pourrais tout aussi bien goûter, mais tu as gâché ta baie, tu ne gâcheras pas la mienne, ha ! ha ! Je peux aussi souffler pour accélérer le processus », et il souffla. « Voilà, voilà. Attendons encore un peu… Pffhh ! encore un peu. Ah ! Vois-tu, la baie change très légèrement de teinte ». En vérité, je ne voyais aucune différence. « Là, maintenant, je vais poser ma langue doucement », et il la posa.
« Bon, il faut attendre encore un peu », et il posa à nouveau sa langue. « Voilà, on y est. Ici, c’est délicat, je vais utiliser ce feu, poser la graine sur la surface et attendre que cela chauffe un peu. Je ne peux te préciser la durée de cette étape, c’est une question d’odeur.
Et cela va très vite. Quand ce n’est pas assez chauffé, c’est cela qui provoque en général les douleurs de l’estomac. Demande à Fearg, ha ! ha ! Bon. Quand c’est trop chauffé, il ne se passera rien, mais le goût est infect. Il faut être sûr de ne pas trop basculer d’un côté ou de l’autre. Il y a de l’équilibre même dans la préparation », et il renifla. « Je sens, sens- tu ? Vite, toi aussi, viens sentir ! Sens-tu cette odeur ? ». Je répondis que je ne sentais rien de particulier. « C’est parce que tu n’es pas assez exercé… Voilà, parfait. Maintenant, c’est prêt, on peut la garder pour ce soir », conclut-il, mais j’avais de nombreuses questions à lui poser.
- Pourquoi ne pas l’avaler tout de suite ? demandai-je.
Il faut que cela repose. Non, pour être honnête, c’est une question de rythme pour moi. Préparer le matin et finir au soir, ou préparer le soir et finir au matin. C’est plus commode pour moi de faire ça la matinée. Nous avons déjà essayé autrement, mais le reste de la journée nous ne pensons à rien d’autre que dormir. Notre rôle est usant, vous le savez toutes et tous, dit-il en s’adressant à tout le monde. C’est pourquoi nous faisons ça le soir. Bon. Tu as vu que dans cette préparation, tout repose sur les sensations de notre corps. Si tu n’es pas maître de tes sens, il te sera impossible d’accomplir ce dont je suis capable. C’est pourquoi Gáire n’a pas totalement réussi, car elle ne perçoit rien avec son nez. Beagnach ne sait jamais identifier clairement si la graine peut être travaillée. Les accompagner m’embarrasse, donc je suis finalement le seul à le faire.
- Où as-tu appris à faire ça ? Ma question suscita des réactions autour de moi, comme si j’étais le premier à l’avoir fait.
- Tu as dû le remarquer, mais personne ici ne se connaît à la base. Vois-tu l’enfance ? Elle n’a pas lieu ici. Je pense que je suis ingrat avec toi. Car tu nous aides depuis peu, et je ne t’ai pas encore remercié. Remercions-le, dit-il en baissant la tête, et les autres le suivirent. Bon. Là d’où je viens, il est malvenu de chercher à ressembler aux dieux, ha ! ha ! Mon village se nourrissait essentiellement de fruits et de plantes, et nous étions certains que cela contractait un lien avec l’autre-monde. Mais lorsque tu manges une pomme, que se passe-t-il ? Rien. N’est-ce pas ? D’autres aliments comme l’euphorbe provoquent des douleurs. Pourquoi ? Tu ne sais pas, ha ! ha ! Je vais te le dire… c’est parce que la terre ne se donne qu’aux gens de mérite ! Elle cherche quelqu’un en mesure de la comprendre, et de l’assister. Moi, je veux la comprendre ; moi, je sais que tout ce qui se trouve dans la terre et qui peut nous être utile. Je resterai fidèle à ce nom de Préparateur. Un aliment mauvais, indigeste, est un aliment mal préparé. Je le jure. Un jour la terre m’a fait un cadeau, et je sus enfin quel était mon rôle. Non loin de mon village poussaient ces graines, considérées comme des poisons. J’essayais chaque fois de les préparer avec méthode. Je me rendais malade, j’en payais presque le prix de ma vie. D’autres m’accompagnaient dans mon désir, comme Gáire qui le paya de ses dents, Comhraic et sa sœur Leir, qui nous a récemment quittés. Je ne sais ce qui les a motivés à m’encourager, peut-être étais-je le seul à avoir besoin d’eux, peut-être étais-je le seul à accomplir quelque chose de grand. Comhraic ! Toi qui es là, pourquoi m’avez-vous suivi ?
Comhraic semblait déconcerté d’avoir été ainsi interpellé. Il annonça de façon prompte et laconique « Ton assurance. Ta volonté de connaître. Ta sympathie. Ta générosité. Ton but. Sans oublier que tu n’as pas eu tort ».
- Oui, oui, continua le Préparateur. Oui, toi non plus tu n’as pas tort. Au début, nombreuses étaient les personnes que j’ai rendues malades, et je craignais de m’être trompé sur l’idée que je me faisais de la terre, et nous fûmes chassés violemment de chez nous. Jusqu’au jour où nous fîmes l’expérience de cet autre-monde, où la terre nous offrait la chance de lutter avec elle face à ces présences invisibles. Tu les as vus toi aussi, n’est-ce pas ? Eh bien, à partir de ce moment-là, tout prenait sens. Petit à petit, nous avons établi ce camp, et je me réjouis de voir que notre ambition ne s’achèvera pas de si peu, ha ! ha ! Cet exil a été pour nous un signe du destin ; nous veillons à maintenir un équilibre entre la terre qui nourrit et les cieux qui prennent.
- Mais pourquoi parlez-vous d’équilibre à tout va ? demandai-je.
- C’est un mot d’esprit, il faut être bien sage pour le comprendre, ha ! ha ! Bien et mal s’opposent, et nous souhaitons à tort nous orienter uniquement d’un côté ou de l’autre. Se consacrer uniquement au bien, c’est perdre de vue notre intérêt propre ; se consacrer uniquement au mal, c’est perdre de vue notre intérêt commun. La justesse réside dans l’entre-deux. Préparer comme je le fais n’est rien d’autre que cela : trop chauffer, ou pas assez ; trop remuer, ou pas assez ; et j’en passe. Le ciel fait plus de ravages que la terre, notre monde est donc plus prédisposé d’un côté que de l’autre. Nous essayons d’y remédier. Bon. Tu sais tout. Assez discuté, j’ai encore du travail, ha ! ha ! Maintenant, dit-il en levant le bras, laissez-moi tranquille.
Je fus contrarié que la discussion se terminât ainsi. De cette leçon, je retenais surtout cette capacité de maîtriser les sensations du corps, afin de mieux saisir les choses qui nous entouraient. Et une fois parti dans la hutte, je m’exerçais à sentir, toucher, écouter, et je tentais de faire en sorte que le monde me devienne plus familier. Quant au reste, je me demandais si le Préparateur avait vu juste ; si la terre avait véritablement besoin de notre aide face au ciel ; si tout était une question d’équilibre ; si toutes les choses pouvaient nous être utiles. J’avais beau remuer dans tous les sens ses propos, rien n’éclairait mon opinion au sujet de mes cicatrices. Je les touchais, les caressant du bout de mes ongles, dans l’espoir de les voir s’effacer à mesure que mes doigts passaient sur elles. Je me disais qu’une fois que tout serait accompli avec ce groupe, je découvrirais peut-être quelque chose, sans en être totalement convaincu. Amadán entra, le regard indifférent ; il s’assit près de moi et se mit à balbutier dans son langage incompréhensible. Il souleva un morceau de son sayon, et me montra une entaille qu’il avait dans le bas du ventre. Il m’invita à la regarder de plus près, et mima un coup planté violemment. Je lui demandai si quelqu’un lui avait fait du mal, il fit signe que oui. Je demandai alors s’il s’agissait de quelqu’un ici, il fit encore signe que oui. Intrigué, je citai un à un les noms de chacun d’entre nous, commençant par les tempéraments brutaux et terminant par les plus doux, mais il répondait toujours par la négative. Voyant mon attitude déconcertée, il finit par se désigner, la main sur le torse, avec un sourire. « C’est toi qui as fait ça ? » demandai-je, il fit signe que oui, nerveusement, résigné et abattu, puis se mit à regarder alternativement ma peau et mes yeux, croyant que j’avais fait comme lui, et finissant par me serrer dans ses bras, en pleurs, de manière à me dire qu’il me comprenait. Il se trompait, mais je n’ai pu m’empêcher d’accompagner ses larmes, ému par sa sollicitude et l’aveu qu’il venait de me faire. « Désormais nous sommes frères », lui dis-je ; il acquiesça et partit s’endormir dans le coin où il aimait s’allonger. Et je l’imitai.
Le lendemain, pire que la veille, le moral de chacun était au plus bas. Accablés par cette vie suspendue, cette vie d’épuisement, nous ne possédions que la langueur pour compagne. Un sentiment de profonde fatigue était partagé. Les muscles raidis ; le regard tombant, éteint ; la chaleur du soleil plus insupportable qu’à l’accoutumée ; la platitude de nos conversations ; le chagrin ; la morosité de ce monde ; l’attente cruelle des beaux jours, passés, envolés ; voilà le sentiment qui s’imposait. Fearg, d’habitude au tempérament farouche, faisait pitié. Nous faisions tous sans exception peine à voir. Alors nous nous attroupions autour du Préparateur pour remédier à ce problème. Lui qui était si haut, si loin, si actif, ne présentait pas non plus la moindre parcelle de santé. Les plaintes se concentraient sur le même point : « Nous n’aurions pas dû arrêter » ; « C’était une mauvaise idée » ; « Nous sommes punis pour notre inactivité » ; « C’é d’la merd’ tout ça ! ». Nous consentions toutes et tous à admettre que la suspension n’aurait pas dû avoir lieu, et ce, malgré le peu de graines qu’il nous restait. Nous nous efforcions de rester calmes et attentifs à ce que le Préparateur allait proposer comme solution.
Lentement il nous toisa, et il prit la parole, plus lourde et grave qu’elle ne l’avait jamais été : « Nous y sommes… Nous devions attendre, supporter, endurer. Mais l’appel du devoir est plus fort que celui du repos, à ce que je vois, dit-il difficilement, prenant appui sur sa table de travail. Notre esprit lui-même, habitué à batailler comme un guerrier nous impose le combat plutôt que la retraite. Bon. C’est bien, c’est bien, c’est que nous faisons bien. Mais qu’est-ce qu’un guerrier sans son arme ? Rien, il n’est rien du tout. Et notre arme à nous s’amenuise, disparaît, manque. Les visions de l’autre-monde disparaissent peu à peu, c’est que nous avons bientôt fini notre devoir. Mais elles n’ont pas disparu, ce qui veut dire que nous devons continuer. Vous savez l’importance de tout ce que nous avons accompli jusqu’ici, et nous touchons au but. Mais voilà une épreuve inédite… ». Le Préparateur manqua de s’écrouler. Ce fut Gáire, près de lui, qui le rattrapa. Il lui chuchota quelque chose à l’oreille, nous restions silencieux et alertés. Gáire annonça de sa voix emplie de souci « Il fatigue. Comme vous l’êtes. Mais il va che reprendre. Laichons lui quelques chinchtants ».
Le Préparateur, sans se hâter, avala un peu d’eau, et termina son propos : « Comme je le disais… Voilà une épreuve inédite. Les dieux nous imposent un choix : supporter la malédiction pour raffermir nos armes, ou continuer à remplir notre rôle, avec le risque d’échouer. Que ce soit l’un ou l’autre de ces choix, le problème de la quantité de graines va se poser… Mais vous êtes là, devant moi, prêt à brandir les armes qui sommeillent dans votre esprit. Je vous avais dit qu’il en restait assez pour tenir à peine trois lunes, mais j’ai continué à combattre sans vous, il le fallait ». Nos cris d’exclamations résonnaient dans l’assemblée, usant du peu de forces que nous avions pour désapprouver cette décision égoïste. Il tira ensuite de sa poche une poignée de graines, nous comprenions que c’était la dernière, et nous intima l’ordre de nous taire. « Regardez, voici ce qu’il nous reste pour repousser les envahisseurs de l’autre-monde. Je les tiens en main. Je tiens en main notre ultime recours, l’unique ! avant que nous soyons contraints de patienter jusqu’au prochain cycle de floraison. J’ai réfléchi à la manière de partager ces graines avec vous, car je ne voulais pas me tromper. J’y ai longuement réfléchi. Et je vous jure que ne me tromperai pas ! ». Surpris par la rapidité de son geste, il les avala toutes en même temps, sans aucune hésitation. Aussi lentement qu’il le put, et il s’allongea sur le sol, alors que nous pestions contre lui. Avaler une poignée de ces graines, une poignée ! Laissant tomber notre colère jalouse, tout comme Gáire, nous nous précipitions à ses côtés. Ses yeux ne clignaient pas. Ils étaient absents comme le regard aqueux et sot des poissons, ouvert d’étonnement, de stupeur, et qui ne sentait pas les chatouilles de l’air. Raide, droit, sans aucune émotion, le pauvre homme devait défier des visions redoutables. Un râle confus s’échappait de sa bouche entrouverte, qui bougeait imperceptiblement ; on saisissait mal les mots qui s’évacuaient avec difficulté de sa gorge, jusqu’à entendre, dans un chuchotement malheureux « à moi… à moi… ». Gáire, qui n’exposait jamais la moindre faiblesse, était en proie à la panique, lui hurlant : « Tiens bon ! ». Ses cris de soutien me traversaient la chair et le cœur, battant au même rythme qu’une pluie diluvienne. Mon ventre se nouait comme si je participais à cette lutte décisive pour notre avenir. D’autres se querellaient en déblatérant qu’il aurait dû nous convier à ce combat, qu’il n’aurait pas dû y aller seul. Mais sa décision étant prise, nous étions forcés de l’accepter, et le regardions sans comprendre ce qu’il pouvait bien endurer. Un ignoble sifflement accompagnait ses gémissements ; sa peau exhalait une sueur aussi rouge, vive et limpide que le sang ; son nez se mit à déverser ce même flux ; un voile éclipsait peu à peu son regard. Quelle effroyable scène ! L’affreux cri de Gáire résonnait dans les alentours. Elle criait « Creidmheach ! », car tel était son nom. Elle criait « Creidmheach ! Creidmheach ! Reviens ! Reviens ! Ne les laiche pas t’emporter ! ». Elle faisait tout ce qui était en son pouvoir pour le ramener auprès de nous, en nettoyant son visage ensanglanté avec sa robe qui s’imbibait de son sang, et en lui murmurant des prières qu’il n’entendait peut-être pas. Voyant la quantité importante de ce flux sombre qui coulait hors du Préparateur, elle courra pour s’emparer d’une lame dans l’atelier et, acharnée, dans un élan que je n’aurai jamais cru possible, elle se tailla un bras pour lui verser son propre sang dans la bouche. Elle essayait de le lui faire boire, espérant le réanimer ainsi. Quelle horrible tragédie ! Amadán, qui cherchait généralement une solution pour aider, se tenait la tête, nerveux, tandis que Sèan, vieil homme abattu, semblait considérer la pire chose qu’il ait vue, et disait : « Arrête Gáire, arrête-toi ! », dans une voix si retirée et piteuse, que je devais être le seul à avoir entendu. La prêtresse, bien résolue à sauver notre Préparateur continuait de hurler : « Bois ! Bois ! Bois ch’il te plaît », levant la tête au ciel, pleurant d’épuisement et de colère, serrant sa douloureuse poitrine qui souffrait du manque d’air. C’était un véritable cauchemar, qu’aurais-je pu faire ? Quel sinistre cauchemar ! Nous entendîmes, non loin du camp, des pas métalliques et nombreux qui s’approchaient dans notre direction. C’était un évènement qui n’était jamais arrivé. Jusqu’à enfin les voir. La défaite du Préparateur dans l’autre-monde prenait forme ici-bas. Un groupe armé fit irruption dans le camp d’une marche aussi terrible qu’un grondement de terre. Notre attroupement avait dû surprendre ce groupe de guerriers, armé de la tête aux pieds. Car ils s’arrêtèrent devant nous, ne s’attendant peut- être pas à nous trouver ici.
Gáire les vit et se leva faiblement, marchant dans leur direction, ensanglantée, et leur dit dans un sanglot profond et accusateur, pointant la lame qu’elle gardait dans sa main « Maudits ! Vous voilà… dit-elle en larmoyant. Vous ne l’emporterez pas comme cha. Vous l’avez tué, maudits chiens ! ». Elle se ruait vers eux dans un élan désespéré. Un de ces soldats, apeuré face à cette femme aux vêtements de sang, lui planta son épée sans crier gare, en lui transperçant le ventre. Elle s’immobilisa. Son visage, dans un dernier élan, se retourna vers le Préparateur, toujours par terre, espérant peut-être le voir debout. Mais devant la cruelle vérité, elle s’écria « Creidmheach ! Non ! », du fond de ses entrailles déchirées par la douleur. Elle s’écrasa au sol.
Tout allait trop vite. Les cris se multipliaient. Ces monstres firent assaut sur nous, ne nous laissant par la moindre chance de répliquer. J’allais mourir ! Je ne bougeais pas de ma position, paralysé par l’effroi, craignant pour la vie que je risquais de quitter. Fearg et Comhraic étaient déjà morts ; Dílis ne pouvait se libérer de la brutalité de ces hommes, condamnée à sacrifier son corps battu et maltraité. Ils saccagèrent le camp qui ne possédait pourtant pas grand-chose, dans une rage folle et insondable. Je cherchais Amadán qui avait disparu, et toutes les personnes qui essayaient de s’enfuir se faisaient massacrer. Il y en avait partout. Je n’ai plus en tête les circonstances précises de ce cauchemar. J’étais surtout préoccupé par mon sort, car il m’était impossible de m’imaginer encore vivre après cet assaut. J’étais convaincu que ma tête serait découpée, déchirée, les tissus de ma peau en lambeau, ou plantée comme Gáire. Je fermai les yeux, pleins de larmes, sursautant au moindre bruit, les muscles durs et contractés comme une armure, branlante, car mon corps tremblait de peur. Les cris ne s’arrêtaient pas et se mélangeaient aux voix de ces hommes infâmes et cruels. Aujourd’hui je comprends ce qu’ils disaient « Capturez-les ». Je décidai d’accepter mon destin, de me soumettre à la volonté des cieux qui nous punissaient pour avoir essayé de le combattre. Nous qui prétendions apporter un peu d’équilibre en ce monde, c’était la fin du nôtre.
Les bruits atroces avaient cessé. Je n’entendais plus que les pas lourds et imposants de ces hommes. Je restais dans cette posture voisine du caillou, raidi, avec des mains qui ne savaient pas quelle partie du corps protéger en priorité. Les yeux clos, l’âme perdue dans d’affolantes pensées, je mis un certain temps avant de me rendre compte que j’étais encore en vie. J’étais encore en vie. Je levai la tête. Puis survint un coup brutal qui m’écrasa le nez, le brisant dans un craquement creux, et qui me fit perdre connaissance...
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