Chapitre 3 - Partie 5

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Marguerite partit s'isoler dans la réserve du centre de loisirs. C'était en quelque sorte devenu sa pièce, un peu comme le remplacement de sa chambre, quand elle était encore en vie.

Chaque Trépassé avait son coin favori dans lequel il aimait s'isoler, Marguerite la réserve, Léo les toilettes de droite dans le couloir, Emma le placard de la salle de danse, Greg la longue corniche poussiéreuse du hall d'entrée, le long de la baie vitrée. Fiona se reposait avec les plus petits, sur les tapis de sol et les coussins du coin lecture. D'autres encore aimaient dormir dehors, dans la cabane de l'aire de jeux. Charles se retrouva soudain seul, ne sachant pas quoi faire. L'idée de sortir visiter les environs lui traversa l'esprit, mais il n'en avait pas tellement l'envie. Il ne savait pas non plus si la nuit était sûre à cause de la présence du Dévoreur.

« Viens avec moi, Charles ! » fit la voix de Gregory dans l'obscurité.

Il leva la tête, de l'autre côté du hall, contre les grandes baies vitrées de la façade du centre de loisirs, Gregory était assis sur une large poutre. Sa silhouette avait des contours minces, brillants légèrement dans le reflet des lumières de la nuit. Charles distinguait à peine ses cheveux blonds.

« Comment faire pour te rejoindre là-haut ?

— Ne t'inquiète pas, je vais t'aider. »

Le jeune garçon se leva et sauta depuis le bord, il sembla à Charles qu'il tombait lentement, comme ralenti, semblable à une feuille glissant au pied d'un arbre.

« Il faut que tu grimpes sur mon dos. »

Charles ouvrit de grands yeux, Greg se tourna et écarta les bras. Il y avait entre eux plusieurs centimètres d'écart, mais cela n'avait plus aucune importance. Il voulut poser sa main sur l'épaule de Greg, mais celle-ci le traversa comme s'il avait glissé ses doigts dans l'eau.

« Il faudra que tu apprennes à manipuler ton éther. Je vais le faire pour toi, essaie à nouveau. »

Il recommença, et sa main toucha la petite épaule de Gregory. Mais aucun des deux ne sentit ce contact, ils ne pouvaient que le voir. Charles grimpa alors sur le dos de Greg avec légèreté, sans aucune difficulté. D'un coup de pied, il les propulsèrent jusqu'en haut. Ils pouvaient voir d'ici la saleté des grandes vitres. Ils avaient vue, au travers les traces de pluie, sur la cour du centre de loisirs, le parking et la rue éclairée. L'obscurité ne les dérangeait pas, leurs yeux n'ayant plus besoin de lumière. La corniche était assez large pour s'y asseoir de biais, les jambes à moitié repliées sur soi. Pas un seul grain de poussière n'avait bougé quand ils y avaient posé leurs pieds.

Greg se cala dans l'angle entre la vitre et le mur en crépi blanc et ferma les yeux.

« On ne risque pas de tomber ?

— Est-ce que tu as peur de te faire mal ? ».

Charles ne répondit rien et se contenta d'imiter Gregory.

Il ferma les yeux ; mais ni la fatigue, ni le sommeil, ne se faisaient sentir. D'un geste mécanique, il fit tourner sa lourde gourmette en argent autour de son poignet, absorbé par la gravure qui composait son prénom.

Quand la journée commença, les animatrices du centre de loisirs ouvrirent les portes et les Trépassés les accueillirent en courant comme si elles pouvaient les voir. Dans la nuit, un orage avait éclaté sous la pression de la chaleur des derniers jours. Les enfants chahutaient, criaient, certains sortirent courir et sauter dans des flaques sans provoquer le moindre éclat. Ils se moquaient de la pluie et grimpèrent dans le gros platane en effrayant les oiseaux.

« Tant qu'ils restent dans l'enceinte du centre et des jardins, ils peuvent faire ce qu'ils veulent », dit Marguerite en arrivant avec Hugo tenu par la main.

Ce dernier semblait trouver très intéressant de fouiller son nez avec les doigts. En le regardant, Charles eut l'impression qu'Hugo avait le regard perdu dans le vide.

« Mon cadeau d'anniversaire..., articula t-il d'un ton absent. J'ai cinq ans, il va y avoir un gâteau, c'est papa qui l'a dit.

— J'ai du mal à compter combien ils sont, dit Charles en plissant les yeux pour mieux regarder les petits fantômes.

— C'est normal, certains arrivent à se rendre invisibles, même pour nous, répondit Marguerite en caressant les cheveux blonds de son frère. Il y en a qui ne parlent jamais, sauf pour crier, rire ou pleurer. On ne connait pas tous leurs prénoms alors on les appelle Le Culotté, La Muette ou la Rêveuse. Ceux-là ce sont les plus sauvages. Quelques-uns peuvent disparaître pendant plusieurs semaines et il n'y a que Fiona qui arrive à ressentir leur présence, autour du centre de loisirs. Tant qu'ils restent stable et en phase d'Éclosion, cela ne nous dérange pas. Notre territoire va jusqu'au fleuve, c'est assez grand. Mais même si certains décident de partir, leurs pas les amèneront toujours ici, vu que c'est notre point d'encrage. »

Marguerite leva la tête et put voir au loin deux silhouettes pâles se détacher de la maison d'en face, elle tira le cou pour mieux voir. C'était le Clodo du Pont, accompagné par Patrick le Yéyé. La jeune fille fronça du nez. Elle n'aimait pas qu'ils les surveillent durant l'absence de Fiona.

« Vous avez déjà terminé le recensement ? » demanda t-elle après les avoir salués.

David hocha de la tête à l'affirmative, tout en fixant Charles d'un air suspicieux.

Ce dernier observait les fantômes qui continuaient à s'amuser en se mélangeant aux vivants. Il avait vu arriver de loin le SDF et l'autre esprit, mais il ne se risqua pas à s'approcher d'eux.

Charles préféra porter son attention sur les Trépassés, sans doute pour se donner une contenance.

Il avait du mal à distinguer les petits fantômes présents. Charles essaya encore de les compter, il était facile de les mélanger au premier abord avec les vivants. Il put voir que les morts participaient aux conversations des autres, sans se soucier que leurs histoires ne puissent pas se faire entendre. Quand ils courraient pour se poursuivre en jouant à chat, c'était toujours les mêmes qui se faisaient attraper. Lorsque les animatrices lançaient de nouvelles activités, elles ne s'adressaient jamais directement à eux.

Mais cela ne semblait pas les déranger, certains particpaient à cache-cache tout en se rendant invisibles, d'autres grimpaient sur le toit ou bien dans les arbres du jardin. Ils vivaient au même endroit, jouaient aux mêmes choses , mais dans une dimension et avec des règles différentes.

Charles essaya de les reconnaître et de se souvenir de leur nom, mais il rappela qu'on ne l'avait pas directement présenté et il n'osa pas aller vers eux pour leur demander. Il distingua cependant que La Muette essayait de tresser les cheveux crasseux de la petite Emma, et que Le Culotté faisait le cochon pendu sur le sommet de la balancoire, révélant ses fesses à l'air sous sa large chemise de nuit.

Les Trépassés l'observait avec méfiance, se chuchotant des mots qu'il n'entendait pas à l'oreille. Ils riaient et gloussaient en le regardant. Charles se senti mal à l'aise et se vexa un peu, il regarda les enfants, habillés en pyjama ou en haillon, avec un air subitement indifférent.

Marguerite secoua le bras pour dire au revoir aux fantômes venus leur rendre visite, elle revint vers lui, le petit Hugo toujours à la main, le visage un peu fermé :

« Il faut toujours que les SDF nous surveille, comme si on était... on était..., peu importe.

Charles ne répondit rien, il ne savait pas trop quoi lui dire.

— Si un jour l'envie te vient de partir seul, essai d'éviter les SDF, continua-t-elle sur le ton de la confidence. Ils se méfient de toi.

— Je n'ai rien fait..., commença Charles, sur la défensive.

— Je sais, mais même si David ne veut pas prendre la peine de nous aider à en savoir plus sur toi, cela ne l'empêche pas de se méfier. Comme je te l'ai dit, on a encore jamais rencontré de fantômes si amnésique. »

« Là-bas, Fiona arrive ! » s'écrièrent subitement les enfants.

Par l'une des fenêtres, ils virent la jeune fille remonter la rue, traînant du pied malgré elle, avec au bout de ses longues jambes ses babouches rouges. Elle traversa le portail et se laissa envahir par les enfants qui criaient de plus belle.

Marguerite se précipita également, tirant d'un grand coup sur le bras d'Hugo qui ne réagit pas.

« Tu es rentrée plus tôt que prévu, quelque chose est arrivé ? »

Fiona était accroupie au milieu des enfants, elle entendit la question mais ne voulut pas y répondre.

« Je serai dans la réserve avec Charles et Gregory », dit simplement Marguerite qui connaissait bien son amie.

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