Chapitre 3 - Partie 7
David, le Clodo du Pont, ne lui conseilla rien de concret pour faire face au Dévoreur.
« S'il vous trouve en premier, ça veut dire que c'est déjà fichu. Il est trop rapide. »
Il raya les noms des fantômes dévorés écrit longtemps auparavant sur son calepin et annonça qu'il allait se rassembler avec les autres SDF.
Son air préoccupé confirma à Fiona que tout cela devenait sérieux. Elle préféra cependant ne pas lui confier son intention de visiter le Sacré Cœur pour trouver le certificat de décès de Charles. David n'aimait ni chercher, ni les idées de Marguerite. Ni même Charles, en y pensant.
Elle quitta le pont avec empressement, absorbée dans ses pensées.
Au matin, elle trouva Gregory déjà prêt à partir. Charles avait les mains dans les poches et semblait encore mal à l'aise. Avec son polo et ses baskets de marque, il ressemblait à un gamin sorti d'une belle banlieue. Elle poussa un soupir en entendant les éclats de voix de Marguerite et d'Hugo.
« Il faut que tu restes ici Hugo, nous n'allons pas dehors pour nous amuser.
— Non, laissez-moi venir avec vous... »
Le petit garçon se mit à pleurer à en perdre haleine et à s'en casser la voix. Gregory se boucha les oreilles, imité par les autres enfants. Ces crises pouvaient durer des heures, voire des jours entiers. Il était infatigable.
Le visage de Marguerite se décontracta en voyant Fiona arriver. Cette dernière se pencha vers Hugo et le prit dans ses bras. Le petit frère tenta de se dégager d'un mouvement d'épaule mais la jeune fille le tenait fermement. D'un coup, il glissa au sol, inerte.
« Je veux mon gâteau... » murmura t-il avant de sombrer dans l'inconscience.
Fiona n'avait pas le temps de le calmer avec plus de douceur, ils devaient partir.
L'hôpital du Sacré-Coeur était facile d'accès, construit en plein centre-ville. Personne n'aimait s'y risquer, pas même la bande d'Enzo. Il y avait des Miasmes dans les sous-sols et des fantômes déséquilibrés dans les couloirs.
Ils croisèrent de loin le Yéyé en passant près du fleuve, qui leur fit un signe d'un mouvement de bras. Marguerite l'ignora, elle pouvait sentir son regard sur sa nuque à mesure qu'ils s'éloignaient.
« Cet endroit ne te rappelle rien ? » demanda Fiona à Charles en pointant l'entrée du doigt.
Au pied de l'hôpital à la façade de pierre ancienne, se trouvait un magnifique petit parc, quelques canards s'y reposaient sans leur prêter attention.
Charles secoua la tête à la négative.
« L'inverse m'aurait surpris. » marmonna Greg en se dirigeant le premier vers les portes automatiques. Ils dépassèrent rapidement des fumeurs qui tiraient sur leur cigarettes, l'air préoccupés.
Il y avait du monde ce jour-là, des gens à la mine congestionnée par la chaleur ambiante faisaient la queue dans le grand hall d'entrée.
« C'est par où ? s'enquit Greg avec impatience.
— À l'étage, répondit froidement Marguerite.
— Ça fait combien de temps que tu n'es pas venue ici Fiona ? demanda t-il en remontant un couloir.
— Il y a plusieurs années, je venais souvent ici pour voir Léo.
— C'était il y a pratiquement dix ans alors. »
Ils suivirent Marguerite, qui les guidèrent dans les escaliers. L'atmosphère était étrange. Il semblait à Charles que la frontière qui les séparaient du monde des vivants était plus fine. Il eut parfois l'impression de sentir le parfum douceâtre des médicaments et des produits ménagers. Mais peut-être était-ce seulement son imagination, ou la maladie qu'il percevait.
« Il y a beaucoup de fantômes ici ? questionna t-il.
— Beaucoup apparaissent ici, mais ils n'ont pas le temps d'être recensés. Les Miasmes qui résident dans les sous-sols les chassent rapidement. Ils connaissent les couloirs et sentent leur arrivée. Ils ont dû nous sentir aussi mais nous nous déplaçons rapidement, et notre éther est stable. Le peu de fantômes qui ont leur point d'ancrages ici sont très... particuliers, mais suffisamment puissants pour tenir tête aux Miasmes.
— Ils ont changés les bureaux de place, dit subitement Marguerite. Les archives ne sont plus là.
— Ben voyons, quelle surprise ! » lança Greg.
Ils firent demi-tour et entreprirent de visiter toutes les pièces, pendant que Greg pestait contre sa sœur.
Fiona et Marguerite se glissèrent dans les armoires fermées à clefs, à la recherche de dossiers.
La tâche était ardue. Pendant que les filles cherchaient, Greg faisait le guet. Charles, qui ne savait pas encore comment utiliser ses capacités, s'ennuyait fermement. Au loin, ils pouvaient entendre les pleurs des enfants du service pédiatrie se perdre dans les couloirs. Leurs voix crissaient étrangement dans leurs oreilles, telles des craies sur un tableau noir.
Charles comprit au fond de son éther que la voix des bébés étaient douloureuses pour les fantômes, elles hurlaient des appels à la vie. Il parvint à les ignorer.
Si au début, Gregory revenait de temps à autre pour lui tenir compagnie entre deux changement de pièce, il prenait à la longue, de plus en plus son temps pour revenir.
Charles se perdit dans ses pensées, si vraiment tout cela n'avait tenu qu'à lui, il ne se serait pas embarrassé de tout cela. Il le faisait pour les Trépassés. Sans eux, que ferait-il aujourd'hui ? Peut-être hanterait-il les rues de la ville, ou serait-il resté à regarder indéfiniment la fontaine couler sur la place où on l'avait trouvé.
« À quoi tu penses, Charles ? fit la voix de Fiona derrière lui.
— À la première fois où je vous ai rencontrés. »
Fiona regarda par une fenêtre d'un air songeur, la vue donnait sur les toits couverts de mousse de l'hôpital.
« Pour être honnête avec toi, j'ai un moment pensé que c'était toi, le Dévoreur.
— Le Clodo du Pont ne m'aurait pas laissé partir avec toi si c'était le cas.
— Oui, mais malgré tout, j'ai eu le doute jusqu'à hier. »
Marguerite les rejoignit.
« Nous allons encore chercher un peu. Il reste encore deux bureaux sur la droite. Si nous ne trouvons pas ce soir, il faudra revenir. »
Ils continuèrent, Fiona les suivit le pas traînant.
Autour d'eux, infirmières et aides soignantes s'affairaient. Ils écoutèrent leurs conversations en souriant. Marguerite s'engouffra dans un grand casier à tiroirs et s'exclama :
« Ah, je crois que j'ai trouvé ! C'est classé par date, il faut que je trouve le dossier de Charles.
— Parfait, c'est juste une question de minutes. Où est Gregory ?
— Je suis là ! » répondit le jeune garçon qui arrivait en courant, le visage pâle et les cheveux ébouriffés. Il tirait sur le bas de son pyjama avec un air angoissé. « C'est... c'est le Dévoreur, il est là, il faut partir immédiatement !
Charles articula :
— Si c'est une blague, elle n'est pas drôle.
— Comment est-ce que tu sais que c'est lui ? demanda Fiona. C'est peut-être un vieux Miasme.
— Non, non. Nous devons partir de suite, il m'a vu ! »
Ils restèrent interdits, cherchant sur le visage de Greg, un rictus de sourire qui aurait pu le trahir de sa plaisanterie. Mais il y avait dans ses mains de tels tremblements qu'ils décidèrent de réagir.
« On saute par la fenêtre, dans le doute il vaut mieux partir. Sors de là Marguerite.
— Hors de question ! fit la voix étouffée de celle-ci. C'est encore une de ses blagues stupides. »
Fiona vit rouge, l'entêtement de cette fratrie la mènerait en enfer.
« Sors d'ici immédiatement !
— Fiona, c'est trop tard ! »
Une odeur innommable se fit soudain sentir. La sensation était d'autant plus violente car la plupart d'entre eux n'avait rien senti depuis des années. Un parfum de pourriture, de terreur et de mort leur prit la gorge.
L'air autour d'eux devint épais et les contours des infirmières devinrent flous. De terribles vibrations surgirent dans la pièce et leurs échos résonnèrent en eux. Fiona, Charles et Greg chancelèrent; désorientés. Des bruits de gargouillements, comme surgis du sol, se firent entendre.
Les vibrations devinrent plus fortes, l'odeur aussi. Le Dévoreur arrivait derrière la porte.
Les Trépassés tenaient leurs têtes entre leurs mains, paralysés de frayeur, immobilisés par ces ondes qui les clouaient sur place. Sous la porte et sur ses embrasures, ils virent une substance noire se glisser en s'agitant telle des asticots luisants.
Charles était à genoux, son corps chancelait comme des vagues sur l'eau. Il lui sembla que son éther allait se déchirer en mille morceaux, une douleur terrible le saisit. Des images lui traversèrent l'esprit, la vision d'une terre boueuse et d'une flaque d'eau s'imposa à lui. Il pensa à son jean taché de terre. Il vit une grande croix rouge sur un fond blanc et un son vombrissant pénétra ses oreilles, continuant de le faire trembler.
« Fiona... », articula t-il.
Il trouva la force de pivoter vers la jeune fille et vit avec effroi que son corps était démembré. Sa tête et son visage écrasés étaient figés dans une expression de stupeur. Ses bras et ses jambes désarticulés glissaient à côté d'elle.
Charles se détourna horrifié vers Gregory. Ce dernier émettait un gargouillement horrible, un flot de sang sortait de sa gorge béante, et coulait par flots successifs sur son pyjama vert. Il entendit Marguerite hoqueter, elle était sortie de l'armoire et on pouvait voir au travers de sa robe de nuit rose, d'énormes plaies sur son corps. Ses yeux roulaient dans ses orbites, sa cage thoracique se soulevait par à coups, ses poumons morts à la recherche d'une goulée d'air.
Une peur panique s'empara de Charles, il se mit à hurler.
Dans la plus parfaite indifférence, une aide soignante salua ses collègues et ouvrit la porte du bureau en passant au travers du Dévoreur, son sac à main sous le bras. Elle ne ressentit qu'un léger frisson, qu'elle attribua aux nombreux courants d'air du bâtiment.
Le Dévoreur se tenait devant Charles. C'était une grande forme floue, haute et longiligne. De son corps dégoulinait des Miasmes, qui glissaient au sol et rampaient vers lui. Il semblait les observer, et Charles ressentit la haine que la créature éprouvait envers lui. Il s'emballa, s'imaginant aspiré pour toujours à l'intérieur de ce monstre.
Un peur monta du plus profond de son être.
« Maintenant ! » hurla la voix de Fiona dans ses oreilles.
Une lumière blanche éclatante éblouit alors la pièce, tel le flash d'un appareil photo. Charles sentit qu'on l'attrapait par le col de son polo et qu'on le jetait au travers de la fenêtre.
Une fois tombé sur les tuiles mousseuses du toit, Charles ne ressentit aucune douleur. Marguerite le tenait toujours fermement par le col et sauta encore en contrebas. Une fois dans la rue, ils se mirent à courir le plus loin possible.
Gregory portait Fiona sur son dos, gisant inconsciente et les bras ballants. Ils détalèrent jusqu'à la gare, où ils s’arrêtèrent enfin, les jambes flageolantes.
« Il ne nous poursuivra pas ?
— Non..., répondit Marguerite. S'il l'avait vraiment voulu, il nous aurait déjà attrapé...
— Qu'est-ce qu'il faisait là-bas ? Demanda Gregory en posant Fiona à ses côtés.
— Peut-être qu'il est né dans l'hôpital... Ou qu'il a été attiré par tous les Miasmes ou fantômes qu'il pouvait absorber, hasarda Charles en regardant Fiona avec inquiétude. C'est elle qui nous a sauvés, est-ce qu'elle ira mieux ?
— Oui, elle a perdu beaucoup d'éther, il lui faudra du temps pour s'en remettre. Je ne sais pas vraiment ce qu'elle a réussi à faire...
Marguerite se pencha sur elle, Fiona était d'une transparence de verre.
— Qu'est-ce qui se passera si elle perd trop d'éther ?
— Elle disparaîtra sans avoir eu la chance de pouvoir passer de l'Autre-Côté ! Cela arrive aux fantômes les plus anciens, ceux qui ont plusieurs siècles...
— Quand le Dévoreur était en face de moi, j'ai vu des images. De la boue et une flaque d'eau. Il y avait aussi Fiona et vous deux. Elle avait son corps complètement arraché et vous étiez couverts de sang. »
Un court silence eut lieu avant que Marguerite ne réponde d'une voix légèrement ferme.
« Je ne sais pas ce qu'il en est du début de ta vision. Peut-être était-ce un souvenir. Mais ce que tu as vu de nous trois est réel.
— En fait, ce sont nos vraies apparences, compléta Grégory. C'est à cela qu'on ressemblait au moment où nous sommes morts.
— Si tu ne le vois pas d'habitude, c'est parce que c'est plus... civilisé de ne pas le montrer.
Charles repensa à leurs corps couverts de sang :
— Vous avez été assassinés ?
— Oui, répondit Marguerite en profitant de caresser le front de Fiona pour détourner le regard.
— C'est notre père... Il tenait des bars et des discothèques mais il a fini ruiné. Maman a essayé de le quitter mais il n'a pas voulu nous laisser partir.
Charles ne sut pas quoi dire.
— Fiona aussi est morte à cause de... Non, c'est à elle de décider de te raconter cela ou non.
— En réalité, continua Greg, c'est le cas de tous les Trépassés. On a tous été tués par nos parents.»
Le jeune garçon se rappela de ces gamins mal habillés, parfois maigres et aux expressions hagardes.
« Ne fais pas cette tête, ricana Gregory en prenant à nouveau Fiona sur ses épaules, ça arrive tous les jours ce genre de choses. Il suffit de lire les journaux ! Tu as pu regarder le dossier de Charles, Margarita ? »
Marguerite secoua la tête.
« Je n'ai rien trouvé à son nom.
— Tout ça pour rien. »
Annotations
Versions