Chapitre 4 - Partie 4
Enfin, ils arrivèrent à la citadelle. À la vue de la muraille fortifiée, les questions qui envahissaient l'esprit de Charles s'envolèrent. Des douves profondes ceinturaient une enceinte à quatre bastions, la pierre était belle, à peine érodée. L'herbe autour du monument était fraîchement tondue et les arbres soigneusement taillés. Ils traversèrent le pont et Grégory proposa à Charles d'essayer de franchir l'épaisse porte en bois. Il parvint à glisser sa tête la première, mais le reste de son corps resta coincé de l'autre-côté.
Grégory le poussa dans le dos :
« Fais attention à ne pas rester piéger quelque part tout seul.
— Oui, c'est comme ça que je suis morte, ajouta Emma sur le ton de la conversation. Ma mère m'a enfermée dans le placard puis elle m'a oubliée. Même si tu pleures, personne ne t'entendra. »
Charles déglutit, autour d'eux il y avait une cour remplie de boutiques de souvenirs.
Ils passèrent des heures à fouiller les magasins et à visiter les lieux. Du regard, Charles chercha l'étrange croix tréflée qu'il avait eu en vision. Ils longèrent les courtines, traversèrent les places d'armes et dévalèrent les escaliers de pierres fermés au public.
Grégory les amena à la frontière de leur point d'ancrage, c'était à une centaine de mètres de la forteresse et rien ne délimitait l'endroit.
« Voilà, au-delà de cette branche là-bas, aucun fantôme ne peut passer. On sait qu'il y en a d'autres mais pas dans cette direction.
Charles essaya de dépasser la branche morte mais c'était comme si un hameçon le tenait par le nombril.
— Aucun fantôme n'a réussi à la traverser, insista Grégory.
— Ou peut-être que si, mais il n'est jamais revenu.
— Il serait alors devenu un Esprit Errant.
— Tu crois qu'il va vraiment venir ici ? lança Emma. Le Chevalier pourra certainement nous le dire. »
Grégory les guida ensuite en contrebas de la forteresse, dans un sous-bois qui arpentait le fleuve de la ville. D'après Marguerite, le chevalier était mort en défendant la citadelle pendant que l'armée du pays était partie en croisade. Son corps reposait sous la petite chapelle depuis des siècles, oublié de l'Histoire. Désintéressé de tout, Le Chevalier ne quittait jamais les alentours et ne connaissait rien du monde extérieur.
Ils trouvèrent le vieux fantôme assis sur une dalle en pierre couverte de mousse, au soleil il n'était qu'une ombre fugace et légèrement brillante. On devinait pourtant ses contours, une barbe légèrement hirsute, une tunique longue, et deux flèches fichées dans son torse qui se détachaient de sa silhouette. Il ne montra aucune expression en les voyant, son visage semblait fixer la surface miroitante de l'eau du fleuve.
« Il ne ressemble pas à un chevalier, hein ? chuchota Grégory sans aucune discrétion.
— Tous les chevaliers ne portaient pas d'armure. Qu'est-ce qu'il pourra nous dire sur l'Esprit Errant ?
— Je ne sais pas, répondit Emma. En fait il ne parle pas notre langue. »
Le chevalier tourna finalement son regard vers eux, il prononça quelques mots; Grégory et Emma grimacèrent sans comprendre.
« Mais, je connais sa phrase ! s'exclama soudain Charles. C'est du latin ! »
Les deux enfants se tournèrent vers l'adolescent, ahuris. Charles réfléchit quelques instants et articula plusieurs bribes.
Le Chevalier secoua la tête, Charles reformula ses phrases.
« Qu'est-ce que tu lui dis ? questionna Grégory.
— Je ne sais pas... je... ces mots me viennent tout seul. Exspiracit... errantes animo ? spiritum ?
Le Chevalier fronça les sourcils, Charles continua :
— Perfecti sunt caeli... igitur perfecti sunt caeli...
— Et terra et omnis ornatus eorum.
— Qu'est-ce que vous venez de dire ?
— Je n'en sais rien... »
Charles bredouilla pendant plusieurs minutes. Il récita des phrases qui semblaient surgir de son obscure mémoire, n'en comprenant qu'un mot sur deux. Il se fiait aux expressions du Chevalier pour continuer leur dialogue. Après d'intenses efforts et de longs moments de silence, Charles parvint à dire :
« Je crois bien qu'il a entendu parler de l'Esprit Errant, mais qu'il ne sait pas quand il va arriver.
— Demande-lui si il sait quelque chose sur les Dévoreurs !
— Heu... dévoratrix, daemonium ... »
Le soir prit sa place au fil des heures. Le Chevalier continua à les regarder s'agiter, aussi impassible que le bloc de pierre sur lequel il était assis. Charles le questionna sur la frontière de la ville, le Dévoreur, la croix rouge qu'il voyait dans ses visions... Mais le vieux fantôme ne semblait rien comprendre de plus.
Charles ne pouvait cacher sa frustration, Grégory lui posa une main sur l'épaule avec un air compréhensif :
« Je ne sais pas pourquoi tu aimes tellement les châteaux forts... mais celui-ci ne bougera pas. On reviendra plus tard.
— C'est une citadelle, pas un château, rectifia Emma.
— Toi, tu passes trop de temps avec Marguerite. Je ne suis pas aussi doué que Fiona pour aider les fantômes, d'habitude j'en ai même plutôt rien à faire... mais venir ici ça nous a quand même été utile, non ?
— Peut-être oui..., admit Charles. J'ai l'impression que cet endroit m'est familier et en même temps je le découvre. Ces images me reviennent sans arrêt en mémoire. Je crois que j'ai dû glisser dans la boue et mourir à ce moment-là, en faisant du vélo peut-être ? Le Clodo du Pont a dit que je venais sûrement des beaux quartiers, ils sont situés sur les hauteurs. J'ai peut-être été percuté par une voiture et j'ai glissé sur le bas-côté...
Cette hypothèse apparut subitement plausible à Charles, ce qui le fit se perdre d'autant plus dans ses pensées.
— Regarde, finit-il par dire. Cette hypothèse m'est venue à l'esprit, peut-être que mon inconscient me dit que c'est ça...
Grégory haussa les épaules :
— D'un côté, tu as de la chance de te rappeler de rien. Je sais que c'est peut-être dangereux pour toi et que quelque chose te fera péter les plombs, mais cela peut arriver à tout le monde. Moi, j'aurais aimé ne rien me rappeler du tout !
Emma hocha la tête à l'affirmative.
— Avec Marguerite, on est restés coincés pendant dix ans dans nos chambres sans arriver à en sortir, Hugo ne faisait que hurler en appelant ma mère. On ne pouvait pas le rejoindre, on était ancrés à côté de nos lits. Je me rappelle m'être réveillé et de voir mon corps immobile, la police a mis plusieurs jours pour nous trouver. Ce n'était pas drôle du tout... Pendant des années la maison est restée vide et une famille a fini par emménager. Finalement c'est Passe-Murailles qui nous a trouvés par hasard et qui a appelé Fiona pour qu'elle nous sorte de là. Je suis passé plusieurs fois par toutes les phases du cycle. Si tu dois basculer dans la phase de la Frustration puis de la Colère, tant pis. Tu n'en mourras pas, hein ? De toute façon, même si on fini avalés par le Dévoreur, la Terre finira par exploser un jour, donc bon...
— Tu crois qu'on pourra flotter dans l'espace à ce moment là ? demanda Emma en tirant sur ses cheveux.
— Je ne sais pas, mais ce serait ennuyeux. Il n'y a rien à faire, dans l'espace...
— Mais si je ne me rappelle de rien, continua Charles. Comment je vais faire pour passer de l'Autre-Côté ?
— J'en sais rien... je trouve qu'on est pas si mal ici..., le ton de Grégory devint plus vif, le jeune garçon fronça les sourcils. Tu as envie d'y aller ?
Charles resta bouche bée, il ne s'attendait pas à voir Grégory s'agacer subitement.
— Moi, j'aimerais bien y aller, intervint Emma d'une petite voix. J'aimerais retrouver ma mère et lui demander pourquoi elle m'a oubliée. »
Charles regarda le Chevalier, dont les yeux ne cessaient d'observer le fleuve qui s'écoulait paresseusement dans l'horizon, et il se demanda si ce vieux fantôme était heureux.
Ils décidèrent de rentrer au centre de loisirs, Grégory et Emma trépignaient d'impatience, ils souhaitaient déjà annoncer aux Trépassés que Charles avait réussi à parler au Chevalier. Les pluies de la veille ayant lavé le ciel de ses nuages, les étoiles d'hiver se laissaient entrevoir. Loin des lumières artificielles de la ville, Charles put admirer la lune et cela lui rappela sa première journée de fantôme.
La vision des constellations imprégna doucement son éther :
« Ainsi furent achevés les cieux et la terre, et toute leur armée », murmura-t-il sans s'entendre parler, les mains enfoncées dans ses poches.
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