Chapitre 5 - Partie 2
Le procès continua deux jours encore, et les séances qui suivirent furent plus courtes. D'autres personnes arrivèrent pour parler et certaines d'entre elles s'exprimèrent pour Fiona, qui ne pouvait plus le faire elle-même.
Les Trépassés s'ennuyèrent de la suite, seule Marguerite écoutait avec attention. Les enfants s'endormaient sur les bancs ou jouaient à chat-perché dans la salle des pas perdus *.
Charles faisait des efforts pour continuer à suivre mais il lui était difficile de se sentir concerné pour les vivants. Seule Fiona le préoccupait vraiment. Cette dernière restait auprès de ses parents et de sa sœur, la tête posée sur leurs épaules.
Elle n'avait pas sourcillé lorsque le médecin avait lu son dossier médical, ni lorsque l'avocat de son entraîneur prit la parole pour défendre son client.
La dernière séance fut levée et on demanda aux victimes de revenir un autre jour pour connaître la décision du juge.
Les Trépassés se retrouvèrent et suivirent Fiona qui accompagnait ses parents vers les marches du Tribunal.
Charles avait remarqué que leur amie était silencieuse depuis son retour au centre de loisirs. Elle continuait de sourire et de participer à leurs jeux, mais le soir venu, elle passait l'essentiel de son temps avec Marguerite, discutant d'une petite voix.
Sur le parvis, se trouvait tout un groupe de journalistes, alpaguant avocats et familles des victimes. Parmi eux se trouvaient le Clodo du Pont, qui les attendaient de loin, les mains dans les poches. Depuis le début du procès, il les accompagnait jusqu'au fleuve en marmonnant des réflexions et des recommandations, une façon à lui de soutenir sa jeune amie.
La mère de Fiona descendit péniblement les marches, appuyée sur sa fille. Son père faisait claquer le talon de ses chaussures sur les dalles polies.
« Qu'attendez-vous comme décision à ce procès ? demanda une femme en s'adressant à leur avocat.
Mais ce fut le père de Fiona qui répondit à sa place :
— Nous n'attendons rien du tout. » Sa voix était dure et laissait entendre un fort accent. « Nous savons qu'il ne sera pas condamné pour la mort de notre fille, que Dieu ait son âme... Mais nous sommes soulagés, oui, soulagés. Car nous savions depuis toujours que c'était lui, que c'était à cause de lui. Nous connaissions notre fille.
— Est-ce que l'absence de votre fille n'a pas été...
La voix forte du père se fit tranchante :
— Notre fille n'a jamais été absente. Elle nous a quittés mais elle n'a pas disparue. Elle a été avec nous durant tout ce temps, nous sentions sa présence. »
Les Trépassés écarquillèrent des yeux, Marguerite ouvrit la bouche, émerveillée.
« Oui, continua t-il tandis que la mère hochait la tête, elle était là avec nous. »
Ils désignèrent leur cœur en le tapotant du doigt, essuyant leurs larmes.
Les Trépassés tournèrent leurs visages ailleurs, déçus. Seule Fiona continua de les regarder avec émotion. Elle les prit dans ses bras, dans une étreinte qu'ils ne pouvaient pas sentir.
Le Clodo regarda Fiona, dont le visage avait pris une expression préoccupée. Il soupira et appela les Trépassés à les suivre.
Le groupe de fantôme s'enfonça dans les rues du centre-ville, Hugo et Léo se racontaient des histoires en se tenant la main, Emma chantait une chanson avec Grégory.
Charles glissa à Marguerite :
« On dirait que Fiona est encore plus triste qu'avant. Je pensais que voir son assassin arrêté et ses parents réunis lui ferait du bien... Mais je crois qu'elle change de phase dans son Cycle, regarde, son éther a changé de couleur.
Marguerite remonta ses lunettes et constata que le buste de Fiona était devenu argenté.
— Ça ne veut rien dire », répliqua t-elle d'un ton qu'elle n'avait pas voulu aussi agressif.
La vision des épaules basses de son amie lui donna des frissons. Un mauvais pressentiment l'envahit.
Ils marchèrent encore, prenant la route vers le périphérique. À chaque pas, Fiona semblait se ratatiner, son éther scintillant d'autant plus.
Le Clodo du Pont marchait à ses côtés, lui parlant de tout et de rien, lui tapotant parfois l'épaule sans vraiment savoir quoi faire. Il observait lui aussi le changement de couleur de la jeune fille et semblait embarrassé.
Hugo et Emma avançaient en tête, ils bifurquèrent brusquement sur un chemin de hautes herbes qui menait à des buttes, longeant la voie rapide. Ils s'allongèrent dans la verdure et se laissèrent rouler jusqu'en bas. L'élan leur fit traverser la barrière de sécurité et arriver sur la route, ils se mirent à rire en se relevant. Les autres enfants les imitèrent en courant.
Le soleil commença à se coucher, ils purent voir un rayon doré passer au-dessus des lignes à haute tension.
« Il va faire beau demain, le ciel est dégagé », commenta le Clodo du Pont en se grattant le menton.
Fiona regarda au loin le soleil prendre des couleurs rouges et orangées, sa gorge se serra subitement. Son regard se posa sur les enfants qui riaient et jouaient dans l'herbe et des larmes perlèrent de ses yeux. Sur ses joues, elle pouvait sentir une douce chaleur.
« Je suis désolée... Je vais devoir partir », sa voix se brisa.
Les têtes se tournèrent vers elle, elle fit aux Trépassés un sourire mal assuré.
Les enfants virent alors que Fiona scintillait de mille couleurs, reflétant les lueurs du soir dans un prisme éclatant. Éberlués, ils se regardèrent et vinrent à elle.
« Qu'est-ce qui t'arrives ? demanda Léo, légèrement éblouit.
— Je ne sais pas..., répondit Fiona en regardant ses mains aussi brillantes et colorées qu'une lumière au travers d'un vitrail.
— C'est la forme de ton âme Fiona, répondit le Clodo du Pont d'une voix cassée. C'est ton heure, la porte devrait s'ouvrir. »
Les fantômes restèrent bouche bée, l'âme de leur amie était belle et c'était quelque chose qu'ils n'avaient encore jamais vu. Ils levaient les bras devant leurs yeux pour mieux la voir, émerveillés.
Fiona se tourna d'un côté, une fissure blanche éblouissante venait de s'ouvrir au-dessus du sol, flottante dans les airs. Un son se fit entendre dans ses oreilles.
« Elle est là... Je... je sens que je ne peux pas rester longtemps. Il y a quelqu'un qui m'appelle...
— Non ! sécria Grégory, attends, tu vas trop vite ! Tu ne peux pas partir maintenant, ton entraîneur, tu ne sais même pas s'il va payer pour ce qu'il a fait !
— Ça n'a jamais été important pour moi. Est-ce que vous la voyez ?
— Quoi ? demandèrent les enfants d'une même voix.
— La faille ! La porte vers l'Autre-Côté ! C'est magnifique...
Ils regardèrent autour d'eux, plissèrent le regard vers la direction qu'elle pointait du doigt, mais ne virent rien.
— Qu'est-ce que tu vois ? questionna subitement Marguerite dans un cri.
— C'est éblouissant, essaya de répondre Fiona. Il y a des voix... Elles chantent.
— Qu'est-ce qu'elles disent ?
La voix de Marguerite était devenue suraiguë.
— Elle chantent... L'âme du monde. »
Au fur et à mesure que le soleil déclinait, la lumière n'en devenait que plus belle. Si au début les enfants avaient ressenti de l'effroi aux paroles de Fiona, ils étaient à présent ébahis. Charles ressentit soudain pour la première fois depuis longtemps une chaleur véritable sur son visage et un sentiment de plénitude lui inonda le cœur. Il eut pendant quelques instants l'impression de redevenir vivant.
« Pardon..., reprit Fiona. Je vous laisse encore. »
Un silence s'installa durant plusieurs instants, ils sentaient cette douceur enveloppante et chacun comprit qu'il n'avait pas le droit de demander à leur amie de ne pas les quitter.
« Non, dit Emma en secouant la tête. Tu dois y aller.
— Oui, pars ! » reprit Grégory avec assurance.
Les enfants lui demandèrent de traverser dans un brouhaha, l'encourageant à traverser. Fiona les remercia avec un sourire. Une vague de joie envahit son corps et des larmes lui montèrent aux yeux. En sentant leur douce chaleur rouler sur ses joues, elle réalisa qu'elle n'avait jamais pu pleurer depuis sa mort. Son cœur se souleva de reconnaissance. Elle remarqua une silhouette se détacher derrière le groupe de ses amis, elle se mit à sourire.
« Vous comptez tellement pour moi. J'avais peur de vous abandonner et que... Merci. Marguerite, je sais que tu as peur de prendre ma suite, je ne voulais pas non plus te forcer à faire ça aussi tôt... Mais je sais que tout ira bien à présent, je le sens. »
Fiona fit un signe de la main et salua quelqu'un derrière eux. Charles découvrit avec surprise qu'un homme se tenait là. Immense, portant une barbe noire et un long manteau élégant au large col en fourrure.
« Marguerite, continua Fiona avant que quiconque puisse se questionner sur cet inconnu, tout ira bien. Il faut que tu continues à toujours être sincère et que tu protèges chacun d'entre eux du Dévoreur. Merci David, de m'avoir tant appris.
— Je... Te voir maintenant ici est le plus beau des cadeaux », bégaya le Clodo en s'essuyant le nez d'un revers de doigt.
Fiona eut encore quelques mots pour chacun, ses yeux ne quittaient plus la faille blanche. Elle semblait écouter les voix qui l'appelaient.
Les enfants lui faisaient de grands signes de la main, la remerciant en cœur. L'estomac de Charles se noua, il articula à son tour des remerciements. Il savait que sans elle, il n'aurait jamais pû vivre avec les Trépassés, ; sans elle, aucun de ces enfants n'aurait d'endroit où être en sécurité. Fiona les avait réunis, leur avait donné un semblant d'existance, elle les avait sauvés.
« Grégory, promets-moi que tu supporteras Hugo.
— Oui..., murmura celui-ci avec un haussement d'épaules.
— Charles, fais plus confiance à tes pouvoirs de fantômes et écoute Marguerite.
Il parvint seulement à lui répondre par un signe de tête, la voix coincée dans la gorge, il voulut parler mais la voix de Marguerite se fit entendre :
— C'est nous qui devons te remercier ! hurla t-elle avec des sanglots dans la voix. Tu as toujours tout fait pour nous ! Merci à toi, merci d'avoir été mon amie !
Fiona leur fit un dernier signe de la main, elle n'entendait plus les saluts qu'on lui faisait, seulement ce magnifique chant et ses milliers de voix.
— Je pars maintenant, au revoir ! »
Elle sourit encore et vit au travers de ses larmes, les visages de ses amis qui souriaient pour elle. Puis vint une grande lumière blanche, étincelante.
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