Charles, Marguerite et Grégory étaient arrivés au centre Bel-Air la tête basse, alors que les enfants couraient autour d'eux en jouant de façon surexcitée.

Les enfants n'avaient pas réalisé que l'Esprit Errant refusait de les aider.

« Qu'est-ce qu'on fait alors ? On commence à chercher le Dévoreur de notre côté ? demanda Grégory en se hissant sur la poutre où il avait l'habitude de passer ses nuits.

Marguerite répliqua d'un ton acide :

— Évidemment, allons tous nous suicider alors que Fiona vient tout juste de passer de l'Autre-Côté !

— Elle aurait pas voulu qu'on abandonne ! Elle irait le convaincre et...

— Fiona voudrait qu'on soit tous en sécurité ! cria Marguerite d'un ton péremptoire, arrête de penser seulement à toi, Grégory ! »

Hugo se précipita vers son frère, inquiet de la dispute. Grégory le repoussa si violemment que le petit fantôme tomba au sol.

Des pleurs ne tardèrent pas à arriver.

« Ça va, il s'est pas fait mal ! commenta Greg en haussant les épaules.

— Tu es insupportable ! hurla sa sœur. Pas étonnant que papa t'ai trucidé en premier !

Charles ouvrit la bouche, choqué.

— Je te déteste, espèce de grosse face de pizza à lunettes ! » s'époumona Grégory avant de traverser la baie vitrée et de disparaître dans la nuit.

Charles regarda Marguerite et les enfants tour à tour, tapotant le dos du petit Hugo qui sanglotait contre lui.

Les autres gamins, habitués aux disputes de la fratrie, continuèrent leurs jeux comme si rien n'était.

Charles accompagna les enfants vers les coussins du coin lecture.

« L'Esprit Errant, il a une barbe comme le Père Noël, dit l'un d'entre eux en s'allongeant.

— Fiona est devenue une étoile. Elle s'est mise à briller avec plein de couleurs, continua Léo en serrant sa petite blouse d'hôpital.

— Le Dévoreur, il va vouloir manger l'Esprit Errant ! ajouta Hugo en faisant une bouche de crocodile avec ses mains. Mais lui, il va attraper ses pieds avec sa barbe. Et après, ce sera mon anniversaire !

— Heu... D'accord, répondit Charles. Je vais retrouver Marguerite, restez-là. »

Charles se redressa et laissa les enfants s'imaginer un combat dantesque entre le fantôme géant et le Dévoreur.

Marguerite était penchée au-dessus de son cahier, griffonnant des notes. Ses pensées, confuses suite à sa dispute, n'arrêtaient pas de se bousculer dans sa tête.

« Où en étais-je ? se dit-elle en tournant les pages. Tout est allé trop vite... »

Elle remarqua Charles du coin de l'oeil, semblant mal à l'aise.

« Il va falloir qu'on reste avec les enfants à tour de rôle, certains se lèvent ou ont peur pendant la nuit et ils ont besoin d'une présence.

Elle vit le regard de Charles posé sur ses mains puis se tourna vers lui :

— J'étudie les fantômes et je prends des notes sur cette dimension. Ce n'est pas vraiment un secret...

— Sur moi aussi, j'imagine.

— Oui, évidemment. Il faut maintenant que je consigne le départ de Fiona et l'arrivée de l'Esprit Errant. »

Marguerite écrivit plusieurs lignes argentées sous les yeux surpris de son ami. Elle se questionnait sur ce que Fiona avait entendu avant de partir, ces étranges voix qui chantaient l’Âme du Monde. Qu'est-ce que cela pouvait-il être ?

« L'Esprit Errant, il n'est pas tout à fait comme on l'imaginait, commença Charles en essayant de lire par-dessus l'épaule de Marguerite.

— Oui, dit-elle en redressant ses lunettes. C'était à prévoir. C'est un fantôme légendaire qui peut voyager partout sur terre où bon lui semble. Tous les fantômes qu'ils croisent doivent s'imaginer des choses sur lui, nous l'avons tous idéalisé.

— Fiona nous a dit avant de partir que tout irait bien... Je ne sais pas si elle a eu une vision de l'avenir, ou si c'est parce qu’elle nous fait confiance. Ou bien si elle était ivre de cette lumière.

— Probablement les trois... », soupira Marguerite en ajoutant des lignes sur son cahier.

Charles regarda ses gribouillis :

« Est-ce que tu pourrais me dessiner quelque chose ?

— Heu... Oui. Mais ne répète pas à tout le monde que je sais faire ça. Le Clodo du Pont aime penser qu'il n'y a que les SDF qui peuvent tenir un stylo, voler dans les airs ou se défendre. Ils ne m'empêcheraient pas de prendre des notes mais ils voudraient absolument les lires, et nous n'avons pas les mêmes idées... Tu voudrais que je dessine quoi ?

Charles lui fit la description de la croix tréflée rouge qu'il avait en vision et lui raconta à quel point elle revenait dans ses pensées. Après plusieurs essais, ils parvinrent à esquisser quelque chose de ressemblant.

« Tu voudrais montrer ça au Chevalier ? C'est une croix héraldique. »

Charles hocha la tête à l'affirmative, il tripota distraitement la gourmette qu'il avait au poignet. Il se sentait proche de la vérité.

Marguerite regarda son dessin, à nouveau assaillie par des doutes et des questions. Cela avait prit plusieurs soirs mais avec l'aide de Fiona, elle avait réussi à découvrir l'identité du jeune garçon appelé Sirius. Charles pensait qu'il était ce garçon. Elle hésita :

« Écoute Charles... Nous voulions te le dire mais avec Fiona... Je ne pensais pas qu'elle irait de l'Autre- Côté aussi vite, alors que son assassin n'a même pas encore été condamné. Mais nous avons trouvé certains éléments sur toi... Je suis désolée, nous ne voulions pas faire ça dans ton dos.

Charles lui répondit dans un sourire rassurant :

— Quand j'ai vu Fiona partir en courant l'autre jour, j'ai compris à quel point garder le contrôle peut-être difficile. Elle connaissait pourtant son passé et son identité mais en voyant tout ça, cela ne l'a pas pour autant protégée.

— Je compte te dire tout ce que je sais dès qu'on pourra trouver quelqu'un qui pourra nous aider à te contrôler. Je pensais demander à l'Esprit Errant... Peut-être que rien ne se produira. Peut-être que tu ne plongeras pas dans les phases de Frustration et de Colère... »

Mais en prononçant cette phrase, elle réalisa que ce serait impossible. La croix qu'avait décrite Charles ne faisait que confirmer ce que Fiona et elle soupçonnaient depuis plusieurs jours. Qu'aurait dit Fiona à sa place ?

« Je pense qu'elle aurait voulu qu'on continue à être là les uns pour les autres, répondit Charles qui avait comprit ses pensées. De laisser faire le temps. Moi, je ne suis pas pressé.

— Oui, tu as raison. J'irai m'excuser auprès de Grégory.

Elle posa son cahier tout en haut des étagères.

— C'est étrange comment les fantômes sont programmés, ajouta t-elle. Fiona, je ne suis pas triste de son départ. Les enfants hurlaient l'autre jour quand ils l'ont vu partir et là, elle ne reviendra jamais et c'est comme si on ne ressentait aucune... Aucune peine.

— Ce serait horrible si on devait aussi pleurer le départ de nos amis, alors qu'ils sont allés dans... Une sorte de chant magique. On est déjà morts, ce serait une torture... Un purgatoire. C'est déjà injuste qu'ils se retrouvent ici... Pour le Dévoreur, je me disais que nous pourrions nous entraîner. Si les SDF ont réussi à se débarrasser de l'un d'entre eux, alors on pourrait essayer de découvrir comment ils ont fait. On pourrait commencer sur des petits Miasmes...

— Cela nous prendrait des années..., songea Marguerite. Si j'arrive à réunir suffisamment d'informations... »

Une voix se fit soudain entendre dans les murs du centre de loisirs. Ils tendirent l'oreille, quelqu'un appelait et ce n'était pas l'un des enfants.

Marguerite et Charles sortirent de la réserve pour tomber nez à nez avec un fantôme aux cheveux longs, portant une veste en jean et un pantalon à frange.

« Ah, vous voilà ! s'écria Patrick le Yéyé avec soulagement. Il y a une grosse bagarre de fantôme au niveau du cinéma. On ne sait pas si c'est la bande d'Enzo, des SDF ou l'Esprit Errant... Peut-être que c'est tout en même temps. C'est la panique, certains disent que le Dévoreur vient de revenir. Je voulais m'assurer que tout...

— C'est Gregory ! enragea Marguerite. Viens Charles, s'il est en train de se battre contre Enzo, ça va encore mal finir. On va demander au Clodo du Pont de garder les enfants, s'il est toujours chez lui, c'est sur le chemin. Heu... Merci, le Yéyé, cafouilla t-elle avant de partir en trombe.

— Mais avec plaisir ! » répondit ce dernier avec un tic sur la paupière, que Charles prit pour un clin d’œil.