L'Homme au Carnet 6
Les environs n'étaient plus les mêmes, mais il était toujours la nuit. Ils distinguaient un chemin menant à un hameau. L'homme au Carnet s'y dirigea sans hésiter, suivi par les deux autres circonspects.
Une femme se tenait à l'entrée de la maison. L'homme au Carnet l'interpela.
- Bonsoir, sœur de Terre. Nous sommes des voyageurs venant de très loin dans le temps et l'espace. Nous aimerions passer la nuit cher vous.
- Bonsoir, frère de Terre.
Est-ce une bonne nuit pour vous accueillir ? La haine l'a commencée...
- Le thé la terminera.
La femme sourit.
- J'ai du mal à comprendre, dit l'artiste le matin, tandis qu'ils étaient attablés. Ici, on accueille n'importe quel inconnu frappant à la porte ?
- Et encore, il n'y a que dans cette ville des énigmes qu'on demande à résoudre une énigme avant d'offrir.
Devant l'air déconcerté de l'artiste, il expliqua :
- Cet autre monde est en tout basé sur la confiance. Ici, rien ne justifie vraiment qu'on refuse, qu'on se méfie. Et la compagnie de voyageurs peut être agréable.
- Hum...
Il but une gorgée de café. La jeune fille arriva. Elle aussi avait une question :
- Vous avez parlé de ville des énigmes...
- Le fait qu'il n'y ait plus d'impératifs économiques laisse en fait une grande liberté aux hommes. Mettre les hommes sous pression, les forcer à travailler toujours davantage, n'est pas fructueux. Voilà le pari de l'uchronie : après tout, les hommes trouveront toujours une manière de vivre, de s'occuper... Et travailler en est une quand il ne s'agit plus d'une nécessité. Voilà encore comment on peut faire confiance aux hommes : en leur laissant le plus possible de temps libre, et en supposant qu'ils y seront créatifs, et sauront y vivre mieux que de la manière qu'on souhaite leur imposer. Les hommes ont su le prouver dans ce monde en organisant culturellement leur ville de manière originale. Elles deviennent des communautés partageant des traditions, pouvant être les énigmes, le sport, la poésie...d'autres plus "naturelles"… En fait, ce monde est une forme d'associations des communautés utopiques. Les lieux qui n'existent pas vivent en un temps qui n'existe pas non plus, en prenant utopie et uchronie dans leur sens étymologique...
Ce monde est une reconstruction, beaucoup plus libre, de la société. Vous le comprendrez mieux ce soir, quand nous serons au cœur de ce monde.
L'homme au Carnet les emmena à la gare. Ils s'étonnèrent de ne rien avoir à acheter. Ils furent vite dans un train.
- Tous les moyens de transport pollués ont été abandonnés...progressivement, mais beaucoup plus rapidement que dans l'ancien modèle, car nous avons compris que l'essentiel résidait dans la réorganisation des déplacements personnels dans sa vie. Dès que nous n'eûmes plus besoin de voitures, nos vélos et nos pieds pour les courts et moyens trajets, et les moyens de transport propre pour les longs trajets, nous suffisant.
De plus, nous avons réenchanté le voyage. Il n'y a plus de tourisme : on ne voyage plus grâce à de l'argent mais de manière libre ; le profit de l'activité touristique n'existe plus, et il n'y a donc plus besoin de remodeler l'espace, bousculant les traditions des habitants et les privant de leur liberté, pour satisfaire ce secteur ; nous avons accepté le ralentissement des transports, ce qui impose et permet de traverser les territoires au lieu de les transpercer ; enfin, les migrations ont été simplifiées et un statut international du voyageur, reconnu par tous les pays, créé. Un voyageur est un homme libre, sans citoyenneté actuelle, ne reconnaissant pour pacte social que celui de l'Humanité. Grâce à cela, il est garanti d'aller où il le souhaite, les frontières n'étant plus des barrières. Il est simplement tenu à s'informer des cultures locales pour respecter les coutumes des lieux qu'il traverse.
L'homme au Carnet se tut. Ils contemplèrent l'horizon à travers la fenêtre. Il y avait des champs à perte de vue.
- Mais comment fait-on pour nourrir les habitants, s'il n'y a plus d'obligations ? demanda l'artiste.
- Cela n'empêche pas des hommes de rêver de métier, comme agriculteur. Et il y a bien assez de nourriture, quand on organise la distribution correctement, sans inciter à la consommation, pour tout le monde, d'autant plus depuis que tous ici pratiquent l'agro-écologie. Un système a été conçu pour prévoir le manque de nourriture particulier (pour un lieu). On enregistre la quantité de nourriture finie (en nombre de personnes nourries par jour) chez les restaurants, les marchands et les maisons qui se manifestent, indiquant seulement leurs excédents (et il y a d'autres recensements pour la nourriture brute). Il y a également une recensement du nombre de personnes qui ne sont pas auto-suffisantes. Leur rapport établit la situation actuelle de la région (il y en a aussi une globale pour le pays, ainsi que pour les éventuels corps intermédiaires). De même que la manière de se nourrir des foyers déclarés auto-suffisants est laissée à leur discrétion, si le rapport est suffisamment positif, un autre recensement peut être organisé afin de se focaliser sur les excédents et de laisser le reste à la discrétion des habitants. Tant que tout va bien ce qui est généralement le cas, on laisse les habitants tranquilles.
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