Orléans...
Jamais Jeanne n'avait, jusqu'à cet instant, ressenti un tel bien être. Cette liberté retrouvée à ce moment de la mi matinée imprégnée de cette bienfaisante lumière du soleil qui jette des ombres bleutés sur les trottoirs, a quelque chose d'exaltant. Plusieurs fois, elle s'arrête pour inspirer profondément l'air ambiant. En perçoit elle la pollution ?... Sans doute pas encore… elle y puise le bonheur d'être tout à coup au cœur de la vie, dans un monde nouveau où elle a tout à découvrir, une foultitude de gestes à apprendre, d'habitudes à adopter. Et pour cela, elle n'a qu'à regarder, observer tout ce qu'il se passe autour d'elle. Jeanne est au spectacle et fait, en même temps, partie de ce spectacle, c'est un pur délice !... À ces sentiments, déjà très forts, s'en ajoute maintenant un autre qu'elle n'avait sans doute jamais éprouvé avec autant d'intensité : elle se sent femme... est-ce l'air qui caresse son corps à chaque pas, ce frôlement qu'elle ressent à travers le textile soyeux et doux de ses nouveaux vêtements si légers, cette jupe aux pans plissés qui flotte autour de ses jambes et dont les pans, en balancement cadencé, effleurent, alternativement, l'avant et l'arrière de ses cuisses quand elle marche, ou bien ce frissonnement des dentelles ourlant le balconnet de son soutien-gorge sur sa peau ? Elle ne saurait dire mais, ces perceptions confuses renforcent ce sentiment de féminité lui incombant soudain et lui procurant un bonheur ineffable...
La rue du faubourg Sain-Jean, où elle est sortie de l'hôtel de police, débouche sur le boulevard Jean Jaurès. Jeanne prend à droite en direction du fleuve. Elle a besoin de ce miroitement de ces éclats de lumière et de cette petite brise accompagnant le courant pour, mieux savourer son bonheur. Elle se rend compte que ses pas sont bien plus amples et rapides que ceux des passants qu'elle croise ou dépasse. « Mon Dieu ! avec ma démarche de guerrière, je ne dois pas passer inaperçue...il faut absolument que je maîtrise ma façon de marcher en me calquant sur celle des autres promeneurs... » Avec beaucoup de concentration, elle parvient à corriger son allure et déambule alors avec bien plus de naturel… pourtant, elle n'est pas sans être remarquée : les hommes qu'elle rencontre se retournent sur son passage, beaucoup lui sourient et il en est aussi quelques-uns qui la sifflent sans vergogne. Jeanne est une fille superbe... en a -t-elle conscience ?... C'est en apercevant son reflet sur la paroi vitrée d'un abri-bus, qu'elle a cette révélation. Elle s'arrête un instant pour se contempler... « C'est moi, cette jeune fille gracile ? » Elle fait un pas de côté pour se voir de trois quart... c'est alors qu'une grande brune en rollers filant à toute vitesse sur le trottoir manque de la percuter. « Pousse-toi connasse ! Jeanne, que la skateuse a poussé vigoureusement, a failli se retrouver par-terre. Quand elle se retourne, la fille est déjà à plus d'une centaine de mètres devant elle… « Bon évitons les écarts intempestifs , s'amuse Jeanne... connasse ?... Ce n'est sûrement pas un compliment... »
Parvenue au carrefour de franchissement des voies sur berges, elle reste un moment hésitante à cause du flot incessant des véhicules. Ayant obliqué légèrement à droite, Jeanne se trouve au niveau des cérames d'un passage pour piétons. Prenant exemple sur un groupe de jeunes, elle traverse en même temps qu'eux, la chaussée du quai Saint-Laurent.
La voici au bord de la Loire, remontant vers l'Est, elle suit le chemin la longeant. L'air, à cet endroit, plus mouvant, joue avec les pans de sa jupe. Consciente qu'on l'observe, elle avance comme une danseuse irlandaise, en en maintenant les bords, bras plaqués le long du corps. Ayant parcouru ainsi une centaine de mètres, elle trouve une série de bancs faisant face au fleuve. Elle vient à peine de se poser, qu'un homme au tempes grisonnantes, la cinquantaine, s’assoit à côté d'elle, jusqu'à la coller.
- Quelle belle journée, n'est-ce pas ? Jeanne toise son interlocuteur...
- En effet ce printemps est prometteur... alors j'aimerai bien en profiter tranquillement. Au-revoir monsieur ! Elle se lève aussitôt pour aller s'asseoir deux bancs plus loin. L'homme veut la rejoindre mais elle ne lui en laisse pas le temps ; c'est elle qui va au-devant de lui et le fixe droit dans les yeux. Le regard de Jeanne se fait si intense que l'homme prend soudain peur et passe son chemin, sans qu'un seul mot soit échangé. Elle se rassoit, un temps, apaisée...
Les hommes… tous pareils, leur envie de conquérir, de posséder, de toucher, de coucher et de jouir comme des bêtes constamment en rut… Jeanne sent les larmes venir... c'est alors que se superposent à la vue qu'elle a du fleuve et de ses rives, en face, d'autres images de ce même endroit mais à une époque bien plus ancienne. C'était un jour gris, les clameurs qui montaient des bastilles, envahissaient tout l'espace, « la putain des Armagnacs » inspectait les tourelles d'assaut anglaises à l’Ouest. En l'absence de Dunois, avec quatre centaines d'hommes sous le commandement de La Hire, ils avaient opéré une sortie de ville. La bataille faisait rage. Il y avait déjà bien trop de corps à terre... des hommes de son camp, touchés par les carreaux des archers anglais. Certains gémissaient d'autres, ceux-là même qui, avant de tomber, lançaient des obscénités, se conduisaient en reîtres aux propos et aux gestes répugnants, pleuraient maintenant comme des enfants, crispés sur l’empêne d'une flèche ayant traversé leur cuisse ou leur poitrine. Ces godons irrévérencieux, il fallait absolument les faire sortir de leur bastilles infernales. Elle, la Pucelle, savait comment les provoquer... il lui suffisait d'être présente face à eux et leurs quolibets, bien droite dans son armure, étendard bien en vue et de leur crier « Vils Seigneurs au service du trône d’Angleterre, n'avez rien à faire sur les terres du royaume de France. Moi, Jeanne la Pucelle, je vous exhorte à partir loin d'ici et de libérer immédiatement la place ! » Ils hurlaient encore plus fort, la vouant aux enfer… et cela la faisait encore plus sourire... Tous, ils avaient peur d'elle, pour eux, c'était une sorcière... elle savait cela, elle en jouait et les bravait jusqu'à l'outrecuidance... mais il y avait aussi tous ces morts et ses nombreux blessés à terre. Cette vision la rendait particulièrement triste... même la mort de ses ennemis ne lui était pas indifférente. Tout ce sang, toute cette boue, ces feux ravageurs, cette noirceur de la guerre, cette furie des combats, cela lui était difficilement supportable et pourtant elle se trouvait au cœur de la bataille, guerrière pugnace, jamais magnanime pour qui ne respectait pas sa cause imposée par l'indéfectible Volonté du Ciel.
À la place des bastilles, sur la rive sud, son regard embrasse, noyées dans la végétation, quelques barres d'immeubles... elle essuie ses larmes d'un revers de main... heureusement, personne ne passe par là. Jeanne n'aimerait pas être surprise en train de pleurer. Il faut qu'elle passe totalement inaperçue dans cette autre époque et, au contraire, de celle dont elle vient d'avoir l'épouvantable vision rétrospective, éviter toutes les provocations préjudiciables aux menées des nouvelles batailles qu'elle doit maintenant livrer.
Jocelyne lui a donné rendez-vous sur le parvis de la cathédrale Sainte Croix… à treize heures, lui a-t-elle précisé… même si elle n'a pas de montre, Jeanne sait qu'il est temps de se diriger vers ce lieu de rencontre.
à suivre : "63, rue du faubourg Saint-Jean..."
Annotations
Versions