L'affût

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Quoi qu'il arrive, je vais avoir froid. 

Il va me mordre les doigts et les orteils et m’assommer. C'est pas de l'hypothermie, faut pas déconner, mais passer 8 heures, de nuit, en novembre, allongé dans un champ de maïs, c'est pas non plus une soirée aux bains-douche. Le froid endort, ankylose, pique comme une guêpe vicieuse coincée dans le falzar.

Je vais passer une nuit de merde, mais je ne peux plus me permettre de perdre une récolte. À ce rythme-là, je suis bon pour aller acheter de la farine, et ça, c'est le début de la mort.


Le vieux racontait une histoire comme ça ; dans le temps, ils avaient perdu la moitié de la récolte et pas de maïs c'est pas de farine ; pas de farine c'est pas de pain ; pas de maïs ou de farine c'est pas de bouffe pour les animaux, du moins certains. Et pas de pain ni d'animaux, égal crève !


On est beaucoup trop short en pognon pour aller jouer aux cons et acheter de la matière première. Putain quoi, la perte sèche que ça représente est monstrueuse. Le prix de la farine, additionné au coût du maïs au départ. Et le temps. Et l'énergie. Impossible, désolé mon gros cochon mais je peux pas te laisser continuer comme ça.


Il faut d'abord trouver le bon endroit, savoir d'où vient le vent, ne pas être dans le passage d'ils utilisent d'habitude et ne plus faire de bruit. Le fusil chargé est directement dans le bon axe, prêt à tirer. T'as soif ? Ta gueule ! T'as faim ? Ta gueule ! T'as envie de bouger ? Bouge pas ! C'est ça l’affût, c'est comme ça que ça se passe. C'est pas de la chasse pour les trophées, c'est pas pour la gloriole ni même pour bouffer, c'est de la survie, à long terme et de toute une famille. Putain, Dieu sait que j'aime pas chasser, que je le fais que par nécessité. Un lapin de temps en temps, c'est agréable. Un sanglier c'est pareil, sauf que tu peux en bouffer pendant des mois. Mais j'aime pas ça la viande de sanglier, je le chasse pas d'habitude. J'aime bien les marcassins, mais j'ai vraiment pas le cœur de les tuer.

La nuit, le moindre bruit est amplifié. Une pomme de pin qui dégringole s'écrase comme une bombe et déchire le silence. La perception de distance est faussée ; ce qui est loin semble proche et ce qui est proche semble littéralement sur toi.

Mon frère se marre. Il comprend pas que j'en fasse tout un drame. Juste quelques parcelles de maïs en moins qu'il dit ce con. Bien sûr, c'est facile quand tu fais des trafics de merde avec "je sais pas quoi". Ça arrondit méchamment les fins de mois. Par contre, quand tu es un pauvre connard honnête et que tu comptes juste sur tes mains et ta volonté, un épi de maïs, c'est un petit morceau de vie, de la sueur et de la joie.

Mon frère et moi on ne se parle pas beaucoup. Même si c'était son choix de ne pas suivre, il n'a jamais supporté que je parte rejoindre les parents. Je sais bien qu'il a regretté de ne pas être venu dès la seconde où on est partis mais qu'il avait bien trop de fierté pour revenir sur ses mots. Il faisait déjà des conneries à l'époque mais je crois que le fait que je sois là, qu'il doive s'occuper de son petit frère, créait une barrière psychologique. Elle a sauté dès le lendemain de mon départ. Plus jamais il n'a arrêté, assumant son rôle de voyou attitré et bouc émissaire en chef à chaque problème dans la région. 

Je n'ai presque pas eu de ses nouvelles depuis mon retour, en deux ans on s'est croisés deux ou trois fois tout au plus. Il est toujours évasif sur ses affaires. Je suis pas con, je sais bien que la casse n'est la que pour lui servir de couverture. Quand j'ai essayé de lui parler des parents il a allumé une petite veilleuse dans ses yeux et m'a juste demandé s'ils étaient finalement - et enfin - morts.

On ne partage guerre plus qu'un bout d'ADN lui et moi. 


Merde ! Je ne m'attendais pas à voir arriver toute une famille. Une laie et sa portée ; cinq petits marcassins qui diablotent allègrement.


J'ai imaginé la scène des dizaines de fois depuis ce matin et j'avais toujours un grand mâle dans la ligne de mire. Mon âme WWF n'a jamais pensé que je pourrais avoir à détruire une famille. D'après mes souvenirs, les petits naissent souvent au printemps et sont sevrés après quatre ou cinq mois. Avec un peu de chance, ils sont précoces. Ils peuvent s'en sortir. Le reste de la troupe n'est probablement pas loin. S'ils arrivent à rejoindre les autres femelles, ça ira pour eux. On se reverra dans quelques années, dans un autre champ, autour d'autres épis.

Je l'ai eue, ça, j'en suis sûr. Mais pas assez bien cependant, elle s'est carapatée dans les buissons et maintenant, en pleine nuit, impossible de la suivre. Je suis bon pour retourner à la ferme et revenir avec un chien.

C'est ici, le sang est encore poisseux, j'en ai le goût du fer en bouche. Je déteste cette impression de me faire trimbaler par un animal qui fait un dixième de mon poids. De l'autre côté du talus, ça monte fort pendant une trentaine de mètres puis Sharky accélère. Les épines des ajoncs me lacèrent les jambes et j'ai pas pensé à mettre un pantalon protégé. Ma grand-mère dirait que c'est mon cilice ; je dois me lacérer pour nettoyer mon corps et mon âme du péché. Je prends une vie, il est donc normal que je verse moi aussi un peu de sang. 

C'était pas censé se passer comme ça ; un grand mâle débarquait, je lui mettais une balle entres les deux yeux, je le saignais, le foutais dans la remorque et l’embarquais à la maison. On aurait eu de la viande de sanglier jusqu'à la Saint-Jean.
Là, je me déchire la peau et l'âme à pister une maman blessée à mort pour l'achever.
Le chien s'excite de plus en plus, j'ai du mal à le tenir. Il faut faire attention, une laie blessée et acculée peut être vraiment dangereuse. Elle n'hésitera pas à me foncer dessus. Avec raison. Si - et je prie tous les Dieux pour que ce ne soit pas le cas - les petits sont encore auprès d'elle, elle se battra jusqu'à son dernier souffle.


Je savais que ça allait être dur de revenir ici et de m'improviser agriculteur. Quand je préparais mon plan, à des milliers de kilomètres d'ici, dans la chaleur de l'appartement, je n'avais que des mots qui dansaient dans ma tête : durable, bio, nature. Un agriculteur moderne et modèle.

Ce que j'ai pu être naïf! 

Tout le monde s'en fout, la seule chose qui intéresse les acheteurs c'est le prix. rien d'autre. Etre compétitif, agrandir la production, assurer un rendement régulier, calibrer, standardiser. Soumettre la nature, lui faire plier le genou, faire allégeance au Dieu agroalimentaire. Putain j'ai failli en crever tellement j'ai été naïf. 

Il était hors de question de jouer à ça. On en a parlé avec ma femme ; soit on continuait et on insistait sur le chemin qu'on tentait de construire, soit on remballait tout et on retournait en ville. Ç'aurait été terrible pour les filles de chambouler leurs petites vies comme ça, deux fois en moins d'un an. Alors on a décidé d'insister. On a serré les dents et on a tenu bon. On a refusé de plier, on a donné des sacs de farine au boulanger, des sacs de pommes de terre aux voisins, des légumes, des œufs, des poulets, des agneaux... On était littéralement au bord du gouffre. 


Je l'entends. Un son guttural qui viens du fond de l'estomac. Je peux presque sentir le sang noyer sa gorge, mais elle n'est pas morte. Je vais lui mettre une cartouche entre les deux yeux et abréger ses souffrances. 


Un jour un homme est venu chez nous. Il disait qu'il avait entendu parler de nous par un livreur qui apportait du café chez son cousin. Le fils P donc. Il disait avoir un restaurant et cherchait des producteurs pouvant lui fournir des produits frais, en circuit court et sans pesticides. Il est parti avec des fruits, des légumes, des œufs et un carré d'agneau. Je ne lui ai rien fait payer. 

J'ai plus entendu parler de lui et dans ma tête c'était le coup de grâce. On devait se rendre à l'évidence, c'était un échec complet. C'était "mon" échec. J'avais détruit la stabilité de ma famille pour rien. Demandé à ma femme de changer de pays, de culture, d'apprendre une nouvelle langue, à mes filles de laisser leurs copines, leurs habitudes rassurantes et leurs grand parents pour aller s'enfermer dans un petit patelin oublié du monde, baignant dans le brouillard et partageant leurs vies avec plus d'animaux que d'êtres humains. On était au bord du gouffre financier et à deux doigts de l'implosion en tant que couple et famille. 

Je m'étais résigné à tout planter là et repartir quand le mec est réapparu. C'était une dimanche matin. Je finissais de m'occuper des animaux avant d'aller à l'église quand je l'ai vu, en compagnie d'un autre gars, se diriger vers moi. J'ai tant bien que mal essuyé mes mains et les ai salués. Il n'est pas allé par quatre chemins et a dit qu'il voulait travailler avec moi et qu'on devait discuter prix. 

Nous avons demandé à la voisine d'accompagner les filles et sommes restés autour de la table de la cuisine à parler de betteraves et de figues. Je lui ai promis les meilleurs figues de sa vie, les tomates juteuses qu'il pourrait manger comme des pommes, le jus coulant le long de ses bras. Je lui ai parlé des poules qui ne mangeaient que des restes et ce qu'elles trouvaient dans le sol ; à peine un peu de céréales en hiver. On a discuté des vaches qui vivaient dehors aussi longtemps que possible et des veaux de lait à la viande tellement tendre qu'il fallait à peine les cuire. Il voulait savoir si je pouvais planter des cerises, si j'avais des piments ? On a parlé comme ça pendant quatre heures. Les filles sont rentrées et Nina a préparé à manger pour nous tous. Arrivés aux digestifs on était d'accord sur tout. Il prendrait la totalité de ma production pour autant que la qualité reste celle qu'elle était. 

Moi je bossais bien et lui il payait bien. 

Ce soir-là on a couché les filles et bu deux bouteilles de vin à deux. On a fait l'amour comme si on ne s'était plus vus depuis des mois. On a rêvé à l'avenir emmitouflés dans la couverture devant le feu ouvert. La roue avait tourné et je n'allait pas laisser un cochon sauvage venir foutre le bordel dans mon bonheur naissant.


C'est vraiment la merde de marcher dans le noir, au milieu de toutes ces lames de rasoir. Il y a des ornières et des branches cassées qui bloquent les chemins. Elle n'est pas conne, elle sait où se cacher et elle ne trimbale pas un putain de fusil. Je ne sais pas comment je vais faire pour m'approcher suffisamment près pour la voir. Le chien met la tête dans un passage mais il ose pas trop s'approcher non plus. Un coup de canine et bonsoir petit clebs. 

Si j'arrive à pousser un peu les ajoncs sur la droite je pense que j’arriverai à me créer un passage assez large. Je vais me marrer pour la sortir de là après !


Les filles se sont habituées à l'école et la langue ne leur pose déjà plus le moindre problème. Pour Angela c'est pas encore gagné mais elle progresse de jour en jour. Surtout, elle en a envie à présent. Elle s'amuse, elle profite de notre vie. Les voisins tentent pour la plupart d'être gentils. Même la vieille folle lui a donné un grand pot de miel l'autre jour. Comme ça, sans rien dire ; une façon à elle de lui souhaiter la bienvenue je suppose. Son miel c'est de l'or liquide, jamais je n'ai goutté quelque chose d'aussi incroyable. La semaine dernière, quand j'ai été apporter les marchandises au restaurant je lui ai déposé également un petit pot de ce miel. Le soir même il m'appelait pour me demander d'où ça venait. C'est fous comme tout le monde a oublié le vrai goût des choses. Ce miel est là depuis des centaines d'années, dans les ruches des paysans, chez les agriculteurs et les petites gens. Il n'a rien d'exceptionnel à part le temps et le respect. 

Respecter la nature qui fait pousser la fleur qu'ira manger l'abeille qui fera du miel que la vieille folle fera couler dans un pot. C'est pas plus compliqué que ça. C'est nous qui compliquons tout, puis on s’émerveille quand une goutte de  campagne nous tombe sur les papilles. On croit tellement fort que l'herbe est plus verte ailleurs qu'on en oublie de baisser les yeux sur la prairie verdoyante dans laquelle on vit. 


Je sais pas comment j'ai fait mon compte. C'est là qu'on voit que je ne suis pas un vrai chasseur. Ni un vrai campagnard probablement. J'ai voulu pousser les branches avec mon fusil et avant que je comprenne quoi que ce soit, j'avais une cartouche éparpillée dans l'estomac. 

J'ai les jambes coupées, impossible de bouger. Je sens la chaleur de mon sang couler dans mon dos. Maintenant je la vois. Elle est à deux mètres de moi, à peine. Avec mon corps j'ai bouché le passage et le chien c'est sur moi qu'il aboie maintenant. 

On se regarde droit dans les yeux. On est tous les deux entrain de crever ici en pleine nuit et tous les deux par ma faute. 


J'avais encore des projets ; je comptais engager des gens pour nous aider, racheter des parcelles avoisinantes, demander à la vieille de prendre ses ruches en gestion, planter des vignes. Des rêves plein la tête. Mario m'a dit qu'il allait ouvrir un deuxième restaurant et qu'il souhaitait que j'approvisionne les deux. Il avait aussi reçu l'information que son restaurant allait recevoir une deuxième étoile. 

Sa voix était un mélange de fierté et de reconnaissance. Il disait que la première étoile était due à son travail mais que cette deuxième était le fait de mon travail à moi. "C'est tes produits qui sont étoilés Oscar, tes produits" qu'il me disait. Je dois bien avouer que je suis très fier de nous. C'est une vraie et belle récompense. La preuve que si l'on s'en donne les moyens, c'est possible d'aller au delà des rêves. 


Incroyable. Elle bouge.

Je suis frigorifié, engourdi ; je suis sur le point de mourir. 

Elle bouge. Le chien se remet à aboyer de plus belle mais il ne peux pas passer à cause de ma carcasse. 

Elle est debout. Elle a perdu beaucoup de sang et pourtant elle à rassemblé suffisamment d'énergie pour se remettre sur pattes. 

Je suis persuadé qu'elle va mourir bientôt, elle est trop faible et a perdu trop de sang. Elle ne veut juste pas mourir à coté de son meurtrier. Comme je la comprends! 

Qu'est-ce que ça pouvait faire quelques épis de maïs en plus ou en moins ? 

Et pour quelle raison je suis sorti sans mon téléphone cette nuit? Putain chérie pourquoi t'as pas insisté ? J'ai même pas dit correctement au revoir aux filles ; juste une main sur la tête en guise d'adieu ? 

Bordel non,  non, non !

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