Chapitre 3
Sara
Adossé contre le mur de la salle, les bras croisés et le front sévère, Monsieur Petit toise son interlocuteur. Il n’a plus prononcé un seul mot, depuis qu’il lui a balancé son feutre sur la figure, d’un mouvement plutôt fin contrastant avec la grossièreté de ce geste, instaurant au passage une ambiance pesante dans la classe. Parce qu’il attend probablement des explications. Et que l’interlocuteur en question n’a pas l’air décidé à lui en fournir.
Alors qu’il continue de le sonder du regard, Monsieur Petit finit néanmoins par sortir de son mutisme :
- Comment se porte notre prince au bois dormant ?
Une vague de rires parcourt la salle.
- La sieste a-t-elle été utile ? ajoute-t-il, d'une voix pleine de fiel.
Malgré ses airs de dur à cuir, le professeur aussi semble connaître quelques limites avec la patience.
Je me retourne sur ma chaise, curieuse à l’idée d’apercevoir le visage honteux du garçon qui ne s’est pas gêné de me fixer avec acharnement, hier. Mais ma curiosité laisse rapidement place à la surprise.
Parce qu’il cille à peine face à la tentative d’intimidation de Monsieur Petit.
- Vous avez avalé votre langue durant votre sommeil ? demande-t-il alors, un air crispé au visage.
Sur cette remarque, la classe rit de plus belle.
Je profite alors de l’ambiance détendue pour scruter plus attentivement ce garçon dont rien ne semble ébranler l’assurance. Une main sous le menton, l’autre sur la table, sa posture respire la condescendance et le mépris. Ou peut-être est-ce simplement de l'insouciance ?
Peu importe.
Ce garçon m'insupporte.
Face à l’absence de réponse de son interlocuteur, Monsieur Petit finit par s’impatienter. Il s’apprête à hausser le ton pour déclarer quelque chose, lorsque le brun le coupe dans son élan :
- Je me suis assoupi.
Quoi ?
- Je me suis assoupi et je sais que c'est inadmissible.
Petit à petit, le brouhaha cesse pour laisser place au silence.
Les joues en feu, le professeur rétorque spontanément :
- Vous en êtes fier ?
Mais le brun nie de la tête.
Il marque une pause, un court instant, sous les yeux rivés de nos camarades qui ne comprennent plus rien à la situation, avant de reprendre :
- Pas du tout. Au contraire. Mon attitude est blâmable.
Il s'éclaircit la gorge, puis il poursuit :
- Et pour cette raison, je tiens à vous présenter mes excuses.
Le souffle coupé, Monsieur Petit le scrute à son tour, de ses prunelles océan écarquillées.
- Alors si vous souhaitez que je quitte la salle, je comprendrai...
Il se met à ranger ses affaires mais le professeur l'interrompt dans son mouvement :
- Euh... non... Ce n'est pas la peine ! J'accepte vos excuses.
Le brun laisse échapper un soupir de soulagement et ses épaules s'affaissent.
- Mais à une seule condition.
Sur ces mots, Monsieur Petit me désigne de son index, reportant l'attention de toute la classe sur moi. Je ne peux m'empêcher de baisser la tête timidement, prise de court, mais je finis par la relever avant de croiser les prunelles au noir d'encre du brun. Elles sont tellement perçantes qu'elles me donnent l'impression d'être engouffrée dans le diamètre grandissant de ses pupilles.
- Je veux que vous réagissiez aux propos de cette jeune fille.
Le regard posé sur moi, il me sonde, avant d'esquisser un sourire discret et de murmurer :
- D'accord.
Alors il ne faut pas plus longtemps à Monsieur Petit pour qu'il diffuse de nouveau l'extrait de sa vidéo.
* * *
- Alors ?
Assis sur la chaise de son bureau, le dos droit contrastant avec la position affalée d’une bonne partie des élèves, Monsieur Petit repose cette question. Sauf que cette fois, elle ne s’adresse pas à la classe entière, mais seulement à un étudiant.
Ce dernier se pince l'arête du nez, comme pour réfléchir, avant de répondre :
- Je ne vois pas de souci particulier avec l'attitude du médecin.
Je laisse échapper un soupir d'exaspération.
Cela n'a rien d'étonnant, venant d'un individu aussi insouciant que lui.
Je suis certaine qu'il est incapable de remettre en question la moindre autorité qu'on peut exercer sur lui, en se contentant d'accepter des situations telles qu'elles lui sont présentées.
- Votre camarade ne partage pas votre opinion.
Le brun me lance un regard incrédule, en attente d'une explication, mais je laisse le professeur revenir à la charge à ma place :
- Elle qualifie la position de ce médecin comme étant paternaliste. Qu'en pensez-vous ?
- Je ne suis pas vraiment d'accord.
Comme c'est surprenant.
Je fais mine d'ignorer ses propos et je reporte mon attention sur les notes de mon cahier.
- Pourriez-vous être un peu plus précis ? enchaîne Monsieur Petit.
- Recevoir des explications d'un traitement dont on connaît déjà l'action n'a rien d'offensant.
Je me mordille la joue intérieure pour me contenir.
Son air de garçon à l'allure parfaite commence sérieusement à me taper sur le système.
- Dans ce cas, pourquoi votre camarade se sentirait-elle offensée ?
Je sens de nouveau ses prunelles se poser sur moi, ce qui me déstabilise malgré moi.
Il prend alors une profonde inspiration, avant de rétorquer :
- Je ne sais pas.
Qu'est-ce qu'il sait, de toute façon ?
- Mais lorsqu'une personne possède un minimum de confiance en ses capacités, elle n'est généralement pas atteinte par ce genre de discours.
Pardon ?
Cette fois, c'en est trop.
Je me retourne vers le brun avec une grande vigueur, avant de le fusiller du regard et de lui demander :
- Est-ce que tu es en train d'insinuer que je n'ai pas confiance en moi ?
La classe s'agite de nouveau.
Il soutient mon regard d'une expression ferme :
- Je n'ai pas dit ça.
Je fronce le nez.
Parce qu'il n'assume pas ses propos, en plus ?
- Tu as dit qu'une personne ayant confiance en ses capacités ne peut pas être offensée par ce médecin.
Il opine du chef.
- Mais j'ai été offensée.
Quelques messes basses se font entendre autour de nous.
Mais il ne semble pas s'en soucier le moins du monde.
- Et ? reprend-il alors, de son air indifférent.
Je serre le poing sous la table pour contenir ma colère.
- J'ai été offensée, donc on peut en déduire que je n'ai pas confiance en mes capacités. Et donc en moi.
- Là, tu court-circuites le raisonnement.
- Non. C'est ce qu'on appelle du syllogisme.
- Mais je n'ai jamais dit que je raisonnais par syllogisme.
Oh mon dieu.
Ce garçon m'insupporte encore plus en faisant l'autruche.
Je m'apprête à répliquer mais la voix stridente de Monsieur Petit interrompt notre conversation :
- Stop ! Ça suffit maintenant !
Un ange passe.
Je reporte mon attention sur Monsieur Petit, un air penaud au visage, m'attendant à ce qu'il me réprimande pour mon attitude, mais ce n'est pas le cas. Bien au contraire. Il se lève de sa chaise et se met à applaudir, avant de nous gratifier d'un sourire jusqu'aux joues, lui creusant au passage des petites fossettes sur les côtés.
- Intéressant ! Très intéressant !
Je continue de le fixer, complètement décontenancée.
- Jeune fille, s'écrie-t-il en me pointant du doigt, vous semblez connaître un pannel de vocabulaire ! Ce n'est pas tous les jours que je croise des étudiants de première année aussi éloquents ! Je tiens à vous en féliciter !
Le rouge me monte aux joues.
J'ai envie de décocher un sourire mutin à mon camarade pour lui prouver ce que je vaux, mais le professeur me coupe dans mon élan :
- Quant à vous, jeune homme ! Vous avez su contre-argumenter avec une analyse perspicace sans vous démonter ! Vous méritez également mes félicitations !
Analyse perspicace ? Tu parles.
Il a juste prouvé une fois de plus que les personnes comme lui sont tellement privilégiées qu'elles sont incapables de déceler un traitement différent.
Je hausse les épaules nonchalamment, mais je ne peux m'empêcher de jeter un coup d'œil dans sa direction pour observer sa réaction.
Mais il ne réagit pas.
L'expression de son visage est aussi insondable que d'habitude.
- Voilà ce que je voulais vous montrer avec cet exercice !
Monsieur Petit se met à effectuer quelques pas dans la salle, de gauche à droite, puis de droite à gauche.
- Que vous soyez en santé, en droit ou en psychologie, l'enjeu est le même ! Vous aurez des patients et des clients ! Et vous devrez traiter vos cas en prenant en compte l'individualité de vos interlocuteurs !
L'individualité... ?
- Le caractère qui distingue une personne d'une autre ! Que ce soit une origine, une philosophie de vie, une religion, nous avons l'obligation de nous adapter à l'individualité pour offrir le meilleur service possible ! Et ce, même si nos opinions divergent.
Je sens les larmes me monter aux yeux.
Le discours de Monsieur Petit m'émeut.
Parce qu'il me fait plus particulièrement écho, à cet instant précis. Et que j'aurais aimé pouvoir entendre ces mêmes paroles de la part de mes professeurs, en primaire, lorsque je tentais de leur expliquer le harcèlement dont j'étais victime à cause de ma différence. Et pas simplement des conseils m'intimant de rester discrète et de ne pas provoquer délibérément mes agresseurs.
Monsieur Petit continue de nous expliquer les enjeux qu'impliquent l'individualité, la relation entre un employeur et son employé, en ajoutant d'autres notions plus globales liées à sa matière.
Je me contente d'écouter, à moitié ailleurs, apathique après avoir dépensé la majorité de mon énergie à expliquer mon opinion. Pourtant, lorsqu'il achève enfin son cours, je me surprends à puiser dans mes dernières ressources. Parce qu'il me reste encore la force de me battre pour ne pas réitérer mes erreurs du passé.
Alors lorsque le brun se précipite vers le couloir, je lui emboîte le pas pour le rattraper.
* * *
- Hé ! Toi ! Attends !
Le concerné s'arrête instantanément, avant de se retourner pour m'observer.
- C'est à moi que tu parles ?
Je m'avance de quelques pas pour réduire la distance entre nous.
- Est-ce que tu vois quelqu'un d'autre à l'horizon ?
Il me sonde un instant, un air incrédule au visage, avant de désigner du menton la porte de notre salle de classe.
- Il y a deux étudiantes juste derrière toi.
- Très drôle.
Je laisse échapper un soupir de frustration :
- Tu te crois intouchable, c'est ça ?
Cette fois, il écarquille les yeux de surprise :
- Je te demande pardon ?
- C'est sûr, avec tes cheveux lisses et ton teint blanchâtre, ta vie doit être tellement plus simple. Tu peux dormir en cours sans te faire exclure, et sans qu'on te reproche ton origine et la place que tu as potentiellement volée à quelqu'un.
- Je...
- Tu peux aussi t'amuser à tout remettre sur la confiance en soi, parce que tu es privilégié et que tu n'as jamais eu affaire à un traitement de valeur différent à cause de la personne que tu es.
Il s'apprête à répliquer, mais je ne lui en laisse pas l'occasion :
- C'est bon. Je peux passer l'éponge sur ça. Mais je tiens quand même à te rappeler que tes pseudo-privilèges ne me font pas peur. Et que je ne me laisserai jamais faire face à tes tentatives d'intimidation. Parce qu'au cas où tu ne serais pas au courant, on est dans une université publique. Alors la prochaine fois que tu me zieutes avec insistance à cause de mon voile, comme hier matin, crois-moi que tu regretteras de ne jamais avoir connu l'injustice !
Je réalise que j'ai sûrement haussé le ton.
Certains étudiant nous regardent avec stupeur, échangeant quelques messes basses dont le contenu m'échappe. Mais tant pis. Je continuerai de revendiquer mes droits tant que des personnes injustes s'obstineront à vouloir nous les arracher.
Je m'apprête à tourner le dos à mon interlocuteur, lorsqu'il me retient en s'écriant :
- Premièrement, je ne te zieutais pas.
Le culot.
C'est la deuxième fois qu'il n'assume pas ses propos lorsqu'on les lui confronte.
- Nos regards se sont croisés à plusieurs reprises. Je n'ai peut-être pas confiance en moi, comme tu le prétends, mais je ne suis pas aveugle.
- Je jetais un œil à la fenêtre, rétorque-il d'un ton ferme. Parce que la météo annonçait peut-être un orage. Et que j'avais un match de football après les cours.
- Oh.
Je réprime un rire nerveux.
- Deuxièmement, je n'ai aucun problème avec ton voile. Parce que même si ça ne se voit peut-être pas, contrairement à toi, je suis musulman aussi. Et enfant issu de l'immigration. Alors les pseudo-privilèges que tu m'associes, j'aimerais bien que tu me les cites un par un.
Mon visage prend feu.
Je prends soudainement conscience de l'énorme bourde que je viens de commettre.
Un sentiment de honte, mêlé à de la culpabilité s'instille en moi, tandis que des gloussements de la part des étudiants agglutinés autour de nous se font entendre.
- Alors la prochaine fois que tu essaies de m'intimider avec tes pseudo-menaces, renseigne-toi sur le terrain au préalable. Parce que c'est la moindre des choses.
Sur ces mots, mon estomac se noue.
Je l'observe rebrousser chemin, en silence, incapable de bredouiller quoique ce soit, les joues brûlantes de honte sous les yeux rivés de mes camarades qui se délectent de la scène à laquelle ils ont pu assister.
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