Un point c'est tout !
Lorsque, plus jeune, je demandai son âge à ma mère, elle avait coutume de me dire qu’elle s’était arrêtée à quinze ans, de son propre chef, que les années d’après ne valaient pas la peine qu’on les compte puisque, dans son âme, elle n’avait jamais grandi au-delà, que ni les études, ni le travail, ni le mariage, ni la maternité, ni les trop nombreux deuils ou les affres de la vie n’avaient su la faire mûrir ensuite, ainsi me répétait-elle qu’elle avait quinze ans, depuis le jour de ses quinze ans et jusque dans la tombe, sans que je comprisse alors comment cela était possible, par quel sortilège un jour, peut-être, je me trouverais plus vieille qu’elle – elle qui passait son Flocon quand j’en étais déjà à ma Première étoile, elle qui, lorsque je bûchais tard le soir sur mes khôlles de prépa, sortait faire la fête et rentrait à pas d’heure, me saluait alcoolisée tandis que je me moquais gentiment, comme d’une amie, elle qui au fil du temps devint cela, une amie, avec les différends et les coups de gueule puérils qu’un tel rang engendrait, elle qui pourtant menaçait aussi d’appeler la gendarmerie chaque fois que je ne décrochais pas mon téléphone dans le quart d’heure – qui conservait la fougue, l’impatience et la paranoïa de son adolescence tandis que moi, sa fille, j’empruntai des voies calmes, je me découvris peu à peu plus adulte, moins farouche, j’appris à me débrouiller, à prendre mes décisions, à vivre seule, et quelques temps je me sentis prendre le chemin d’une vie rangée, sérieuse, le genre de vies qu’autrefois j’avais lues dans les livres, et qui je crois désormais n’existe pas, ou pas vraiment, ou peut-être juste aux yeux de ceux qui se persuadent de la mener, à tort ; une vie donc que mes parents n’avaient jamais embrassée et qui, bien vite, m’échappa, me contraria jusqu’à ce que je me replie complètement sur mes rêves, jusqu’à ce que j’échange mes journées pour la nuit et mes désillusions pour des contes quotidiens, jusqu’à ce que je m’adonne tout entière à des desseins trop flous et enfantins pour exister dans le monde, que je renonce en quelque sorte à grandir, vivant de fantaisie, crevant sans ménagement l’abcès de mes envies sitôt qu’il gonflait, bientôt entourée d’une cour miniature de peluches sympathiques, de figurines étranges, de films et d’images, les murs chargés d’albums et de récits et la tête dans les étoiles, une carte du ciel placardée à ma porte, l’étole des nuits d’été qui m’enveloppait les épaules ; époque où j’entamai d’amasser sans relâche des boîtes et des boîtes de jeux de société dans le musée de cette enfance fanée où, aujourd’hui encore, je me complais sans honte, maintenant que l’évidence me frappe d’une joyeuse ironie et que le destin, farceur, m’adresse un clin d’œil malin, et moi de lui répondre d’un air complice dès lors que je comprends, face au patchwork chaotique des années précédentes qu’à l’instar de ma mère, sans même m’en rendre compte, je me suis moi aussi arrêtée à quinze ans.
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Réponse au défi :
https://www.atelierdesauteurs.com/defis/defi/1152431904/un-point-c-est-tout-
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