Défi CANTEURS : À l'angle de la rue

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Le Magasin des Souvenirs

Il y a des matins, comme ça, où Jimmy a un troisième œil. Un œil chaud et flasque qui lui rebondit sur l’estomac, lui brûle l’œsophage, lui glace les papilles et déverse son humeur glaireuse droit dans le bol de céréales qui traîne dans la poussière, par terre, près de son matelas.

C’est l’un de ces matins où Jimmy ouvre la bouche avant les yeux et où il va faire une croix sur son petit-déj. C’est aussi un vendredi et il a cours d’anatomie dans une heure. Il sait déjà qu’il n’y sera pas.

À tâtons, il cherche son téléphone pour prévenir Chloé. Pas sur le lino gondolé, au bout du câble de recharge. Pas sous l’oreiller, ni entre les draps. Pas dans la poche du jogging qu’il n’a même pas ôté avant de se mettre au lit.

L’aurait-il fait tomber dans le local poubelles ?

Ses vertèbres le mitraillent dès l’instant où il se redresse. Mais, comme Jimmy a loupé moins d’entraînements que de cours d’anatomie, il sait exactement quel tendon allonger, quel os faire craquer et il se rafistole à grand renfort d’étirements.

Sa gorge le tiraille toujours. Il sent encore les phalanges pressées sur sa trachée, les ongles qui lui écorchent la nuque… La sensation ne l’a pas lâché depuis la nuit de l’incident. Après ça, il n’a plus quitté le studio. Ainsi cloîtré, ses journées sont aussi amères que son café premier prix. À part le café, d’ailleurs, les placards sont presque vides. Son frigo crie famine depuis près d’une semaine et, hier soir, il a englouti son dernier sachet de nouilles instantanées.

Il sait pourquoi son cou lui brûle, aujourd’hui ; pourquoi les picotements reviennent l’obnubiler après quasi un mois. Parce qu’aujourd’hui, il doit sortir. Pas très loin, juste au coin de la rue.

Alors Jimmy enfile ses Nike et un sweat-shirt dont il rabat la capuche, puis un masque sur son nez. Il jette son sac vide sur son dos musclé, resserre sa paume sur son jeu de clefs. Son autre main hésite, en suspension au-dessus de la poignée. Finalement, il sort.

Mains dans les poches, menton baissé, il remonte la côte. Le studio se situe au premier d’un vieil immeuble de la rue Fauvette. En haut de la pente, Le St Jones occupe l’angle de l’avenue des Pivoines. La supérette se trouve pile dans l'alignement du pub, juste après la laverie.

Il n’y a que trois-cent mètres. Les jambes d’athlète de Jimmy ne redoutent pas les montées. Pourtant, chaque nouveau pas manque de le faire chanceler. Il scrute du coin de l’œil d’éventuels passants, une silhouette familière. Il rase les murs dès qu’il le peut. À l’approche du St Jones, un nœud étriqué lui noue l’estomac. Son troisième œil menace de se faire la malle, encore. Il le ravale.

Il a beau déglutir, une masse lui stagne en travers de la gorge et il commence à cogiter sur un cartilage de poulet qui serait resté coincé. Au même moment, voilà qu’il passe devant la porte close du pub.

FERMÉ POUR TRAVAUX

C’est ce que dit l’écriteau.

Tous les nerfs de Jimmy se raidissent. Ses doigts tremblent au fond de ses poches. Ses yeux se gonflent de larmes qu’il ne veut pas pleurer.

Un pas, deux pas, trois pas.

Il compte dans sa tête pour se donner du courage. Là, sur le coin du trottoir, la trace ne se remarque plus qu’à peine. Le macadam a bu le sang dans des tisanes de pluie.

Quatre pas, cinq pas.

C’est alors qu’en tournant à l’angle de la rue, tous les sens en alerte, un voile noir lui tombe sur les rétines. Le poignet qui craque et se rompt, les dents qui se déchaussent sous les coups des semelles, les gémissements qui saignent – exactement comme ce soir-là.

Lorsqu’il relève la tête, la rue des Pivoine baigne devant lui dans l’obscurité, comme pavée de ténèbres. Jimmy pivote. Le carrefour a disparu, happé dans un brouillard d’encre noire. Sa rue n’existe plus. Plus aucun chemin ne mène à son studio.

Son cœur bat si fort qu’il tambourine à ses oreilles. Chaque muscle s’est noué comme du cordage, chaque cordon tendu jusqu’à s'effilocher. Jimmy n’est plus qu’un pantin de ficelles, toutes sur le point de rompre. Tremblant tel un mulot, il lève ses yeux sur la façade défraîchie du St Jones. Une lueur électrique stagne derrière les vitres dépolies. Une décharge furtive lui parcourt aussitôt l’échine, Jimmy se mord la lèvre. Vite, il presse le pas, passe devant la laverie où toutes les machines tournent à un rythme effréné. Il ignore la forte odeur de patchouli qui lui emplit les narines, baisse la tête dès qu’une silhouette se lève à l’intérieur, hâte le pas quand d’autres résonnent sur ses talons.

Quelques mètres plus loin, la devanture de l’épicerie lui paraît changée, elle aussi. Il ne saurait dire pourquoi. On dirait que quelqu’un l’a photoshopée, lui a appliqué un filtre, un genre de flou stagnant. Les pas derrière lui se rapprochent. L’intensité du patchouli le fait vriller sec. Pris de court, il se précipite sans réfléchir à l’intérieur du magasin.

La clochette tinte.

Derrière la caisse, là où se tient d’habitude un Pakistanais moustachu, le fond de teint épais d’une blonde trop maquillée se craquelle sous la mastication exagérée d’un chewing-gum.

Le « Bonjour » de Jimmy n’est qu’un glapissement étranglé. La vendeuse ne répond que d’un haussement de sourcils.

Les yeux du jeune homme glissent nerveusement vers la porte. Aucun signe de son poursuivant. Il attrape donc un panier en plastique et reprend son souffle en s’aventurant sur l’allée principale. Difficile d’identifier le contenu des rayons à peine éclairés. L’agencement a changé depuis sa dernière visite. La signalétique autrefois hasardeuse ne fait plus aucun sens. À la place des traditionnels “pâtes”, “épicerie”, “produits laitiers”, des séries de quatre chiffres identifient dorénavant les rangées d’étagères.

À l’autre bout du couloir, la bimbo fait claquer bruyamment son chewing-gum.

Tu cherches que’qu’chose, joli-cœur ?

— Les… nouilles instantanées… s’il vous plaît.

J’crois pas, nan. Je sais c’que tu cherches. Va voir en 2006.

Perplexe, Jimmy bifurque cependant dans le rayon indiqué. À peine son pied en a-t-il foulé le carrelage qu’il est comme aspiré par un souffle sans air.

Jimmy chancelle. Sa main se retient de justesse au rebord métallique d’une tablette. Alors, ses yeux s’écarquillent sur la petite baleine en peluche à la fourrure abîmée, à la face borgne et à l’évent presque éventré qui se trouve là, à portée de ses doigts.

Monsieur Chalot.

Ses ongles courts rayent la surface d’acier. Sa paume hésite à se saisir de son vieux doudou et, dès lors qu’il la tend, une vague de raffut déferle sur ses oreilles. Le fracas d’un meuble renversé contre le carrelage, la vaisselle qui se brise, les râles rauques de son père, les pleurs perçants de sa mère. Son propre reniflement. La chaleur d’une baffe sur sa joue détrempée. « Putain, Jimmy ! Un homme, ça ne pleure pas ! » Puis les coups de Rudy qui prennent le dessus. Lui c’est un homme, un vrai ; lui ne pleure pas, il cogne.

Au moment même où son pied esquisse un pas en arrière, un roulement sourd étouffe tous les cris du passé. Jimmy se fige.

Une bille ambrée bourlingue dans le joint du carrelage jusqu’à lui. La bille fétiche de son frère. Celle qu’ils passaient leur temps à se rafler.

L’œil fauve lui file entre les jambes et poursuit sa course dans la pénombre. Jimmy le suit à reculons. La bille vire de bord sans raison au beau milieu de l’allée centrale. L’épais parfum du patchouli a inondé toute l’enseigne et, au bout du corridor, derrière le comptoir, une silhouette d’homme se tient raide, les bras croisés, un sifflet luisant pendu autour du cou.

Jimmy déglutit et, la peur fourmillant jusqu’au bout des orteils, il tourne les talons, à la poursuite de la boule d’ambre.

2009, Jimmy ? T’es sûr de toi ? gronde une voix éraillée qui le glace illico.

— Jimmy, Jimmy, Jimmy ! l’appellent les voix fluettes de ses vieux camarades.

Le jeune homme trébuche. Un accroc sur le bitume en course d’endurance. Au bout, dans l’obscurité profonde de ce nouveau rayon, retentissent toutes les billes d’un sac que l’on vide sur le sol. Les perles de verre coloré vrombissent, charriant dans leur ressac des effluves de crachats, de bastons et de pifs en sang.

Les fesses contre le sol, Jimmy improvise une marche-arrière pataude. Mais les billes le rattrapent, et le passé aussi.

« Allez, on s’relève, du nerf ! Un mec, un vrai, ça chiale pas ! »

Les beuglements du prof de sport lui saturent les tympans. La sueur liquide et la lessive fleurie lui noient complètement la face quand les deux bras d’un chandail le prennent en étau. Dans ce carcan de laine, le goût ferreux du sang lui coule sur les lèvres.

« Jimmy, Rudy, c’est pas l’moment d’se tripoter, bande de tafioles ! »

Il sent grouiller sous lui les roulements par dizaines du tsunami de verre.

La noirceur caustique du rayon le recrache tout entier sous le halo clignotant du néon de l’allée centrale. Il s’est rapproché de la caisse, dont ne dépassent que deux semelles. Comme Jimmy se redresse, un nuage de fumée décrit le même mouvement par-delà le comptoir.

— Eh, tousse l’étudiant, je veux juste… ach…eter… des nouilles.

Quelque chose frappe contre la porte de l’épicerie. Comme un ballon perdu. Jimmy sursaute, puis se ravise.

— Vous auriez pas vu un… type bizarre… dans le coin ? J’crois qu’il me suiv…

La fumée dense sature la boutique et ses naseaux. Il serre la gorge. Comme à l’époque, pour ne pas tousser. Première clope avec la bande de Fabien. Et petit à petit, la fumée se transforme en brouillard, l’air s’emplit d’un rire gras et du parfum de la vase, celle qui s’agglutinait sur les marches, au bord du canal. Il y a aussi le cliquetis d’une chaîne, sous le ponton, et la passerelle qui grince. Qui tremble. Qui résonne comme un gong à chaque coup dans sa pomme, à chaque coup sans son bide. Il y a le bruit strident aussi, à peine perceptible, quand le piercing tombe et cogne le ponceau rouillé – petit cling étouffé par le lobe arraché.

La cendre plein le nez, Jimmy sent les larmes qui lui gonflent les yeux.

« Ne pleure pas, ne pleure pas, ne pleure pas… Toi t’es pas une chiffe molle. »

Perdu dans le smog qui lui pique les rétines, le garçon distingue à peine les rayonnages le long du petit couloir.

Ses doigts fourmillent.

Ses phalanges chauffent.

Ses poings le démangent.

Et son téléphone vibre dans la poche de son jean. Un vêtement un peu large à la braguette pétée où pend une chaîne en toc. Jimmy tire son portable et, pendant qu’il tâche de s’orienter à la lueur de l’écran, il scrolle rapidement ses messages.

RUDY, LE 16 MARS À 18H42 :

 Je suis en ville frangin. On peut se capter ?

CHLOÉ, LE 16 MARS À 21H08 :

 Slt bg, ton frère est en route.

 Ce gros malin a oubliéson tel.

CHLOÉ, LE 17 MARS À 9H33 :

 Tu viens pas en cours ?

CHLOÉ, LE 17 MARS À 12H30 :

 Rudy est déjà reparti ou il veut récupérer son tel avant de disparaître encore pour 6 mois ?

CHLOÉ, LE 23 MARS À 6H30 :

 T'es mort ?

CHLOÉ, LE 29 MARS À 23H48 :

 Est-ce que tu viens demain ?

CHLOÉ, LE 2 AVRIL À 23H55 :

 Est-ce que tu viens demain ?

CHLOÉ, LE 2 AVRIL À 23H47:

 Est-ce que tu viens demain ?

Le pouce de Jimmy tremble, près à tapoter un énième « Non, désolée. » mais le téléphone vrombit une nouvelle fois.

RUDY,LE 14 AVRIL À 10H12 :

 Je suis en ville. On peut se capter ?

Quand un courant froid comme la mort lui ébranle l’échine, Jimmy manque de perdre pied. Il se retient de justesse à l’une des étagères. Trop tard. Il l’emporte dans sa chute. 2016 s’écroule avec lui, emportant les rayons suivants comme des dominos.

Émergeant de sous la structure, il se traîne encore une fois jusqu’au couloir principal. Une nouvelle vibration secoue la poche de son sweat-shirt.

RUDY,LE 14 AVRIL À 10H12 :

 Je suis là.

Jimmy lève la tête, à peine. Au fond, il ne veut pas voir. Une coulée glacée dévale son dos musclé et il se recroqueville, les omoplates rentrées. Il lance un œil en coin à l’entrée de l’épicerie.

Derrière la caisse, un corps se tient de pied, drapé d’un épais voile.

Jimmy avance d’un pas.

Sous l’étoffe, des yeux cristallins brillent qui ne clignent pas et jamais ne le lâchent.

Jimmy fait un pas de plus.

Une nouvelle vibration gronde au creux de sa main.

RUDY,LE 14 AVRIL À 10H12 :

 Tu captes ?

Le jeune homme pose les mains sur le comptoir. Sur l’étagère du fond, derrière la caisse, et derrière l’agent de caisse au visage enveloppé, trônent, rangées par couleurs, les nouilles tant espérées.

— Je voudrais un paqu… un paquet de ram… mens à la crev… vette, s’il vous plaît…

La main gantée de l’hôte de caisse avance sous ses yeux l’écran du téléphone. La blancheur de l’écran lui déglingue les rétines. Et si c’était ça, cette putain de lumière au bout du tunnel ?

RUDY,LE 14 AVRIL À 10H13 :

 Je t'attends à l'angle de la rue.

Dans la lueur des menaces, un corps de femme se dessine peu à peu sous le drappé.

— Vous êtes qui ? balbutie Jimmy, incrédule.

On me donne bien des noms, et bien d’autres visages. Mais ici, devant toi, je ne suis qu’Œleo, humble marchande de souvenirs.

— Où est-ce que je vais, après ?

Au soir du mois dernier.

La manche informe de la chimère lui encercle les reins et le pousse au-dehors, sur la rue, jusqu’au coin de trottoir où butent ses méninges. Une peur ineffable lui dévore les boyaux.

Souviens-toi, Jimmy.

Son troisième œil éructe et le voilà qui s’ouvre – enfin.

Incapable de soutenir le trauma, indélébile, là où la flaque a dégorgé, il lève les yeux sur le St Jones. Leur table habituelle, dressée comme ce soir-là. Et face à lui, Rudy. Le chandail toujours imbibé de patchouli. Les larmes aux yeux, les poings engoncés dans ses manches.

« C’est quoi l’embrouille ? Pourquoi tu voulais m’voir ? »

Au lieu des mots, les doigts entortillés de Rudy. Les ongles tout enduits de vernis. Aussitôt, Jimmy l’empoigne ; son poignet qui craque et se rompt. Les autres s’en mêlent ; ses dents se déchaussent sous les coups des semelles. Et on le laisse inerte sur le bord du trottoir, les gémissements qui saignent.

— Ce sont les autres qui l’ont…

Oui. Et tu n’as pas bougé.

La voix d’Œleo esquive tous les reproches qui le flagellent depuis des semaines. La main au cou, Jimmy tâte les marques de lutte du frère qu’il ne reverra plus.

— Qu’est-ce que… je fais… maintenant ?

— Tu te souviens. Et tu avances.

Dans l’aube incandescente qui baigne le cul-de-sac, Jimmy ouvre la marche. Bientôt, happé par le voile d’Œleo, il s’évapore au coin de la rue.

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