Chapitre 16
Le brouhaha dans la cour ne détourna pas l'attention d'une Olympe, qui, plateau toujours en main, se dirigeait dans la pièce suivante. Les mots prononcés par le médecin résonnaient encore, s'attachant à chacune des cellules de son corps à jamais convalescent, lorsqu'un homme d'une bonne trentaine d'années se présenta à elle. Brice Saint-Clair, psychologue. Timing parfait, ironisa-t-elle en silence.
L'homme parlait beaucoup, trop peut-être au goût de la jeune femme, mais au moins, elle n'avait rien à dire et de son regard vide, elle l'observait prendre des notes. Que pouvait-il d'ailleurs bien trouver d'intéressant à travers une telle conversation rhétorique ?
— J'ai lu que vous aviez subi la perte brutale de votre conjoint, comment vous sentez-vous face à cela ?
La question l'écharpa avec violence. Cet homme, tout comme le médecin plus tôt, par leurs mots, le tuaient à nouveau. Ne pouvaient-ils pas le laisser en paix ? Quand tout était trop lourd, trop étouffant comme ici, Olympe aimait se réfugier dans le souvenir de sa dernière étreinte où ne régnait qu'un creux de cou glacial et une poitrine à jamais immobile. Ne pouvaient-ils pas la laisser en paix ? La brusquer ainsi risquait d'animer le fauve à présent remis sur pied.
— Avez-vous compris ma question ?
— Difficile de ne pas la comprendre correctement, feula-t-elle.
— Bien, alors dites-moi. Vous pouvez me faire confiance.
Par tous ses tremblements, son corps faisait preuve d'un effort surhumain pour contenir sa colère et ne pas l'exploser à la figure de son interlocuteur au regard irritant de bienveillance et à la posture chaleureuse presque agressive. Il attendait quelque chose d'elle, elle le savait, seulement, elle ne comprenait pas toute la démarche. Voulait-il la pousser dans ses retranchements, voir jusqu'où il pouvait se servir de ce qui représentait, aux yeux de cette armée secrète, la faille d'une potentielle recrue ? Ou désirait-il vraiment connaître les états d'âme d'une veuve ? L'homme avait probablement une part importante dans la décision, ou non, de la recruter au sein de la RF, pensa-t-elle et après le malaise de ce matin, l'attitude hautaine de la veille avec le commandant et l'agression à laquelle elle n'avait pas su se dépêtrer seule, elle se devait de faire bonne figure pour ne pas se retrouver dans la nature, à la merci du MLF. Nul doute que son attitude renfermée voire presque menaçante ne pèserait pas en sa faveur... Alors, dans un souffle, elle se lança.
— Il n'y a pas grand-chose à dire. J'ai perdu la personne qui comptait le plus à mes yeux, comme tant d'autres ce jour-là. Depuis, j'erre sans but.
Le silence et la moue sceptique du psy en dirent long. Il ne croyait pas plus qu'elle à ses propos.
— Arrêtez avec vos salades. J'ai besoin de votre honnêteté, Olympe.
Pensait-elle vraiment, par cette parade, réussir à le convaincre ? Un malaise ce matin, une faiblesse psychique, s'il la jugeait inapte, la voilà sur le carreau, seule. Dos au mur, pas le choix, elle ouvrit alors sa carapace pour le laisser s'y engouffrer.
— Je pensais avoir tout perdu il y a cinq mois mais la journée d'hier a fini de m'achever. Ma famille. J'ai osé négliger l'importance de ma famille dans ma vie. Avec l'abandon de mon véhicule, le MLF a mon identité, c'est certain et désormais, ma famille est surveillée. Par mon imprudence... Alors, il est hors de question de les mettre plus en danger qu'ils ne le sont en me terrant chez l'un d'eux. On sait ce que ça donne de cacher des fugitifs chez soi. La seconde guerre mondiale a révélé le pire en l'Homme et ces connards osent recommencer avec leurs arrestations nocturnes dans la discrétion la plus totale... En m'acceptant, vous m'offrez l'unique sécurité qu'il m'est actuellement possible d'espérer. Ça, et une rare chance d'obtenir vengeance, aussi.
— Pensez-vous encore à Louis ?
La question brûlante fut posée sans préavis. À part elle, personne n'avait reprononcé son prénom, devenu tabou pour certains. Comme si le dire à voix haute entraînerait l'effondrement de la civilisation. Le monde s'était bien débrouillé sans cela, se dit-elle en riant doucement.
— Bien sûr, c'est évident !
— Quel est votre plus grand regret à son égard ?
Voilà donc où il voulait en venir ! La pousser dans ses retranchements, voir jusqu'où il pouvait aller. La folie douce qui habitait son corps depuis cinq mois n'était pas dupe, mais elle souhaita s'amuser un peu, repoussant naïvement l'échéance des réponses.
— Je ne sais pas. Je ne comprends pas le but de toutes ces questions.
Raviver des souvenirs douloureux qu'elle tentait de mettre de côté pour ne pas s'effondrer la rendait nerveuse. Elle se savait capable de tout mais qu'oserait-elle réellement faire à cet homme aux questions de plus en plus déplaisantes ?
— Bien sûr que si vous le savez. Écoutez, je sais qu'il peut être difficile de se livrer à quelqu'un qu'on ne connaît pas mais je ne suis pas là pour vous juger sur vos réponses. Je suis là pour apprendre à vous connaître et à cerner votre état d'esprit. Vous vous apprêtez à vivre des semaines voire même des mois de combats éprouvants. Mon job est de m'assurer que vous soyez capable d'encaisser tout ça. Alors, Olympe, dîtes-moi comment vous vous sentez face à la perte de votre compagnon ?
Cette honnêteté mélangée à une dose d'audace particulièrement rafraîchissante lui délia la langue.
— Je pense à lui chaque jour, avec deux regrets. Le premier, de n'avoir pu le remercier de m'avoir rendue heureuse et de m'avoir aimée tant qu'il était encore en vie.
Sa voix tremblait mais cette fois-ci, la colère était bien loin. La tristesse, vieille amie de la jeune veuve, avait pointé le bout de son nez et sans retenue, Olympe poursuivit.
— Ensuite, de ne pas avoir eu la chance de porter et de pouvoir élever un enfant de lui, un mélange de nous deux qui lui survivrait. Le meilleur de lui que je puisse garder jalousement pour moi et me délecter de voir s'épanouir dans un monde en paix.
Les larmes aux yeux, elle se pencha sur son plateau et se laissa aller avec la même dignité que le jour de la mort de Louis, devant un Brice respectueux de l'instant. Elle se libérait d'un rocher monstrueux empêchant son gouffre de cicatriser, d’une masse immonde, informe et difficile à manier projetée à l'extérieur de sa poitrine par des flots silencieux de larmes. La nature faisait son travail. La vie avait horreur du vide. Un trou doit être comblé et le colmater ou l'abreuver de colère n'y changerait rien. Il était mort. Elle était en vie. La journée de la veille eut le mérite de le lui rappeler.
— J'aimerais vous donner un conseil, dit doucement Brice, la sortant de son funeste bilan.
— Lequel ?
— Trouvez du positif dans votre rage. Quand vous aurez réussi cela, tentez de la transformer en quelque chose de différent qui vous permettra d'être moins sur la défensive. Tout ce qui arrive dans une vie est vécu pour une raison. Vous trouverez bientôt une explication à toute cette souffrance, mais elle ne doit pas vous submerger. Gérez-la, dominez-la. Vous ne lui appartenez pas. Toute cette douleur n'est pas non plus votre propriété à vie. Laissez-la s'envoler si elle tente de s'échapper. Ne la retenez pas, ça ne le ramènera pas.
Sa folie l'admit, cet échange fut d'un immense secours pour son esprit en peine. Après quelques longues minutes de silence, elle quitta la pièce et retourna s’asseoir sur son lit où une bouteille d'eau fraîche l'y attendait. Louis la hantait. Tant de regrets, tant de choses qu'elle aurait aimé pouvoir lui dire avant qu'il ne parte, ainsi réveillées par le psy. Selon lui, elle n'utilisait pas tout cela de la meilleure des façons seulement, cette mélancolie, cette douleur intense et déchirante dans sa poitrine, ce rappel qu'elle avait tout perdu, lui avait permis d'accomplir des prouesses hier...
Le commandant déboula alors en trombe.
— Messieurs, Madame, le MLF a débuté ses exactions de masses, la guerre est déclarée, on se prépare à accueillir des rescapés des différentes villes aux alentours et ainsi à recruter nos premiers soldats de la RF. Bienvenue en guerre !
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