Chapitre 33

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La nuit dure tombait et ce soir encore, elle n'offrirait aucune lumière paisible. Cette guerre épuisait les corps et limait l'espoir de voir le conflit se terminer bientôt. Antoine et Sven tentaient par tous les moyens d'alléger la torpeur dans laquelle s'enfonçait irrémédiablement le groupe, mais le cœur n'y était plus. Si même les plus optimistes s'effondraient, qu'adviendrait-il de l'unité ? Epuisée, à bout, un peu de répit avant la poursuite des hostilités n'aurait pas été de refus.

Pour survivre, il fallait bouger, ne jamais camper au même endroit deux soirs de suite. Trouver un abri devint alors une des missions quotidiennes de ce corps d'armée et devant les sourires de Marceau et Achille, de retour de leur reconnaissance crépusculaire, tous priaient pour un toit sur leurs têtes. Qu'avaient-ils trouvé ? Il fallait le voir pour le croire, avait répondu Achille.

— Dieu existe ! lança Sébastien.

Derrière une haie non entretenue depuis trop longtemps, un hôtel intact narguait l'unité. Aucun signe de vie selon les premiers repérages de Sébastien à travers sa lunette de précision. N'était-ce pas un piège ? Tous savaient le lieutenant prudent, parfois trop, seulement lui aussi avait besoin de repos. Comment un homme pouvait autant maîtriser ses nerfs ? Les responsabilités qui reposaient sur ses épaules étaient immenses et pourtant, il ne sourcillait jamais, ne se plaignait jamais. Puissant. Confiant. Les ordres tombèrent. Si tant est qu'il faille encore les donner. Le rodage était terminé depuis bien longtemps et chacun savait où était sa place.

Trois niveaux. Quatre membres par niveau. La discrétion était de mise. Hors de question d'alerter sur leur présence aux abords de la ville avec des coups de feu et il était inutile de rappeler de laisser la radio éteinte. En effet depuis quelques semaines, le groupe avait averti le QG que l'utilisation prolongée de cette dernière permettait à l'ennemi de les localiser et de les traquer mais selon le haut commandement, chaque embuscade n'était qu'un funeste hasard auquel l'équipe ne croyait plus une seconde. Malgré leurs suspicions, Loïc, aidé de Marceau n'avaient, pour le moment, trouvé aucune explication à un tel piratage.

À l'intérieur, pas un bruit. Dans le silence total, lourd, implacable d'un immeuble offert à l'abandon, les groupes se formèrent. Ces interventions : leur quotidien depuis trois longs mois. Chaque individu se mua alors en un spectre glissant sur le sol veillant à ne rien écraser sur son passage. Le groupe d'Antoine s'occuperait du rez-de-chaussée, celui de Félix, du premier étage tandis qu'Olympe suivait le lieutenant et s'assurerait que le dernier étage soit sûr.


Dernier palier. Lorsque le lieutenant ouvrit la porte, un grincement déchirant figea le groupe. L'atmosphère s'alourdit. Le bruit avait-il interpellé l'ennemi ? Le gradé empoigna sa hache, la déposa sur le sol bloquant ainsi la porte. La poitrine de la jeune femme se serra, l'adrénaline, vieille compagne, rendit alors visite à la combattante.

L'entrée divisait l'étage en deux parties égales. Tandis que Sébastien alla à droite suivi d'Olympe, le lieutenant s'engouffra sur la gauche avec Hugo. Courant coupé, serrures magnétiques inefficaces, portes déverrouillées, la reconnaissance pourrait se faire en silence. Parfait. Elle progressait vite. Faisant abstraction de la superbe vue des chambres, doux rappel du paysage de sa propre chambre dans ce qu'elle appelait son ancienne vie, une fois la reconnaissance terminée, elle attendit les autres devant la porte du palier, balayant sa mélancolie.

Guillaume et Hugo sortaient de leur dernière chambre mais GI Joe, lui, traînait. Pourquoi était-il si long ? Olympe retourna sur ses pas, à l'affut.

Devant une porte contre, des souffles rapides et brutaux. Ils n'étaient pas seuls ! Sans réfléchir ni même avertir ses coéquipiers, elle franchit le seuil. Dans ce couloir trop long, avançant avec prudence, elle découvrit l'horreur de la guerre, dans ce qu'elle avait de pire. Tableau effrayant d'une scène surréaliste, un milicien s'étouffait avec son propre sang, un couteau planté au milieu de la gorge, le regard suppliant et derrière le lit, Sébastien, au sol, un homme penché sur lui lui écrasant le cou... Réflexe d'une guerrière, elle pointa son GLOCK sur le crâne de l'assaillant.

— Lâche-le, sinon je t'éclate la cervelle tas de merde.

Le visage noir de Sébastien, aux yeux exorbités et rougis de pétéchies, glaça Olympe. Le soldat appuyait de tout son poids. S'il insistait davantage, il fracturerait la trachée de son coéquipier qui mourrait sur le coup. Sans prévenir, la rage lui rendit elle aussi visite. Hors de question qu'il arrive quoique ce soit à l'un des membres de sa famille ! Elle rangea son pistolet, extirpa son couteau et glissa derrière l'assaillant, sa poitrine frôlant son dos. Lame sur la nuque. Dernière sommation. Souhaitait-il finir comme son ami devenu enfin silencieux, la gorge méchamment tranchée, baignant dans une marre de son propre sang ?

Tout alla alors très vite. L'agresseur lâcha sa proie et gifla la jeune femme. La frappe réveilla une bête prête aux pires horreurs. Plaquée contre le mur, Olympe se redressa et bondit sur les jambes du milicien. L'empêcher de fuir, à tout prix. Ne surtout pas le laisser s'en tirer. Le prédateur devint la cible. Elle s'étala sur lui et maintint son emprise. Le métal froid et dur de l'arme ennemie sous sa poitrine réveilla son instinct. La vipère lui enfonça son croc d'acier dans le cœur. Pistolet armé. Tirerait-il avant qu'elle le tue ? Toutes ses forces irradièrent le manche. La lame vrilla. La chair grondait, vibrait, se déchirait. Soudain, le gibier sursauta et planta un regard affolé dans celui de son bourreau. La prédatrice lâcha alors sa prise, son couteau dans une main, le pistolet ennemi dans l'autre. La sentence était prononcée, le sang coulait. Essoufflée, incapable de se détacher de son agonie, elle rampa loin de sa victime. Tout devint flou. Seul demeurait l'homme, son regard, et le sang.

Guillaume entra. Était-elle blessée ? Sébastien tentant tant bien que mal de parler, se tenait la gorge et toussait violemment. Tout ce sang n'était pas le sien, Olympe l'avait sauvé, prononça-t-il péniblement. L'étreinte si inattendue du rescapé n'obtint aucune réaction de la part de la jeune femme inerte, absente et toujours figée sur sa proie.

Il fallait rejoindre les autres et vite. Le lieutenant ordonna de récupérer la radio ennemie.

— On doit s'assurer qu'ils n'aient pas eu le temps de prévenir leur quartier général de notre présence.

Hugo aida Sébastien à marcher. En retrait, le lieutenant enlaçait Olympe pour l'intimer à avancer. Impossible de lâcher le couteau. Hugo avait bien tenté, mais elle s'était débattue avec violence. Hagarde, perdue. Qu'avait-elle fait ? Son supérieur lui parlait-il ? Ses oreilles sifflaient. Il arrêta et s'installa devant elle dans l'escalier tandis que les autres rejoignaient l'unité. Que cherchait-il à faire ? Ne pouvait-il pas la laisser tranquille ? D'une main chaude contre sa joue, il la força à le regarder. Ses pupilles... La peur qu'elle y découvrait glaça son instinct tranchant. Le croc devint brûlant. La vipère le rejeta avec dégoût. Qu'avait-elle fait ? Si le regard de son propre lieutenant transpirait l'épouvante, comment assumer ce qu'elle venait de faire ? Tuer un homme... Sa voix parlait pour elle. Encore et encore elle répétait la même phrase :

— J'ai tué quelqu’un...

Le regard de sa victime la hantait. Sa haine subitement transformée en terreur ne la quittait pas... Pourquoi réagir ainsi ? Elle avait déjà tué, rassura Guillaume, un bras glissé derrière elle.

— J'ai poignardé à mort un homme, ça c'est la première fois, putain !

Un hurlement viscéral. La voilà désormais comme lui et Sébastien, à se salir les mains... Elle se déporta. Incapable de tenir en place, les nerfs en feu, l'esprit vrillait et s'inondait de pensées incandescentes. Tuer, oui, mais qu'est-ce que cette guerre avait fait d'elle ? Un monstre au sang-froid. Un monstre... Elle se figea.

— Vous avez sauvé la vie d'un des nôtres, c'est tout ce que vous devez retenir ! Ce que vous avez fait était nécessaire. C'était lui ou vous. Et je suis soulagé que ce soit lui. Je suis fier de vous, Olympe.

Nouvelle tentative d'étreinte. L'animal se laisserait-il approcher ? Le gendarme l'attira vers lui. Le visage blotti contre son torse, dans la même position que la première fois, au collège, seulement, la sensation apaisante d'autrefois n'existait plus. Tant de choses avaient changé. Désormais, elle avait peur d'une chose : elle-même. Ôter la vie avec autant d'aplomb, concentrée, imperturbable, déterminée... De quoi était-elle encore capable ? Face à la chaleur irradiante des mains posées contre ses reins et aux battements réguliers du cœur de son supérieur, Olympe, bouche ouverte, presque haletante, lâcha alors prise. Ses jambes tremblaient, des spasmes la secouaient. Tenue fermement contre lui, sa puissance l'apaisa. Depuis leur rencontre, l'homme comprenait sa rage et sa soif de sang, mais pouvait-il tolérer sa fébrilité et sa détresse ? Bouclier baissé, armure tombée, Olympe largua l'effroi, le dégoût et toute l'abomination de cette guerre dans une tempête de larmes qui se prolongea plusieurs minutes. Vider. Partager. Toute l'adrénaline de ces derniers mois coulait sur son visage et toute la tension de ses muscles s'éruptait de son corps.

— Bon anniversaire... murmura-t-il à son oreille. 

Et quel anniversaire ! Lança-t-elle la voix emplie de sarcasme. Petit à petit, elle creusait sa propre tombe. Un jour, il ne subsisterait que la guerrière et personne d'autre. Lorsqu'il posa une nouvelle fois la main sur son visage, chaque terminaison nerveuse de sa joue s'irradia.

— Vous êtes en vie, je pense qu'aux vues de ce qui se passe depuis plusieurs semaines, c'est un beau cadeau ne pensez-vous pas ?

Elle fixa ses mains, pleines de sang presque sec. Il n'y avait que le diable pour faire ce genre de présent. Le MLF avait amené l'enfer sur terre et c'est comme si une partie d'elle s'en délectait. 

Elle s'engagea dans l'escalier avec pour unique volonté de se confier à Loïc. Plus que son coéquipier, son ami. Guillaume, la suivant de prêt, installa à nouveau une main dans son dos, puis termina par une phrase simple et pourtant pleine d'espoir. 

— Tout va bien se passer, Olympe, vous n'êtes pas seule.

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