Chapitre 38
Olympe tenta le coup,
— Lieutenant j'ai bien une idée, mais je pense que vous n'allez pas approuver.
D'un geste de la tête, il lui intima de poursuivre.
— Traverser la place en courant. Avec un peu de chance ils ne s'attendront pas à ça et n'auront pas le temps de viser juste, surtout vu la pénombre.
Le gradé réagit sur le champ. Idée stupide et dangereuse ! Comment couvrir celui qui s'élancerait, gronda-t-il, fondant à nouveau sur la radio ennemie comme si la solution à tous les malheurs de l'unité s'y trouvait cachée. Soudain, le sergent sombra. Son pouls faible et filant agita la rage de la combattante. Elle supplia à nouveau son supérieur du regard mais n'obtint comme simple réponse, qu'une main levée et un air sévère.
Non, personne d'autre ne mourrait aujourd'hui ! Pas sans avoir tout tenté. Sa fougue pouvait sauver tout le monde. Sous cette bâche blanche, une chance de sauver son équipe, sa famille existait ! Il fallait la saisir ! Veste retirée à la hâte, elle imbiba son T-Shirt du sang dilué de ses coéquipiers, forçant ainsi l'étoffe à devenir transparente. Le corps d'une femme fascinait, même en temps de guerre. En dernière touche macabre à la folie qui s'exprimait, elle ébouriffa ses cheveux.
— Qu'est-ce que tu fous, nom de dieu Olympe, quand le lieutenant te dit quelque chose, tu obéis ! dit brutalement Sébastien tourné vers elle.
Qu'importe les conséquences d'un tel geste, la voilà prête. Le temps se figea. Le félin bondit. Trop rapide, impossible pour Guillaume de la retenir.
— Warenghem, nom de dieu j'ai dit non !
Trop tard. La barrière de la désobéissance ainsi franchie, seule l'adrénaline portait le corps épuisé et décharné de la combattante, qui pensait avoir vu le pire. Il y a une année, un parking, des bâches, des gyrophares... Désormais sous ses yeux, la mort, la souffrance, l'horreur. Dans ce Verdun moderne, la folie d'Olympe se régalait des corps gelés et abîmés par le froid jonchant l'une des plus belles places de la région. Dans la désolation ultime de cette ville dévastée par les conflits, elle traversait trous d'obus, véhicules explosés et autres vestiges de la puissance explosive des combats passés.
Moitié du trajet et toujours en vie. La panthère sprintait, puisant dans ses maigres réserves avec les visages de Félix, de Hugo et de Louis en tête... Courir pour eux. Un jour, tous payeraient pour le mal qu'ils avaient commis. Un à un, elle les traquerait. Un faisceau lumineux l'inonda alors. Oseraient-ils abattre une femme désarmée, presque nue et couverte de sang ?
Les sacs de sable n'étaient pas loin. L'objectif en ligne de mire, de l'autre côté se trouvait-il réellement un allié, ou se jetait-elle dans la gueule du loup ? La bête essoufflée, au bord du malaise, se lança. Assistance. Vite ! Concentrée, sûre de ses gestes, elle parvint rapidement derrière la digue de fortune pour tomber nez à nez devant une troupe anglaise bouche-bée devant cette civile couverte de sang déboulant dans leur rang.
— I don't have much time. There is an unit of French Revolution right in front of you which needs your assistance ! Our goal is to take the City Hall. We don't have any news from our Commandant Plantain or Capitaine Dinter since few days now. You are our only hope ! Please !
Aucune réaction. La rage, seule émotion qui l'empêchait de s'effondrer, l'envahit à nouveau.
— PUTAIN, MAIS BOUGEZ VOUS LE CUL LÀ, DES SOLDATS ONT BESOIN DE VOUS ! hurla-t-elle.
Une lueur d'espoir électrisa Olympe. Une voix salvatrice brisait le silence glaçant depuis l'intérieur d'une tente. Elle s'y invita. À l'intérieur, un gradé britannique et une radio.
— Tell Commandant Plantain I'm Olympe, tell him CHARLY compagny needs assistance immediatly !
Ses cernes livides renfermaient-elles une détermination si puissante ? L'homme agrippa son micro. Son gouffre grondait. Enfin ! Les ruines de sa poitrine tremblaient. Sa famille serait sauve. Ses frères d'armes l'obsédaient et loin d'eux, elle se sentait vulnérable alors, incapable de réfléchir, et sous une folle impulsion, la louve affaiblie voulut les rejoindre. Le gradé la rappela à l'ordre tandis qu'elle s'élança : qu'elle reste ici, en sécurité ! Mais l'homme ne connaissait pas la puissance de sa détermination.
À nouveau sur la place, le faisceau lumineux se jeta sur sa frêle proie. Un sniper l'abattrait-elle sur le champ ? Comme si la chance insolente n'en avait pas terminé avec elle, un tank sortit de nulle part. L'assaut était donné et très vite, l'ennemi n'en aurait que faire de la jeune femme se sauvant à toute allure. Les troupes anglaises se mirent en mouvement. Les snipers du MLF vomirent leurs cartouches. Nouvelle bataille, mais cette fois, elle n'y prendrait pas part. Ici, rejoindre sa famille était tout ce qui importait. Une énorme déflagration. Le sol trembla. La roquette lancée par les anglais arracha un sursaut à Olympe. Un véhicule était en approche. Sans armes, si l'ennemi se présentait à elle, c'en était fini. La voix familiaire du Capitaine Dinter la submergea d'une nouvelle vague de soulagement. Plus qu'un espoir, une délivrance. Enfin, ils étaient sauvés ! Tandis que ses coéquipiers sortaient un à un de leur trou, avec prudence, Olympe les rejoignit. Sébastien lui tendit brutalement ses vêtements. Avec sa tenue malodorante et crasseuse, c'était la guerre qui refusait de la lâcher. Loïc et Antoine vociféraient à travers le boucan. Était-elle devenue suicidaire ? Le lieutenant s'approcha et empoigna vigoureusement ses bras.
— Ne me refaites plus jamais ça ! Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?
Secouée par l'impulsion de ses mains et la fureur qui émanait de ses pupilles, la bête féroce s'excita. Quelle ingratitude ! Pendant que tous s'affairaient autour de Félix et de Hugo, ayant, lui aussi perdu connaissance, la jeune femme se justifia.
— Mais attendez, ils ont déclenché l'attaque plus tôt pour nous venir en aide, ça a marché ! C'est tout ce qui…
Un liquide chaud inonda son bras. Seconde détonation. Elle s’effondra. Touchée au cou, immobilisée par l'intensité de la douleur, son corps prenait feu à mesure que son sang la badigeonnait d'une douce chaleur. Une main se plaqua contre sa nuque. Guillaume hurlait. Un médecin, vite ! Antoine écrasa son bras meurtri de tout son poids. Leurs regards, cette peur dans leurs pupilles réduisait son espoir de survie en un débris putride. Allait-elle mourir comme ça ? Maintenant ? Aujourd'hui ? En appui sur la poubelle, Sébastien mit quelques courtes secondes à ajuster sa visée. Un tir, puis un second dans la foulée.
— Tu l'as eu, dis-moi Sébastien ?
Tremblante, à bout de souffle, Olympe se tourna péniblement vers son coéquipier. Bien sûr qu'il avait eu cet enfoiré ! souriait-il, mais elle le connaissait trop bien. Cet homme qu'elle avait pris pour une brute était en réalité doux comme un agneau et à cet instant, il avait peur, peur de perdre encore l'un des siens. Cette terreur l'irradia. Sa justice n'était pas complète. Elle n'était pas prête. Une douleur intense lui arracha un grognement. Guillaume, le regard paniqué, tentait de maîtriser le saignement provenant du cou. Qu'avait-elle fait ? Les hommes de sa vie s'affairaient autour d'elle. Pressant, appuyant, comprimant désespérément pour la maintenir en vie. Cette volonté et cette détermination ne pouvaient rester vaines. Elle devait vivre ! Elle voulait vivre ! Une équipe médicale avec deux brancards étaient déjà en route avec Félix et Hugo, tous deux inconscients. Ils reviendraient tout de suite après les avoir déposés dans le fourgon au départ pour l'hôpital. Le lieutenant secoua la tête et lâcha son cou. Que voulait-il ? La punir ? Lui en voulait-il au point de la laisser ? Impossible. Ses yeux parfois souriants lorsque leurs regards se croisaient... Son prénom qu'il prononçait en toute discrétion... Jamais il ne l'abandonnerait.
Comment retenir ce hurlement de douleur lorsqu'il la fit passer sur son épaule, la tête pendante ? Son corps entier se convulsa sous la souffrance des blessures. Le sang coulait davantage, inondant son visage. Les paupières fermées, son cœur tambourinait, son souffle s'accélérait, une suée l'engloutissait. Le sommeil la guettait de ses assauts violents si difficiles à contenir. Non, il fallait résister. Dormir, c'était mourir. Guillaume courait aussi vite qu'il le pouvait vers le fourgon médical avant qu'il ne parte, épuisé lui aussi par le poids des dernières semaines. Quelques dizaines de mètres... Sa propre course l'avait rincée alors comment diable faisait-il ? Il déplaçait des montagnes pour elle. Elle ne mourrait pas, pas comme ça et surtout pas aujourd'hui, soufflait-il.
— Tenez bon, Olympe. Tenez bon. Je vous interdis de mourir. Et pour une fois, obéissez nom de dieu.
La panthère blessée, épuisée et à bout de forces, s'enfonça néanmoins dans les abîmes.
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