Balle perdue : Chapitre 58
L'attente à l'intérieur avait été interminable. Les nerfs de tous furent mis à rude épreuve. Hugo trépignait et Loïc ne parvenait plus à le maîtriser, Sébastien s'était renfrogné et ne tolérait que la présence de Solange, Antoine avait passé son temps à couvrir Justine de douceurs pour tenter de sécher ses larmes d'inquiétude et même Marceau avait bricolé un nombre incalculable de choses inutiles pour maintenir son esprit occupé. Quand la jeune femme rapparut par la trappe gardée à tour de rôle, la chape de béton qui écrasait le groupe s'envola. Avait-elle réussi ? Essoufflée, le sourire aux lèvres, elle s'exclama :
— Le stade Jean Moulin, 13H, aujourd'hui.
Un hélicoptère les récupèrerait. Selon le capitaine, le stade se trouvait à moins de huit cents mètres de leur localisation actuelle et l'hélicoptère en question devait être un Puma qui permettrait de transporter tout le monde avec un seul voyage. Il félicita l'exploit de la combattante tandis que Justine fondait dans ses bras.
— Je veux que tout le monde soit prêt dans quinze minutes, ordonna-t-il. Quand le MLF s'apercevra que Gaëlle a disparu, ils partiront à sa recherche. La tâche ne sera pas facile, mais elle est jouable.
Jamais Olympe n'eut la sensation que le temps s'était arrêté à ce point. Les deux mois passés dans ce bunker passèrent plus vite que ces quinze interminables minutes. Paquetage sur le dos, elle endurait cette infinie attente près de la trappe. Cette extraction ? Unique chance de liberté et d'avenir. En cas d'échec, la troupe serait à découvert, dans une ville assiégée par l'ennemi, sans munitions et sans possibilité de repli, en bref, ils seraient tous morts. Des semaines pour apaiser la tension de leurs corps, une seconde pour qu'elle tourbillonne à nouveau dans leurs poitrines. La terreur dans le regard de Henri et Jean, les deux civils qu'il faudrait protéger, se fracassa contre la vitesse à laquelle les automatismes revinrent. Sébastien se renfrogna et laissa place à GI Joe, en congés depuis presque deux mois grâce à la douceur de Solange qui fit de lui son commis de cuisine. Justine régla sa lunette de précision, n'offrant aucun regard à Antoine, qui, lui, la dévorait des yeux, fier de la snipeuse. Voyant le groupe se préparer, la lieutenant pensa à Margaux, elle l'imagina avec un sourire satisfait. Enfin, elle aurait pu reprendre les armes, se battre et avancer. Cette femme aurait détesté ces deux mois, elle en était sûre. Et Jeanne ? Elle aurait passé la nuit à aiguiser son Ka-bar, prête à l'enfoncer dans la chair de chaque ennemi qui se serait tenu en face d'elle. Son unité ne serait plus jamais complète. À celles qui restaient de leur rendre hommage de la plus belle des manières : se battre pour vivre. Olympe se surprit à caresser son FAMAS, extension de sa main, devenue partie d'elle. Cette pensée la glaça. Elle s'autorisait aujourd'hui une dernière frénésie pour protéger les siens puis la raison reprendrait le dessus. La nuit dernière, les choses avaient été mises au clair. La folie avait cédé. La raison l'avait emportée. Vivre et non tuer.
— Mesdames, j'aimerais vous remercier. Cette mission est ma dernière. Je vous sors de là saines et sauves, toutes sans exception puis je raccroche. Tout ça n'est pas pour moi. Tuer n'est pas mon métier et ne devrait être celui de personne. Cette guerre m'a détruite. Vous tous ici, vous m'avez aidée à renaître. Je suis terriblement fière de vous. Merci pour la confiance que vous m'avez témoignée.
Cassandre bondit dans les bras de sa lieutenant et se déporta ensuite pour sécher ses larmes.
— Beau discours Lieutenant ! murmura Guillaume à l'oreille d'Olympe.
Ces mots soufflés dans sa nuque apaisèrent les braises de son angoisse. Tant qu'il était là, tant qu'ils étaient tous là près d'elle, tout irait bien.
Heure H. Marceau retira la trappe de la cave et tous sortirent un à un, le capitaine en dernier. Il regarda sa montre, leva les yeux vers son équipe puis décompta de la main.
Cinq… Le soldat ressuscitait.
Quatre… Dernier combat.
Trois... Dernière vengeance.
Deux… Dernière folie.
Un... Drone !
Justine dégaina, la machine s'écroula. Moteurs et hurlements inondèrent le calme de la rue.
— Ils savent ! Courez ! aboya Guillaume.
Le groupe s'élança. Un tank se ruait sur eux. Fuir pour survivre. Leur salut grondait de plus en plus fort. L'hélicoptère approchait. Un missile s'explosa sur une des rares maisons encore debout. Les gravats enrayèrent leur course. Vider son esprit. Courir. Vivre. Des tirs provinrent d'une rue adjacente, une unité fondait vers eux. Olympe terrassa cinq adversaires. Elle sourit.
Tu n'as pas perdu la main on dirait.
Des miliciens se répandaient tout autour d'eux. Combien étaient-ils ? Impossible à dire mais les quinze résistants faisaient pâle figure face à la puissance de feu étalée devant leurs yeux. Oui, ces combattants représentaient l'espoir et le MLF s'était promis de les réduire à néan. L'étau se refermait irrémédiablement. Leur seule issue, l'hélicoptère. Un cri. Henri. Baïonnette au fusil, un soldat sprintait sur lui. La lieutenant eut juste le temps d'accrocher son sac. Le voilà plaqué au sol. Proie facile. Trop près pour gâcher des munitions, le couteau hors de son foureau, sa rage fit une dernière incursion et cracha toute la violence de cette guerre hors de son corps. La frénésie dégorgeait de son ka-bar. Olympe hurlait. Se nourrissant de la peur de sa proie, sa folie s'offrait un dernier plaisir, une dernière tuerie. Encore et encore, elle enfonçait la lame dans la chair de l'ennemi. Le sang giclait. Jouissif. Son regard rebondit sur Henri, sidéré, catatonique.
— COURS BON DIEU !
Le tank tira à nouveau. Les voilà distancés. L'ennemi était partout. L'hélicoptère atterrissait. Trop loin et le diable beaucoup trop près, Henri la ralentissait. Gagner du temps coûte que coûte. Toutes ses grenades s'envolèrent et une avalanche infernale écrasa les nuisibles tandis qu'un missile frôla l'hélicoptère. Le chaos régnait. Ces quinze combattants parvenaient à faire trembler la milice. Elle leur montrait qui elle était. Olympe. Guerrière. Puissante. Forte. Prête à tout.
Cent mètres.
Paquetage largué. Trop lourd. Elle attrapa le bras d'Henri et l'emporta dans sa cavale. Ses coéquipiers déjà installés dans l'engin déchargèrent toute leur puissance de feu pour les couvrir. L'engin quittait le sol. Ils partaient sans eux. Seraient-ils alors considérés comme des dommages collatéraux ? Hors de question. Sa famille de sang la hantait. Les revoir, les retrouver, les venger. Elle lâcha la main d'Henri, sprinta et bondit pour agripper Sébastien. À l'extérieur, Guillaume poussa ses fesses. Là voilà dans l'habitacle.
Deux mètres.
La machine s'envolait. Guillaume et Henri, seuls face à la puissance de feu de l'ennemi. Moins rapide, le médecin grimpa péniblement dans l'hélicoptère.
Quatre mètres.
Guillaume, toujours sur la terre ferme. Sébastien se pencha de toute sa longueur, tenu par les jambes par le reste de l'équipe. Sa voix se déchira dans un cri venant des abysses. Qu'il attrape ses mains ! Le capitaine recula et s'élança. Trop haut. L'oiseau de fer ne pouvait-il pas descendre ? Il n'y parviendrait pas. Impossible. Alors, des mains encerclèrent les avants bras du lieutenant de la BABYLON et un hurlement strident inonda l'air. Le gradé lâchage une de ses prises. Réflexe inoui, Marceau captura l'ancien gendarme et l'éleva à la seule force de ses bras. Incroyable.
L'habitacle pris pour cible, le MLF canardait les rescapés qui se faisait la belle. Une balle percuta le casque d'Olympe. Effrondrée, la voilà étendue hauteur de son capitaine inerte, paupières fermées. Sébastien remonta et les portes se refermèrent. Calme relatif.
— Guillaume. Ouvre les yeux.
Le vacarme assourdissant du moteur estompait le hurlement fracassant d'Olympe. Marceau leva alors ses mains tapissées de rouge. L'équipe se figea. D'où provenait tout ce sang ? Henri chercha, trouva et grimaça. Le dos.
Non. Pas lui.
Cassandre se leva et tapa l'épaule d'un des pilotes. L'arrivée était prévue dans moins de dix minutes. Il indiqua une trousse de secours. Sidérée, effrayée, Olympe, dont le coeur fut réparé par ces deux mois de stabilité, vrilla à nouveau. La peur s'engouffrait dans les fêlures. Incontrôlable. Déstabilisante. Justine agrippa la trousse et y extirpa une paire de ciseaux. La manche de veste découpée, elle serra le garot et tendit un cathéter à Olympe. Impossible de faire quoi que ce soit. Les tremblements dominaient tout son corps. Une tempête d'émotions la parcourait.
Calme toi bordel. Concentre toi et fais-le pour lui.
Courtes secondes. Respirations profondes. Faire le vide. Se maîtriser une dernière fois, pour lui, celui qui l'avait tant aidée. Paupières à nouveau ouvertes, la voilà focalisée sur la veine dans le pli du coude. Rien d'autre n'existait que cet objectif, cette nouvelle bataille pour la vie. Elle l'inséra du premier coup. Victoire ! Il fallait désormais tenter de compenser ses pertes sanguines effroyables. L'ancienne sage-femme ordonna à Justine de presser sur les poches pour qu'elles passent à toute vitesse. Henri fit l'état des lieux en hurlant.
— La balle n'est pas ressortie, je pense qu'une artère est touchée, il faut l'allonger correctement. Je dois à tout prix clamper ce putain de vaisseau. Sinon dans cinq minutes il est mort.
Sébastien donna l'ordre de le tourner avec douceur. L'équipe au complet s'occupa du corps inanimé de leur capitaine. Une pince s'enfonça dans la plaie. Sous l'effet de la douleur, Guillaume reprit conscience et se débattit. Le visage plaqué contre celui de son capitaine, Olympe lui somma de rester immobile. Il devait laisser travailler Henri, sinon il mourrait. L'homme leva alors la main en direction de son visage et le caressa. Main glacée. Un éclair, Louis, le parking. Non. Pas une seconde fois. Un frêle murmure.
— Je suis désolé Olympe. Tellement désolé de ne pas avoir eu le courage de te prévenir pour ta famille. Pardonne-moi. Je te savais forte, mais pas à ce point. Je voulais te protéger. Pardon.
Voulait-il qu'elle accepte ses excuses ? Certainement pas. Elle ne lui dirait pas ce qu'il voulait entendre. Il ne mourrait pas comme ça. Ses yeux la suppliaient, les siens l'inondaient de rage.
Lola informa le médecin, trois minutes avant atterrissage.
— J'ai réussi à clamper, mais…
L'océan de sang finit la phrase à sa place. Guillaume perdit alors connaissance, le visage livide. La folie s'empara d'Olympe, une nouvelle fois. Qui tuer cette fois-ci ? Ici, elle n'était pas seule comme sur le parking, non, ici, elle était entourée des siens.
L'hôpital, enfin. L'équipe médicale attendait que l'engin atterrisse, prête à prendre en charge le blessé. Quelques mètres, il devait tenir. Pourquoi cette guerre voulait à tout prix lui prendre tout ce qu'elle avait ? Le groupe bougea prudemment le corps inconscient de leur capitaine. Olympe se pencha à l'oreille du gendarme.
— Je t'interdis de partir. Je n'accepte pas tes excuses, tu m'entends ? J'exige que tu me les fasses en bonne et dûe forme, pas le dos fracassé par une balle ridicule et baignant pathétiquement dans ton sang à l'intérieur d'un hélicoptère où on entend qu'un mot sur deux putain. Pour qui tu te prends ? Ne pars pas. Ne m'abandonne pas, je ne te le pardonnerai jamais.
Elle souriait. Impossible d'en expliquer la raison. Elle avait déchargé son dernier accès de folie sur celui qui l'avait fait éclore. C'était son arme qu'elle avait agrippé pour se venger. C'était son numéro qui lui avait sauvé la vie. C'était son unité qui l'avait révélée. C'était son corps qui l'avait réveillée. Lui seul pouvait comprendre la portée de ses mots, elle le savait. Pourvu qu'il soit encore parmi eux pour les entendre.
Henri récapitula la situation dramatique. Le regard affolé des médecins devant le tsunami écarlate qui s'étalait sur ces combattants et dans l'habitacle de l'hélicoptère fit vriller Olympe. Elle bondit sur celui qui semblait en charge, Sébastien attrapa son bras, tentant de maintenir le fauve.
— S'il meurt sans que vous ayez tenté quoi que ce soit, je vous promets que je vous tue un par un. Cet homme nous a tous sauvés, il mérite que vous vous attardiez. Rien n'est perdu tant qu'on a pas tout tenté.
Le brancard dévala la cour, le bras de Guillaume ballant. Totalement hagard, le groupe, atone et couvert de sang, fut à son tour pris en charge.
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